La police, c'est la Loi. La Loi, c'est la Justice. La police serait nécessairement juste et leurs actions justifiées.
La police représente l'autorité légale mais aussi la force qu'elle porte jusque dans son nom. Les Forces de l'Ordre, ce sont leurs uniformes qui les démarquent entre elles et surtout du reste d'entre nous. Ce sont leurs protocoles, leurs armes, leurs ordres. Leurs protocoles peuvent être suivis à la lettre ou dévoyés. Leurs ordres peuvent être chuchotés comme ils peuvent être aboyés. Leurs armes peuvent être létales comme elles peuvent être défensives. Leur usage de la force peut être minime, calculé, stratégique ou inexistant et même rien de tout ça en même temps.
L'usage de la force s'est déchaîné sur Adama. Cette force ressemble à la rage libérée dans tout ce qu'elle a d'illisible et d'aveugle. Cette force ressemble à une fureur tempêtueuse qui expulse tout sur son passage et surtout l'humanité de celui sur laquelle elle s'abat. Cette force s'accompagne même de ce qu'on appellerait sûrement un mode opératoire. Cette force ressemble à la violence exacerbée qu'on reconnait plus volontiers à celle qui mène à des meurtres et à des massacres. Mais le meurtre d'Adama comme bien d'autres ne sont pas reconnus comme tels, ce sont des morts. La suspicion qu'on accorde aux derniers témoins s'envole même si ceux-ci reconnaissent avoir apporté des coups ou même avoir tiré sur la gâchette. Et pour ces morts, les enquêtes se referment aussi vite qu'elles s'ouvrent : sur une absence de résolution satisfaisante.
Ces morts sans résolution rendent l'acceptation douce-amère du deuil impossible à atteindre. Le déchirement de la perte reste sans pansement qui tienne et sans dépassement. La mort a toujours une raison qu'on cherche pour s'y appuyer et pour continuer à tenir debout.
Celle de la mort d'Adama semble inatteignable. La certitude qui a émergé de la bataille des médecins légistes qui l'a suivie c'est : Adama ne serait pas mort s'il n'avait pas croisé la police. Elle se dresse et fait écho à toutes les vérités qui -si elles varient dans leur contexte et dans leurs détails- demeurent : croiser la police, c'est risquer de rencontrer la mort.
C'est de cette vérité que fuyait Monzomba.
C'est de cette vérité dont voulaient se réfugier Zyed et Bouna.
C'est cette vérité qu'a rencontré Alhoussein lors d'un contrôle routier.
C'est cette vérité qui s'est présentée aux yeux de tous pour Nahel.
C'est cette vérité qui se concrétisait un peu plus à chaque souffle de George Floyd pendant la vingtaine de fois où il a exhalé "I can't breathe" ("Je n'arrive plus à respirer").
C'est son rappel qui sonne lors des marches en leurs mémoires, même si on cherche à l'étouffer lorsqu'elles sont interdites.
Pourtant nombreux sont ceux qui refusent de voir ou d'entendre cette évidence qui n'existe pas pour tous. Quand elle est devinée ou lorsque son cri retentissant s'élève et la ramène à nos consciences, on voudrait fuir. On voudrait l'écarter de nos vies qui ne la croise que par répercussion.
Même ceux qui connaissent les risques des coups et des mutilations redoutent de la constater de leurs propres yeux. Même les gorges habituées au gaz lacrymogène ont du mal à avaler la sentence. Lorsqu'elle se manifeste toute entière sur le débat public, on s'évertue à l'en faire disparaître, à détourner l'attention jusqu'à ce qu'on se préoccupe d'autre chose. On refuse de s'interroger sur ses causes profondes et sur les différents mécanismes qui mènent à ce principe et encore moins admettre les points communs des personnes sur lesquelles ce principe s'applique. Quand s'expose la révélation qu'il s'agit du racisme qui inscrit cette réalité dans les vies des personnes qu'elles ciblent, on s'indigne et on appelle à brûler l'évangile.
