Lorsqu’au terme d’une quatrième réforme de l’État en 1993, la Belgique devient officiellement un État fédéral, il est convenu que dorénavant, chaque entité fédérée dispose des compétences internationales liées à ses compétences internes. Il est donc possible pour les Communautés et les Régions de jouer un rôle international. Une révolution ! Suivent une série d’accords de coopération[1] entre l’État fédéral et les entités fédérées, parmi lesquels l’accord du 8 mars 1994 sur la participation des Communautés et des Régions au Conseil de l’Union. Dorénavant, les ministres régionaux et communautaires peuvent représenter la Belgique au Conseil et les décisions sont prises lors d’une concertation hebdomadaire organisée à la Direction générale Affaires européennes (DGE) des Affaires étrangères belges, par consensus. En cas de difficulté pour parvenir à un accord, la question remonte à la conférence interministérielle de Politique étrangère. Si le désaccord interne persiste, la Belgique s’abstient.
Dans les années 1990, une période où les compétences des entités fédérées sont moins nombreuses et où celles de l’UE sont plus restreintes, la situation ne pose pas de problème. En général, Flandre, Bruxelles et Wallonie parviennent à des compromis. Mais quid trente ans plus tard, dans un fédéralisme plus poussé et combiné à une intervention accrue de l’Union dans divers domaines, alors que les majorités gouvernementales divergent fréquemment au Nord et au Sud du pays ? L’accord de coopération de 1994 est-il toujours adapté ? En 2020, le gouvernement De Croo a inscrit sa révision dans son accord de gouvernement. Un groupe de travail est mis en place, mais les résultats se font attendre. Aujourd’hui, le gouvernement De Wever persiste : il faut revoir cet accord.
L’objectif du nouveau gouvernement
Le récent accord de gouvernement De Wever[2] prévoit d’actualiser les accords de coopération de 1994 en matière de politique étrangère, y compris « en ce qui concerne la concertation et la représentation dans le cadre de l’Union européenne, du Conseil européen, du Conseil des ministres et des organisations internationales concernées. (…) Les mécanismes de coordination existants gérés par les Affaires étrangères seront maintenus ». L’efficacité doit en être renforcée, notamment via un investissement croissant dans ces structures de coordination. Il est aussi prévu de « rendre le fonctionnement de la conférence interministérielle de Politique étrangère plus actif et plus dynamique ».
Il est vrai qu’il n’est pas si rare de voir la Belgique s’abstenir au Conseil des ministres de l’UE. Le « pays du compromis » a mené une bonne Présidence du Conseil en 2024 selon les experts[3], mais on ne peut ignorer certaines difficultés. Par exemple, dans le vote complexe sur le règlement UE n°2024/1991 relatif à la restauration de la nature, la Belgique s’est abstenue, et c’est le ralliement in extremis de l’Autriche qui a permis à ce règlement de passer le cap du Conseil des ministres. En cause, une absence de consensus entre les gouvernements régionaux belges. Or dans le vote à majorité qualifiée, s’abstenir c’est prendre position : en ne votant pas pour le projet, la Belgique a indirectement soutenu le camp des opposants au règlement. Une situation similaire pourrait se présenter sur l’accord de libre-échange UE-Mercosur.
Le « joint-decision trap » du fédéralisme belge : un piège difficile à éviter
Évoqué dans l’accord de gouvernement de 2025, le joint-decision trap est un concept qui explique les blocages dans les systèmes caractérisés par une négociation entre gouvernements où la décision se prend à l’unanimité. Dans ces situations, le résultat obtenu est généralement sous-optimal, voire complètement bloqué[4]. Il n’est pas réservé à la seule politique européenne de la Belgique où le principe de toutes les conférences interministérielles repose sur ce type de prise de décision. Par conséquent, si un seul des gouvernements s’oppose à l’accord, il peut tout bloquer et au niveau européen, cela se traduit généralement par l’abstention de la Belgique. Une démission diplomatique ? Déjà au début des années 1990, le recours à l’abstention était critiqué. Peu naturel, il n’est pas gage de confiance pour les partenaires européens, qui y décèlent des difficultés internes. Il n’est pas neutre, correspondant à un « oui » quand la procédure requiert l’unanimité, et à un « non » quand il s’agit d’une majorité qualifiée.
