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Billet de blog 31 octobre 2024

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Représentations de l’autre et « guerres existentielles »

Un an après les attaques du Hamas le 7 octobre 2023, et du déclenchement de l’offensive sur Gaza, les discours sur le droit de se défendre pour la préservation existentielle s’accompagnent d’images s’articulant autour du paradigme de concurrence victimaire. Comment lire ce conflit aujourd’hui à travers l’histoire de la représentation de l’autre ? Par Jihane Sfeir

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Pour beaucoup, l’État hébreu est regardé et promu comme étant la victime et le héros-défenseur des valeurs morales de l’Occident éclairé. Un narratif forgé par la culpabilité de l’Europe vis-à-vis des communautés juives persécutées et de la Shoah, et consolidé par des mythes bibliques fondateurs[1] tels qu’une terre sans peuple pour un peuple sans terre ou celui de David contre Goliath. Autant de mythes forgeant l’image du peuple juif victime martyr et héros dans son combat existentiel. Comment lire ces représentations et comment saisir leurs évolutions afin de mieux les interpréter ? 

Héros et victimes

La temporalité historique du Moyen-Orient est rythmée par les guerres entre Israël et ses voisins depuis sa création en 1948 jusqu’à nos jours. Et l’image qui a souvent été véhiculée en Occident fut celle du mythe de David contre Goliath, celle du jeune État hébreu menacé par le géant arabe. La guerre de juin 1967 consacre ce récit, démontrant la capacité du petit État à défaire les armées jordaniennes, syriennes, irakiennes et égyptiennes en seulement six jours. La défaite, appelée Naksa, marque l’échec du projet panarabe de Nasser pour libérer la Palestine. Un an plus tard, l’image se renverse avec la victoire de la bataille de Karameh qui eut lieu le 21 mars 1968, menée par les fédayins du Fatah (OLP) sur la frontière jordanienne. La guérilla palestinienne réussit durant cette bataille à battre une armée réputée infaillible et renverse le paradigme où le David devient le palestinien qui fait basculer le Goliath israélien. Une victoire autant politique que symbolique[2], consacrant l’image héroïque des fédayins rétablissant la fierté bafouée du monde arabe.

Avec l’invasion du Liban en 1982 par l’armée israélienne et les massacres des camps palestiniens de Sabra et Chatila, où près de 3500 réfugiés furent tués par les Forces Libanaises encadrées et assistées par l’armée israélienne alors commandée par Ariel Sharon, c’est l’image victimaire des Palestiniens qui s’impose et pèse dans le conflit. Ce massacre a été un choc immense provoquant l’indignation dans le monde entier y compris à Tel Aviv où pour la première fois, des manifestations monstres réclament la démission de Sharon et du premier ministre Begin. Le narratif du peuple israélien persécuté et menacé est désormais entaché par le sang des réfugiés palestiniens victimes du conflit.

Le deuxième événement historique qui fait basculer le regard est le déclenchement de l’intifada de 1987, avec le soulèvement des civils palestiniens dans les territoires occupés contre l’armée occupante. L’image des enfants lançant des pierres avec leur frondes contre des chars Merkavas, renvoie à des millions de téléspectateurs en Occident une représentation inversée du mythe où l’enfant frondeur palestinien devient le David qui fait face aux chars de combat incarnant le géant Goliath. Désormais, Israël avec son armée classée parmi les premières au monde apparaît comme une puissance occupante et ségrégationniste. 

L’échec de la paix 

Les années 1990 apportent un semblant de paix avec les accords d’Oslo et le retour de l’OLP en Cisjordanie et à Gaza. Mais, très vite les tensions reviennent avec l’assassinat de Rabin en 1995, la construction du mur, l’implantation des colonies et la montée du Hamas à Gaza. Ces tensions culminent en 2000 avec le déclenchement de la deuxième intifada palestinienne à la suite de la visite d’Ariel Sharon sur l’esplanade des Mosquées. Une intifada qui inaugure une période d’attentats de la part du Hamas et du Jihad islamique, ainsi que de frappes aériennes, de démolitions, de zones interdites et de couvre-feux de la part des Israéliens. Le récit biblique du peuple hébraïque menacé reprend le dessus et les images des civils israéliens assassinés renvoient aussi à la fracture provoquée par les attentats des deux tours à New York le 11 septembre 2001. Les actes terroristes revendiqués par al Qaeda ou l’État islamique à Madrid (2004), Londres (2005), Paris et Bruxelles (2015/2016), frappent l’Occident dans ses capitales et transforment le regard des Occidentaux à l’égard du monde musulman en général et de la question palestinienne en particulier. La fracture est palpable, les sociétés sont divisées et les opinions polarisées. Pour les néo-conservateurs, la prophétie Huntingtonienne[3] se concrétise au Moyen-Orient avec l’invasion irakienne, la guerre en Afghanistan, la guerre en Syrie et prend tout son sens dans le conflit israélo-palestinien. Tout au long de ces dernières années, Israël va se positionner comme le gardien des valeurs morales du monde occidental contre le terrorisme islamiste, rassemblant autour de sa cause les fervents défenseurs de l’Europe aux racines judéo-chrétiennes et les partis d’extrême-droite européens.  

