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Billet de blog 28 novembre 2023

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Immigration et terrorisme : pour des politiques publiques fondées sur les preuves

Les attentats du mois dernier dans plusieurs pays d'Europe ont relancé les débats autour de l’immigration et du terrorisme. Ces débats s’appuient trop souvent sur des considérations politiques ou morales. Nous proposons un tour d’horizon des travaux de recherche sur le lien entre terrorisme et immigration, ainsi que sur l’efficacité des politiques publiques en la matière. Par Jais Adam-Troian.

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Les actes terroristes récents, faisant suite aux massacres commis par le Hamas le 7 octobre dernier, ont douloureusement rappelé aux Européens la nature transnationale du terrorisme islamiste, qui ne connait pas de frontières. Les attentats d’Arras, perpétrés par un jeune Russe le 13 octobre dernier, et celui de Bruxelles le 16 octobre 2023 commis par un homme d’origine tunisienne ont d’ailleurs ravivé les débats autour des notions de frontières, d’immigration, d’intégration et de leurs relations avec le terrorisme islamiste. Existe-t-il un lien entre immigration et terrorisme ? Si, oui quelles politiques publiques permettraient de prévenir et de lutter efficacement contre le terrorisme importé par l’immigration ?

Une approche scientifique du problème.

Afin d’y voir plus clair et de proposer des solutions efficaces, il nous faut aller au-delà des détails sordides de ces affaires, des émotions légitimes qu’elles suscitent auprès des opinions publiques, ainsi que des considérations partisanes qui s’en font l’écho. Durant les deux dernières décennies, les chercheurs en psychologie, économie, sciences politiques ont compilé des bases de données mondiales [1] recensant les caractéristiques (auteurs, méthodes, nombre de victimes…) de plus de 200 000 attentats ayant eu lieu depuis 1970, mené des milliers d’entretiens, d’enquêtes par questionnaire et d’études quantitatives sur des terroristes de mouvements de tous bords, politiques et religieux. Ceci afin de pouvoir extraire des régularités statistiques sur les liens entre immigration et terrorisme, ainsi que sur les effets positifs ou délétères des réponses étatiques à cette menace.

Le premier constat est qu’une augmentation de l’immigration ne se traduit pas automatiquement en une augmentation des actes terroristes [2]. Mais ce résultat n’est guère informatif en soi. En premier lieu, de quelle immigration parle-t-on ? L’immigration illégale étant complexe et difficile à quantifier, nous resterons sur l’immigration légale, de nature principalement économique. Ensuite, j’aborderai la question de l’impact des flux de réfugiés. Aussi, je me focaliserai autant que possible sur le terrorisme islamiste pour trois raisons. C’est, à l’heure actuelle, la forme de terrorisme la plus fréquente et la plus meurtrière sur le globe [3], mais surtout dans les pays occidentaux (suivie par le terrorisme d’extrême-droite) et celle qui constitue – d’après nos services de renseignements - la menace terroriste la plus immédiate pour nos sociétés [4]. Ces caractéristiques en tête, voici ce que l’on peut inférer des analyses réalisées à l’échelle des pays.

Flux migratoires et terrorisme : des liens extrêmement spécifiques

Premièrement, la composition démographique des flux migratoires a son importance. Une étude récente des flux migratoires dans 20 pays de l’OCDE entre 1980 et 2010émontre que l'immigration de personnes hautement qualifiées professionnellement réduit le risque de terrorisme - tout type de terrorisme confondus. Ceci s’explique par le fait que les migrants plus diplômés s'intègrent plus facilement dans les sociétés d’accueil via leur insertion sur le marché de l’emploi. Soulignons que la proportion d’hommes (vs. de femmes et enfants) au sein des flux n’a, quant à elle, pas d’effet significatif sur la probabilité d’attentats ultérieurs dans les pays d’accueil. Toujours selon cette même étude, le volume des flux en provenance de pays musulmans n'est pas systématiquement associé à davantage de terrorisme dans les pays d'accueil.