Comment éviter ce piège ? Bien qu’il l’évoque, le gouvernement actuel ne propose pas de solution claire et espère que la constitution de « coalitions miroirs »[5] dans les différents gouvernements favorisera le consensus. Une solution possible, mais temporaire et pas indéfectible. Le principal problème de la Belgique sur ces questions repose sur son fédéralisme « dualiste » (chaque entité fédérée est autonome et les interactions entre les partenaires sont plus rares et optionnelles) et compétitif. Des procédures plus coopératives, existant dans d’autres États fédéraux, pourraient offrir des pistes de solution à ce problème.
La suppression du Sénat, une bonne idée ?
Pour éviter les abstentions au niveau européen, le mécanisme actuel doit être amélioré. L’option du split vote (un vote différent par entité fédérée au Conseil de l’Union) semble peu réalisable compte tenu des traités européens. Par contre, la conférence interministérielle, instance d’appel en cas de difficultés pour parvenir à un consensus à la DGE, pourrait être plus sollicitée lorsque des divergences apparaissent entre les positions des entités fédérées. En ce sens, l’idée du nouveau gouvernement évoquée ci-dessus semble positive : elle permet d’alerter les ministres sur l’importance de certains enjeux et favorise le compromis. Mais cette situation n’empêchera pas tous les blocages.
Une autre piste, apparemment exclue par les négociateurs, est celle du Sénat. Alors que sa suppression est annoncée, cette institution pourrait être un lieu de négociation politique entre les entités fédérées, qui la composeraient sur le modèle du Bundesrat allemand. Imaginons un Sénat composé de représentants des Communautés et des Régions, qui serait saisi lors de difficultés surgissant dans les négociations entre les gouvernements. Les décisions sur certaines questions européennes pourraient y être prises selon une procédure de vote à définir[6]. Ne serait-ce pas une solution plus démocratique et moins opaque que les négociations à huis clos entre (représentants des) ministres ? Cette réforme nécessiterait une révision constitutionnelle, mais assurerait un mécanisme plus transparent et possiblement moins polarisé entre les entités fédérées. Elle ne règlerait pas toutes les situations, mais donnerait un rôle à chaque parti (et pas uniquement à la majorité gouvernementale) et favoriserait le débat démocratique. La Belgique pourrait-elle passer d’un fédéralisme dualiste à un fédéralisme plus coopératif ? Certains mécanismes similaires existent déjà, comme le Comité de concertation (« Codeco ») ou les accords de coopération. Ce ne serait donc qu’une nouvelle avancée en ce sens.
D’autres enjeux concernent la révision des accords de coopération de 1994 au niveau européen : la Flandre souhaiterait participer de plein droit aux Sommets européens, et une nouvelle représentation belge aux Conseils des ministres européens est sur la table dans certains secteurs. Là aussi, des renégociations s’avèrent nécessaires pour adapter l’accord de 1994 à la réalité actuelle. On en discute en coulisses. Nous verrons si, cette fois, le nouveau gouvernement trouvera des solutions à ces questions sensibles.
Xavier Dabe, doctorant en histoire à l’UCLouvain – Saint-Louis Bruxelles, pour Carta Academica (https://www.cartaacademica.org/).
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[1] Un accord de coopération est une sorte de traité entre plusieurs gouvernements belges.
[2]https://www.belgium.be/sites/default/files/resources/publication/files/Accord_gouvernemental-Bart_De_Wever_fr.pdf
[3] De brouwer J.-L., “Belgium’s Council Presidency: Reviewing a Remarkably Stimulating Six Months”, in Institut Egmont, 6 août 2024. (https://www.egmontinstitute.be/belgiums-council-presidency-reviewing-a-remarkably-stimulating-six-months/)
[4] Sur ce sujet : Scharpf F., “The Joint-Decision Trap: Lessons from German Federalism and European Integration”, in Public Administration, 66/3, 1988, p. 239-278.
[5] Il s’agit de coalitions regroupant les mêmes partis politiques dans les différents gouvernements belges.
[6] Sur la composition et les pouvoirs d’un Sénat de ce type, voir les réflexions dans : Vandenbosch S., Miny X. et Romainville C., « Le Sénat de Belgique : une institution en quête de repères », in Wirtgen A., 30ans de fédérlaisme, Bruges, Die Keure – la Charte, 2024, p. 1-35.