Nombreux sont les défis qui se posent aujourd’hui aux enseignants du supérieur, entre auditoires massifiés, définancement des établissements, précarisation croissante des étudiants et des enseignants. Sans oublier l’intelligence artificielle générative qui rebat les cartes, redéfinit les territoires, rend obsolètes des pratiques, des individus. Entre fascination, sidération ou rejet total, les enseignants réinterrogent les tâches qu’ils prescrivent à leurs étudiants et certains envisagent de renoncer tout bonnement à les faire lire ou écrire. Pourquoi s’échiner à corriger des travaux produits par une machine ?
Lire, écrire : des actes nécessaires
Depuis longtemps, des spécialistes issus de disciplines diverses mettent en avant ce que l’écrit rend possible et non l’oral. Ainsi, pour le psychologue russe Lev Vygotski, le langage écrit est plus abstrait (on écrit pour un interlocuteur absent), plus complexe (rien ne doit être flou ou approximatif), plus conscient que le langage oral. Les anthropologues ne sont pas en reste. Dans La raison graphique, Jack Goody l’affirme : l’écrit engendre abstraction et décontextualisation. L’écrit donne une forme permanente qui libère la mémoire et permet des opérations de réexamen, de manipulations. David Olson embraie dans L’univers de l’écrit : lecture et écriture nous font passer d’une pensée sur les choses à une pensée sur les représentations des choses, donc à une pensée sur la pensée. L’écriture est magique, car elle a une fonction épistémologique : grâce à elle, nous regardons différemment ce que nous avons écrit. Dès lors, voulons-nous et pouvons-nous priver nos étudiants de ces fonctions majeures ?
Lire, écrire, parler : des actes complexes
Quand on parle d’écrit ou d’oral, de quoi parlons-nous exactement ? Des travaux actuels défendent une conception pluridimensionnelle des pratiques langagières. Ainsi, quand il mobilise l’écrit ou l’oral, l’individu convoque en fait simultanément des savoirs, des procédures, des attitudes, des représentations, des affects, des sensations, des images de soi et d’autrui… En effet, il faut savoir de quoi on parle, connaitre les particularités du genre de discours dans lequel on s’inscrit, savoir comment brouillonner ou réviser un texte, se penser compétent, être motivé, se figurer son interlocuteur… Ceci montre la complexité des actes en jeu et des paramètres à prendre en compte.
De surcroit, selon le sociologue Bernard Lahire, quand le sujet lit, écrit ou parle, il croise toutes les expériences langagières cristallisées depuis la prime enfance avec les contraintes propres au contexte toujours spécifique dans lequel il agit. Il faut donc chercher à cerner les parcours des acteurs, tous les parcours ne préparant pas également à affronter des exigences langagières complexes. Cela implique aussi de mettre au jour les particularités langagières du contexte dans lequel le sujet mobilise l’écrit et/ou l’oral. On ne lit pas en médecine comme on lit en philosophie, on n’écrit pas dans le bachelier comme au doctorat. La discipline colore profondément les discours et les pratiques associées. Dès 1964, les sociologues Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron le revendiquent : l’université doit enseigner aux étudiants les formes complexes de discours qui lui sont propres. Par conséquent, comme enseignants, que savons-nous de nos étudiants, des spécificités des discours de notre discipline, que faisons-nous chacun pour y initier nos étudiants ?
L’université, un univers saturé de discours
Ailleurs, avec un collectif d’enseignants-chercheurs, nous avons montré que si l’université est souvent dépeinte comme l’univers de l’écrit par excellence, s’y déploient en outre des pratiques orales massives : du cours magistral au colloque, de l’exposé à la défense de mémoire. En définitive, écrit comme oral permettent de (co)construire et de diffuser les savoirs scientifiques. Ils sont les leviers et les témoins de leur processus d’élaboration. Foncièrement distincts quant à leur nature, écrit et oral s’articulent constamment. À l’université, dès qu’il y a de l’oral, il y a de l’écrit, qui l’anticipe (le plan), l’accompagne (le diaporama) et le prolonge (l’article issu d’une conférence). Et l’inverse est tout aussi vrai. L’oral universitaire n’est pas plus simple que le versant écrit, il n’est pas forcément mieux maitrisé et il exige lui aussi un accompagnement spécifique. Pouvons-nous réellement renoncer à inciter nos étudiants à produire des pratiques langagières qui sont profondément constitutives de l’enseignement et de la recherche dans le supérieur ?
Une numérisation de l’université
L’enquête « Les jeunes Français et la lecture en 2024 » révèle notamment que les jeunes passent dix fois plus de temps sur les écrans qu’à lire des livres. Toutefois, dans une enquête récente menée dans trois universités belges, Renaud Maes et moi avons montré que beaucoup d’étudiants voyaient dans la lecture un précieux refuge loin des écrans.
De plus, comme l’expliquent Bertrand Daunay et Cédric Fluckiger, la diffusion des technologies numériques a davantage développé le temps de lecture dans nos sociétés occidentales que l’invention de l’imprimerie. Même si le numérique s’oppose à une lecture linéaire et sélective : il encourage le vagabondage, la fragmentation, ce qui modifie et complexifie encore la lecture. De surcroit, Cédric Fluckiger nous invite à ne pas fantasmer la culture numérique des jeunes. S’ils excellent dans les usages relationnels, ils disposent parfois de compétences techniques bien limitées, ils peinent à conceptualiser et verbaliser leurs pratiques. Jean-Noël Lafargue parle de digital naïves, loin des digital natives imaginés.
De la même façon, aux États-Unis, Alice Horning estime qu’une majorité d’étudiants américains peinent à lire de façon critique ds documents en ligne. Ainsi, ils ne repèrent pas la dimension satirique d’un site ou son parti-pris politique, ils peinent à en évaluer la qualité. Selon elle, 50 % des étudiants américains ne disposent pas des compétences en littératie critique pour travailler à l’université, quel que soit le domaine.
Des enjeux politiques
Ces constats inquiètent Alice Horning quant à la compréhension du monde dont font preuve les étudiants. Et la chercheuse d’insister sur la dimension profondément citoyenne, politique inhérente à la lecture. Nous y voici. Lire, mais aussi écrire, parler, renvoient à des enjeux éminemment politiques, à fortiori pour des universitaires supposés disposer de solides compétences en la matière. Umberto Eco identifie 14 signes pour reconnaitre le fascisme : le rejet de la pensée critique et l’usage d’une langue appauvrie en font partie. L’investiture récente de Trump a permis de mettre des visages, une idéologie, des gestes aussi, sur ces réseaux sociaux dérégulés, ces algorithmes puissants, ces intelligences artificielles opaques. Ses tentatives pour museler la recherche américaine montrent que la recherche est nécessairement politique.
Par conséquent, loin de renoncer à faire lire, écrire ou parler nos étudiants, il nous faut au contraire multiplier nos efforts pour leur apprendre à (se)(trans)former comme homo académicus, comme citoyens critiques et émancipés, par l’entremise d’artéfacts écrits et de discours oraux, avec et contre le numérique. Les écueils sont nombreux, mais les leviers existent. Depuis 1998, de nombreuses études francophones, belges notamment, analysent les pratiques langagières universitaires. Plus récemment, avec un vaste collectif international, nous avons formalisé des constats et des pistes d’actions dans un triptyque. Puissent nos travaux soutenir les collègues.
Caroline Scheepers, UCLouvain Saint-Louis Bruxelles, pour Carta Academica (https://www.cartaacademica.org/).
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