Certaines études démontrent un effet important du contexte des pays d'origine des migrants. Une analyse des flux migratoires de 145 pays entre 1970 et 2000 [6] montre que les volumes des flux en provenance de pays en conflit sont effectivement un vecteur important de diffusion du terrorisme, par un effet de contagion via les réseaux des diasporas pouvant être exploités par les organisations terroristes. Ainsi, il est possible de conclure que les flux en provenance des pays musulmans ne mènent à une augmentation des attentats dans les pays d’accueil que dans la mesure où ils sont surreprésentés parmi les pays étant touchés par des conflits armés internes ou inter-états. La présence de guerres civiles, conflits étatiques ou de terrorisme intérieur au sein des pays d’origine – et non pas la religion – constitue ici le facteur déterminant.

Finalement, les contextes des pays d’accueil ont aussi leur importance.  Ainsi, une étude datant de 2020 et portant sur les statistiques issues de 32 pays de l’OCDE entre 1980 et 2010 [7] démontre que la proximité culturelle entre le pays d'origine et le pays de destination des migrants réduit la probabilité d’attentats ultérieurs. Ce phénomène s’explique par le fait que partager des conceptions et des représentations du monde relativement similaires peut faciliter l'intégration des immigrés et réduire les facteurs qui peuvent inciter à s'engager dans des actes terroristes à l’encontre du pays d'accueil.

Quid des populations réfugiées ?

Ces quelques éléments nous permettent aussi de comprendre l’impact que peuvent avoir les populations réfugiées sur le risque de terrorisme. Les profils de réfugiés cumulent en effet les facteurs de risque cités ci-dessus : niveau de qualification moins élevé, provenance plus probable de pays en conflit, exil contraint vers des pays d’accueil ayant parfois des valeurs radicalement différentes. À cela s’ajoute la prédation des organisations terroristes dans les camps de réfugiés. Et pourtant, malgré le cumul de ces caractéristiques problématiques, les études montrent que les flux de réfugiés n’alimentent le terrorisme de manière significative que dans les pays hors OCDE [8]. Ceci est dû au fait que les pays plus riches et avec des États-providence plus développés (tels que ceux de l’OCDE) sont généralement plus accueillants envers les immigrés [9], qui y sont donc mieux traités en moyenne. 

Ces résultats sont corroborés par les données issues d’enquêtes par questionnaires menées dans différents pays. Ainsi, des études sur échantillons représentatifs de réfugiés syriens vivant au Liban, en Irak, en Turquie et en Jordanie [10] montrent que les Syriens ayant l’intention de migrer vers les pays occidentaux rapportent les attitudes les moins islamistes et extrémistes de leur groupe. En outre, une synthèse de toutes les recherches [11] sur les facteurs de risque de radicalisation dans le monde effectuée en 2021 et portant sur 206 études, a cherché à quantifier la différence dans les attitudes radicales (ex : soutien à la violence en politique) entre immigrés de première ou de seconde génération et non-immigrés. Chez les immigrés ces attitudes n’étaient en moyenne plus élevées que de… 3,7%.

Quelles implications pour nos politiques de gestion de l’immigration ?

En nous offrant une compréhension précise des facteurs de risque et de protection contre le terrorisme, ces recherches nous permettent d’envisager des solutions plus efficaces. Tout d’abord, il est clair qu’augmenter les budgets et les capacités opérationnelles de nos agences de renseignement et administrations judiciaires dédiées à la gestion de l’immigration permettrait de mieux repérer, cibler et déporter les individus à risque établis parmi l’ensemble des personnes au sein des populations migrantes dans l’Union Européenne. Les recherches montrent d’ailleurs que le nombre d’arrestations et de condamnations (et non la longueur des peines) [12] pour terrorisme dans les pays de l’UE a aussi un effet dissuasif robuste sur la probabilité d’attentats futurs.

Il est aussi possible que des politiques d’immigration plus strictes (comme la réduction du nombre de visas délivrés ou un processus de candidature plus contraignant) visant principalement les ressortissants des pays d’origine à risque puissent être efficaces, mais dans une mesure limitée. En effet, des travaux d’évaluation récents [13] suggèrent que les bénéfices de ce type de mesures ne seraient visibles que parmi les pays de l’OCDE ayant des mécanismes de contrôle de l’immigration particulièrement peu exigeants. Outre cette efficacité relative, il peut exister un risque d’effet « rebond » (augmentation paradoxale du terrorisme) dû à une pression potentiellement perçue comme injuste ou discriminatoire. Selon ces mêmes travaux, un effet rebond des politiques migratoires plus strictes apparait dans les pays où la proportion d’immigrés dans la population est faible, et/ou parmi les immigrés de flux à faible risque de terrorisme.

