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Billet de blog 26 juin 2023

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Pourquoi donc vouloir plus de mixité dans les écoles et les classes ?

Comment faire d’une plus grande mixité scolaire un objectif socialement partagé ? D’abord en comprenant pourquoi les parents craignent de voir leur enfant tiré « vers le bas »ou « vers ailleurs » au contact de l’Autre Différent. Mais en mettant ensuite en débat une question fondamentale : voulons-nous une société d’égalité des chances ou d’égalité de pouvoir ?

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Le mélange des publics dans les écoles est loin d’être une réalité. Pourtant, beaucoup d’enseignants et de parents se plaignent des trop grandes différences de niveau ou de comportement au sein des classes. En dépit de ces impressions, les faits sont là : la répartition des élèves entre classes est loin de correspondre à une distribution aléatoire. Dès l’enseignement maternel, les systèmes scolaires tendent au contraire à rassembler des élèves qui se ressemblent. C’est particulièrement le cas en Belgique francophone[i].

Certes, on ne sépare plus aujourd’hui les filles et les garçons, sauf dans les sections qualifiantes qui préparent à des professions genrées. De même, on observe depuis peu une lente diffusion des pratiques d’inclusion d’élèves jusqu’alors placés dans l’enseignement spécialisé. Mais sur d’autres plans, notamment socio-économique, la mixité reste une chimère. Plusieurs facteurs tendent à la limiter.

La mécanique de l’entre soi scolaire

Parmi eux, les règles de répartition des jeunes entre années d’étude. Ces règles ont précisément pour but de regrouper les élèves dont les acquis scolaires sont similaires. D’abord basée sur un critère d’âge, cette répartition s’affine au fil de la scolarité par le recours aux redoublements et réorientations. Le mot classe est d’ailleurs révélateur de cette recherche d’homogénéité des acquis scolaires : comme en zoologie ou en botanique, les classes sont là pour regrouper les ‘‘spécimens’’ partageant des traits communs (ici, leur capacité présumée à intégrer le programme annuel concocté pour eux)[ii].

Comme la réussite est corrélée à l’origine sociale[iii], ces règles contribuent à l’inégale répartition des élèves d’origines sociales différentes. Mais celle-ci est également le fruit de décisions parentales. Les choix de résidence constituent un premier filtre puisqu’ils sont en partie liés aux ressources économiques. Ces choix résidentiels ne suffisent pourtant pas à expliquer l’inégale répartition des publics scolaires, en particulier dans les espaces urbains où la densité des offres scolaires rend possibles des processus ségrégatifs qui ne doivent rien à la ségrégation résidentielle[iv].

Ces processus proprement scolaires découlent en partie de l’attention que portent la plupart des parents à la composition des publics scolaires. Ils savent que l’éducation de leur enfant ne dépend pas que du corps enseignant. Qu’elle tient aussi aux condisciples, à leur influence directe (via les interactions dans ou en dehors des cours) et indirecte (par les défis qu’impose la composition des publics aux éducateurs et enseignants, plus ou moins capables de les relever).

La crainte de voir son enfant tiré ‘’vers le bas’’ ou ‘’vers ailleurs’’

Conscients de ces influences, les parents redoutent que des classes ‘‘trop’’ mixtes tirent leur enfant ‘‘vers le bas’’ ou ‘‘vers ailleurs’’. ‘‘Vers le bas’’ parce qu’ils considèrent que les élèves moins aptes freinent l’acquisition des savoirs et compétences de leur enfant, l’empêchant d’accumuler les ressources selon eux indispensables pour accéder à ce qu’ils estiment être une ‘‘bonne place’’ dans la société. Cette crainte habite aussi une partie des familles que l’on dit populaires : certaines ne souhaitent pas voir leur enfant fréquenter les jeunes dont les parents de milieu populaire ne partageraient pas leurs ambitions d’ascension sociale.

L’autre crainte des parents est de voir leur enfant tiré ‘‘vers ailleurs’’. Même si beaucoup de pères et de mères souhaitent que leur enfant devienne progressivement maître de ses choix de vie, quasi tous veillent à contrôler les groupes qu’il fréquente. Ils craignent que des camarades inoculent des valeurs et des normes éloignées de celles qu’ils promeuvent. Pour l’éviter, le projet éducatif de l’école peut aider au tri, puisqu’il est susceptible d’attirer des familles partageant un même socle de valeurs. Mais les parents prennent surtout en compte la nature du public scolaire, en se basant sur des traits sociaux qu’ils pensent révélateurs de la proximité ou de la distance à leurs propres normes. Une telle méfiance à l’égard de l’Autre Différent ne touche pas que les classes moyennes ou supérieures : nombre de parents des classes populaires redoutent de perdre l’emprise sur leur enfant ou de le voir durablement blessé s’ils le mettent au contact de jeunes qui disposent d’atouts pour le subjuguer ou le dominer.