Anéantir l’autre pour exister

Avec les attaques du 7 octobre 2023 et la prise d’otages par le Hamas, l’image du peuple juif martyr et menacé d’existence émeut la communauté internationale et légitime le droit d’Israël à se défendre. Dès lors, le gouvernement d’extrême-droite israélien aura les mains libres pour mener ses attaques contre Gaza, le Liban et l’Iran et expérimenter en toute impunité les nouvelles armes de guerre de l’Occident. 

Accusé de génocide, menacé de sanctions, Netanyahu n’a cessé d’ignorer les appels au cessez-le-feu et de traiter d’antisémite quiconque critiquerait l’État hébreu dans son offensive. Pour le gouvernement d’extrême-droite israélien, il faut anéantir, transférer le peuple de trop et sécuriser Israël afin de garantir son existence. Et si une partie de l’opinion publique mondiale a vacillé ces derniers mois avec la destruction de Gaza et la mort de plus de 42 000 palestiniens sans pour autant éradiquer le Hamas ou libérer les otages, la guerre contre le Hezbollah au Liban renforce la crédibilité militaire israélienne. En effet les attaques contre le commandement de la milice chiite, l’affaire des bipeurs ciblant plus de 3000 membres du Hezbollah et l’assassinat de son secrétaire général Hassan Nasrallah ont contribué à renforcer l’image d’un Israël conquérant et invincible et à faire remonter la popularité de Netanyahu. Le géant militaire armé par les gouvernements américains et certains États européens, a fait rentrer le monde dans une nouvelle phase des guerres du futur, celles de l’Intelligence Artificielle, des attaques ciblées par drone, des services de renseignements et du dôme de fer. Pour certains, le génie militaire est exemplaire, on applaudit les prouesses de l’État israélien et on n’hésite pas à dire que « si Israël tombe, nous tombons ». Mais malgré toute la technologie militaire, et la nécropolitique[4] israélienne envers le peuple palestinien, la résistance du Hamas et du Hezbollah démontre la difficulté de se débarrasser de cet ennemi qui s’adapte et développe des stratégies de combat, certes moins meurtrières, mais tout aussi menaçantes quant à la sécurité d’Israël. 

Les images apocalyptiques de Gaza et de la banlieue Sud de Beyrouth renvoient à l’effacement d’un espace vidé et détruit, un environnement dystopique auquel Palestiniens et Libanais se sont accommodés. Attachés à leur terre, ils ne partiront pas et transmettront toujours la vie, l’histoire des lieux, des hommes et des femmes qui l’ont habitée. 

Jihane Sfeir, historienne du monde arabe contemporain, professeure à l’Université libre de Bruxelles, pour Carta Academica (https://www.cartaacademica.org/).

Les points de vue exprimés dans les chroniques de Carta Academica sont ceux de leur(s) auteur(s) et/ou autrice(s) ; ils n’engagent en rien les membres de Carta Academica, qui, entre eux d’ailleurs, ne pensent pas forcément la même chose. En parrainant la publication de ces chroniques, Carta Academica considère qu’elles contribuent à des débats sociétaux utiles. Des chroniques pourraient dès lors être publiées en réponse à d’autres. Carta Academica veille essentiellement à ce que les chroniques éditées reposent sur une démarche scientifique.

[1] Shlomo Sand, Comment le peuple juif fut inventé. De la Bible au sionisme, Fayard, 2008

[2] Voir la thèse de John Nieuwenhuys, Belgitude après la Nakba, Une histoire des mouvements belges de solidarité avec le peuple palestinien (1948-1982), ULB, département d’Histoire, Faculté de Philosophie et Sciences Sociales, 2021. P.258.

[3] Samuel Huntington, Le choc des civilisations, Odile Jacob, 2000.

[4] Concept employé par l’historien Achille Mbembé évoquant la politique d’un régime qui décide de la mort et de la vie des populations précarisées et dominées. Mbembé, J.-A., and Libby Meintjes. "Necropolitics." Public Culture 15, no. 1 (2003): 11-40. https://muse.jhu.edu/article/39984.

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