Enfin, d’autres analyses préconisent des politiques d’immigration focalisées sur l’intégration des nouveaux arrivants comme antidote au terrorisme. Un système de visa à points pour les immigrés économiques, par exemple, favorisant les travailleurs qualifiés [14] en provenance des pays en développement, pourrait être bénéfique. Tout comme les politiques incitatives d’apprentissage de la langue du pays d’accueil [15] et de lutte contre les discriminations à l’emploi et au logement [16]. Aussi, la transformation (et non pas la suppression) des dispositifs d’aides sociales en revenus « actifs » (ex : complément de salaire) [17] plutôt que passifs permettrait de diminuer le risque terroriste via une insertion sur le marché de l’emploi. Les revenus actifs favorisent en effet une mixité avec les natifs et une exposition à la culture du pays d’accueil plus importantes. Soulignons que le rejet des normes sociales et culturelles d’une société est l’un des terreaux psychologiques fertiles des processus de radicalisation [18].

Les politiques de lutte contre le terrorisme doivent être fondées sur les preuves

Comme nous l’avons vu, on peut déceler un lien entre terrorisme et immigration. Mais loin des idées préconçues et des raccourcis politiciens, ce lien ne s’observe que dans des contextes extrêmement circonscrits. Les constats issus de ces travaux scientifiques sont clairs : en matière de lutte contre le terrorisme, il faut être chirurgical et se baser sur les données les plus récentes. Une erreur de ciblage, une politique injuste ou non-conforme avec nos principes démocratiques constituent potentiellement des remèdes plus néfastes que le mal qu’ils sont supposés soigner. Être efficace est un devoir afin de protéger nos concitoyens contre le renouveau du terrorisme islamiste. Mais ce devoir d’efficacité est également crucial pour les immigrés eux-mêmes, pris entre deux étaux : victimes eux aussi des attentats islamistes, mais également des groupes d’extrême-droite [19] que les attentats à répétition radicalisent au fil du temps [20].

Jais Adam-Troian, docteur en psychologie et enseignant-chercheur à l’université Heriot-Watt de Dubai, pour Carta Academica (https://www.cartaacademica.org/).

Les points de vue exprimés dans les chroniques de Carta Academica sont ceux de leur(s) auteur(s) et/ou autrice(s) ; ils n’engagent en rien les membres de Carta Academica, qui, entre eux d’ailleurs, ne pensent pas forcément la même chose. En parrainant la publication de ces chroniques, Carta Academica considère qu’elles contribuent à des débats sociétaux utiles. Des chroniques pourraient dès lors être publiées en réponse à d’autres. Carta Academica veille essentiellement à ce que les chroniques éditées reposent sur une démarche scientifique.

Bibliographie

[1] https://www.start.umd.edu/gtd/

[2] Helbling, M., & Meierrieks, D. (2022). Terrorism and migration: An overview. British Journal of Political Science52(2), 977-996. https://www.cambridge.org/core/journals/british-journal-of-political-science/article/terrorism-and-migration-an-overview/2D92D099D870D7D8E606C39E683D3E89

[3] Jasko, K., LaFree, G., Piazza, J., & Becker, M. H. (2022). A comparison of political violence by left-wing, right-wing, and Islamist extremists in the United States and the world. Proceedings of the National Academy of Sciences119(30), e2122593119. https://www.pnas.org/doi/abs/10.1073/pnas.2122593119

[4] https://www.lemonde.fr/societe/article/2023/07/09/djihadisme-ultradroite-et-ultragauche-l-appel-a-la-vigilance-du-patron-de-la-dgsi_6181180_3224.html

[5] Dreher, A., Gassebner, M., & Schaudt, P. (2020). The effect of migration on terror: Made at home or imported from abroad? Canadian Journal of Economics/Revue canadienne d'économique53(4), 1703-1744. https://onlinelibrary.wiley.com/doi/full/10.1111/caje.12469

[6] Bove, V., & Böhmelt, T. (2016). Does immigration induce terrorism?. The Journal of Politics78(2), 572-588. https://www.journals.uchicago.edu/doi/abs/10.1086/684679