Quelle que soit leur position sociale, les parents partagent donc la crainte que de trop grandes différences tirent leurs enfants vers ailleurs ou vers le bas. Dès lors, même s’il est vrai que toutes les écoles et les classes sont relativement hétérogènes (tant sont nombreux les critères différenciant les êtres humains), cette double crainte parentale alimente la reproduction d’un entre soi scolaire.

Elle réduit aussi la probabilité que le projet d’une plus grande mixité scolaire soit socialement partagé. Concrétiser un tel projet implique donc de dépasser ces deux craintes. Pour ce faire, deux stratégies sont envisageables. L’une se garde de toucher aux finalités de l’école. L’autre les redéfinit en profondeur.

Vouloir la mixité des classes au nom de l’égalité des chances

Les promoteurs d’une plus grande mixité empruntent presque tous la première voie, et tentent surtout d’apaiser le premier type de crainte (être tiré vers le bas). Ils affirment qu’une plus grande mixité fera mieux réussir ceux qui ne réussissent pas, et ne pénalisera pas les autres. Mais bien des citoyens n’en sont pas convaincus, en dépit des données scientifiques[v]. Ils craignent que l’attention portée aux jeunes réputés faibles pénalise ceux qu’on dit forts, ou à tout le moins empêche ceux-ci d’aller plus vite plus loin.

Les promoteurs d’une plus grande mixité peinent aussi à apaiser l’autre crainte. Ils ont beau souligner que les différences réelles sont moindres que celles supposées sur la base des stéréotypes, beaucoup de parents ne croient pas vraiment que les équipes éducatives peuvent gérer les différences comportementales et rapprocher tous les élèves des valeurs et normes… qu’eux-mêmes privilégient.

Mais n’y a-t-il pas d’autres justifications pour fonder le projet d’une plus grande mixité des classes ? Des fondations plus solides, allant à la racine des peurs parentales ? Y répondant en profondeur plutôt qu’en surface ? Travaillant au changement de l’imaginaire éducatif dominant[vi] ? Proposant une autre quête que celle qui, aujourd’hui, nous retient collectivement dans ses rets ?

Pour l’heure, en effet, l’école est d’abord perçue – et utilisée – comme un outil d’accumulation de ressources cognitives (savoirs et compétences) et symboliques (diplômes) utiles pour la compétition sociale. Autrement dit : comme un instrument de puissance. Aux yeux de la majorité des parents, la réussite scolaire reste un facteur capital – bien que non exclusif – de réussite sociale. Pas étonnant qu’avec un tel imaginaire, la crainte du tirage vers le bas ou l’ailleurs leur fasse préférer l’entre soi à la mixité. Et que les politiques visant l’égalité se limitent à vouloir égaliser les chances d’accéder aux places inégales plutôt qu’à remettre en question l’inégalité des places et des pouvoirs.

Vouloir la mixité des classes au nom de l’égalité de pouvoir

C’est cet imaginaire que l’autre stratégie de légitimation de la mixité propose de remettre en question et d’interroger doublement : sur le sens qu’il y a à consacrer tant d’attention et d’effort à l’accumulation de puissance ; et sur la croyance qu’une telle accumulation est porteuse d’une liberté vraie, d’un réel pouvoir sur notre devenir personnel et notre histoire collective.

L’imaginaire que nous partageons nous enferme dans la recherche épuisante de la puissance individuelle et collective. Une recherche qui nous impose toujours davantage d’accélérer, performer, nous instrumentaliser. Nous lui sacrifions temps, effort et humanité. Parce que nous croyons que détenir de la puissance est nécessaire à une vie réussie : une vie où nous aurons pu vivre ce que nous désirons vivre[vii].

Nous voulons dès lors – ou acceptons – que les technologies élargissent sans cesse le champ des possibles. Nous voulons ou acceptons un système conçu pour maintenir ou accroître le niveau des richesses collectives. Et nous sommes chacun prêts à investir dans la quête de puissance individuelle, indispensable pour jouir de ce large éventail de possibles, inégalement disponible.

Nous acceptons de tels sacrifices, nous pensant libres quand nous pouvons exercer notre liberté de choix au gré de nos désirs, oubliant que ces désirs et ces choix sont largement conditionnés. Nous croyons en une liberté en trompe-l’œil, en quelque sorte, qui est loin d’un vrai pouvoir sur soi. Et qui, de surcroît, est très inégalement répartie.

Un travail de longue haleine

Nous ne voudrons vraiment une plus grande mixité dans les écoles que quand nous aurons remis la quête de puissance à sa juste place, au service d’un projet d’égal pouvoir de chacun sur lui-même et d’égale contribution de chacun au pouvoir collectif. Quand nous serons collectivement convaincus qu‘une société est bonne quand les places sont bien moins inégales, et le pouvoir bien plus égal. Quand nous voudrons vraiment l’égale (et vraie) liberté.

Nous verrons alors qu’une telle société implique des collectifs d’apprentissage où l’on apprend avant tout à assumer notre diversité dans l’égalité, à construire ensemble les règles qui garantissent cette égale liberté. Nous estimerons alors que les collectifs d’apprentissage doivent être hétérogènes, à l’image de notre société. Qu’ils doivent également se donner d’autres priorités d’apprentissage, d’autres méthodes d’éducation, et un autre profil d’éducateur.

Parvenir à changer de quête collective est, bien sûr, un travail de longue haleine. Mais il est urgent de travailler à long terme sur la diffusion sociale d’une nouvelle quête collective. Des forces critiques et innovantes travaillent déjà dans ce sens. Il faut les faire pénétrer bien plus dans la sphère éducative.

J’invite donc ceux qui luttent pour plus de mixité scolaire à la revendiquer et la traduire en actes avant tout parce qu’ils ont faim d’une société où les inégalités de pouvoir et de places seraient radicalement réduites. Parce qu’ils veulent changer les règles du jeu et pas seulement donner de meilleurs atouts à ceux que les règles du jeu actuelles désavantagent constamment.

Bernard Delvaux, sociologue de l’éducation, chercheur associé au Girsef (UCLouvain),

pour Carta Academica (https://www.cartaacademica.org/).

Les points de vue exprimés dans les chroniques de Carta Academica sont ceux de leur(s) auteur(s) et/ou autrice(s) ; ils n’engagent en rien les membres de Carta Academica, qui, entre eux d’ailleurs, ne pensent pas forcément la même chose. En parrainant la publication de ces chroniques, Carta Academica considère qu’elles contribuent à des débats sociétaux utiles. Des chroniques pourraient dès lors être publiées en réponse à d’autres. Carta Academica veille essentiellement à ce que les chroniques éditées reposent sur une démarche scientifique.

[i] Voir notamment Devleeshouwer P. & Danhier J. (2021), La ségrégation scolaire. Cas de la Communauté française de Belgique, in Fr. Lorcerie (dir.), Éducation et diversité. Les fondamentaux de l’action, Res Publica.

[ii] Même si subsistent (marginalement) des classes rassemblant des élèves inscrits dans des années d’étude différentes.

[iii] L’enquête PSA, notamment, montre combien les écarts de réussite entre les enfants issus des familles les plus pauvres et les plus riches sont particulièrement élevés en Belgique francophone, tout comme d’ailleurs en Flandre et en France. Voir Hirtt N. (2020), L’inégalité scolaire ultime vestige de la Belgique unitaire ? Une analyse statistique des causes de l’inégalité scolaire dans l’enseignement flamand et francophone belge, à partir des données de l’enquête PISA 2018, APED, rapport.

[iv] Voir notamment Delvaux B. & Serhadlioglu E. (2014), La ségrégation scolaire, reflet déformé de la ségrégation urbaine, Les Cahiers de recherche du Girsef, 100.

[v] Voir notamment Dupriez V. (2010), Séparer pour réussir? Les modalités de groupement des élèves, UNESCO.

[vi] Le concept d’imaginaire social mentionné dans ce texte fait référence aux travaux de Cornelius Castoriadis, et notamment à L’institution imaginaire de la société, Seuil, 1975.

[vii] Sur ces questions, voir notamment les travaux de Hartmut Rosa : Accélération, une critique sociale du temps (La Découverte, 2011) et Résonance. Une sociologie de la relation au monde (La Découverte, 2018).

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