[7] Böhmelt, T., & Bove, V. (2020). Does cultural proximity contain terrorism diffusion?. Journal of peace research57(2), 251-264. https://journals.sagepub.com/doi/full/10.1177/0022343319864425?casa_token=xO146bpjB8cAAAAA%3A8LgCXSgK8zHgvalGWoxGEr-wn_nEKsCpgFsqhOwzeKsfxYkPf9-kPttkDNDl1X3ZNhmIz5Pwgg

[8] Polo, S. M., & Wucherpfennig, J. (2022). Trojan horse, copycat, or scapegoat? Unpacking the refugees-terrorism nexus. The Journal of Politics84(1), 33-49. https://www.journals.uchicago.edu/doi/abs/10.1086/714926

[9] Solano, G., & De Coninck, D. (2023). Explaining migrant integration policies: A comparative study across 56 countries. Migration Studies11(1), 75-102. https://academic.oup.com/migration/article-abstract/11/1/75/6762054

[10] Jasko, K., Webber, D., Molinario, E., Kruglanski, A. W., & Touchton-Leonard, K. (2021). Ideological Extremism Among Syrian Refugees Is Negatively Related to Intentions to Migrate to the West. Psychological Science32(9), 1362-1374. https://journals.sagepub.com/doi/full/10.1177/0956797621996668

[11] Wolfowicz, M., Litmanovitz, Y., Weisburd, D., & Hasisi, B. (2021). Cognitive and behavioral radicalization: A systematic review of the putative risk and protective factors. Campbell Systematic Reviews17(3), e1174. https://onlinelibrary.wiley.com/doi/full/10.1002/cl2.1174

[12] Wolfowicz, M., Campedelli, G. M., Seaward, A., & Gill, P. (2023). Arrests and convictions but not sentence length deter terrorism in 28 European Union member states. Nature Human Behaviour, 1-12. https://www.nature.com/articles/s41562-023-01695-6

[13] Böhmelt, T., & Bove, V. (2020). How migration policies moderate the diffusion of terrorism. European Journal of Political Research59(1), 160-181. https://ejpr.onlinelibrary.wiley.com/doi/full/10.1111/1475-6765.12339?casa_token=NLJFZAUl6esAAAAA%3AdQ5T0Z_faGJ4d9zv0QsTHUKnCMJg_3kIYCYmSJ3yE6yuYD-6FUmSj_kDdAfJzykc2tFva4jlNXI

[14] Bandyopadhyay, S., & Sandler, T. (2014). Immigration policy and counterterrorism. Journal of Public Economics110, 112-123. https://www.sciencedirect.com/science/article/pii/S0047272713002557

[15] Fouka, V. (2020). What Works for Immigrant Integration? Lessons from the Americanization Movement. Unpublished manuscript. https://www.semanticscholar.org/paper/What-Works-for-Immigrant-Integration-Lessons-from-Fouka/7413e988e69946f763e00641c336cf05a26ce0d1

[16] Adam-Troian, Jais. "The French (non) Connection: A Closer Look at the Role of Secularism and Socio-Educational Disparities on Domestic Islamist Radicalization in France." Journal for Deradicalization 24 (2021): 39-66. https://journals.sfu.ca/jd/index.php/jd/article/view/491

[17] Gouda, M., & Marktanner, M. (2022). Social welfare and ISIS foreign fighters. European Journal on Criminal Policy and Research28(2), 297-326. https://link.springer.com/article/10.1007/s10610-021-09485-4

[18] Adam-Troian, J., Bonetto, E., Araujo, M., Baidada, O., Celebi, E., Dono Martin, M., Eadeh, F., Godefroidt, A., Halabi, S., Mahfud, Y., Varet, F., & Yurtbakan, T. (2020). Positive associations between anomia and intentions to engage in political violence: Cross-cultural evidence from four countries. Peace and Conflict: Journal of Peace Psychology, 26(2), 217–223. https://psycnet.apa.org/record/2019-17449-001

[19] Braun R and Koopmans R (2010) The diffusion of ethnic violence in Germany: the role of social similarity. European Sociological Review 26, 111–123. https://papers.ssrn.com/sol3/papers.cfm?abstract_id=1548302

[20] Godefroidt, A. (2023). How terrorism does (and does not) affect citizens’ political attitudes: a meta‐analysis. American Journal of Political Science67(1), 22-38. https://onlinelibrary.wiley.com/doi/full/10.1111/ajps.12692

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