Croiser la police, c'est risquer de rencontrer la mort. C'est une vérité qui n'est pas partagée équitablement entre tous. Même la réalité des violences policières et de leurs risques inéquitables, on les plaque et les matraque aussi.
Quand un chœur effronté chante "La police mutile, la police assassine", il est vite éteint par l'inconfort collectif. On se plaît à croire qu'il est poussé par provocation, et c'est souvent le cas. Mais quand la police mutile et quand la police assassine, le cœur jusqu'alors effronté est plongé dans l'effroi. Le cœur le plus téméraire qui réussit à porter cette vérité avec la noblesse qu'elle mérite, ce sont les cœurs qui ont été déchirés par elle. Ils ne peuvent fuir ni l'absence qu'elle a provoquée, ni le vide du quotidien qu'elle a créé. Chaque nouvelle mort par la police fait écho dans ce néant que le reste d'entre nous est incapable d'essayer de combler par la justice. Pas de justice, pas de paix.
Si certains veulent offrir la paix des cœurs, d'autres souhaitent arracher leur tranquillité d'esprit en entrant en guerre. On livre un combat judiciaire à la famille Traoré, où la persécution se pare de la robe de la Justice, alors même qu'en d'autres circonstances elle aurait été bien timide à leur égard. On leur livre un combat médiatique et surtout un combat moral. Telle une propagande de guerre, il s'agit de dresser le portrait d'un adversaire à abattre. Ils ne sont plus une famille qui a perdu l'un des leurs, ils sont un "clan" ennemi, un "gang" dont on énumère les démêlés avec la Justice. Comme si présenter les Traoré comme une famille africaine polygame ne suffisait pas, il fallait en faire en plus des Boches, couteau entre les dents, prêts à assassiner quiconque croise leur passage.
On a cherché à traiter les parents de Nahel d'une manière similaire. On souligne l'absence de relation du père avec son fils, et son retour à sa mort qu'on perçoit comme opportun. Mounia est assaillie de critiques quant à sa parentalité, son savoir-vivre et ses affects. On accuse tout un ensemble de récupération sans voir l'ensemble qui récupère des détails.
Quand la police tue quelqu'un, sa famille n'est jamais assez bien pour qu'on s'en émeuve avec eux. Elle est toujours trop étrangère, alors que le deuil d'un proche est une épreuve universelle. L'opinion projette cette ombre de la criminalité sur les victimes et leurs familles qui ont souvent aussi la peau noire. Si l'existence du stéréotype du délinquant et du basané ne suffit pas à faire pencher les consciences dans un sens, on fouille les passés des uns et des autres jusqu'à trouver le détail qui les fera plier dans le sien.
Après la mort d'Adama, c'est son codétenu qu'on vient chercher et que la Justice écoute enfin après l'avoir écarté jusqu'alors et jusque dans une cellule d'isolement. Même si l'immense majorité des victimes de viol ne porte pas plainte et la majorité n'obtienne pas de justice quand elle le fait, on ne peut être surpris par la démarche, on peut même l'admirer. C'est plutôt l'attitude du judiciaire qui semble bien inhabituelle et qui pousse à l'interrogation.
Quand la police tue, les habitudes de beaucoup semblent s'inverser. La police n'a jamais pourchassé avec tant de dédication certains délits. La Justice n'a jamais autant cru les victimes de violences sexuelles. Les viols entre détenus n'a jamais été aussi abandonné du lot de rictus affreux qui l'accompagne souvent. Les morts et leurs familles n'ont jamais été autant criblés d'injures.
Quand la police tue, c'est tout un système qui s'emballe pour ramener la parole qui la dénonce au silence. Ce sont les porteurs et relayeurs de celle-ci qui sont ciblés par l'opprobre et le jugement moral. On préfère faire reposer la responsabilité sur les corps des disparus plutôt que d'accepter le dilemme moral que la société puisse avoir sa part de responsabilité. On projette la faute, on dévie du sujet dès que possible, on inverse les places. On ose faire du principe de Justice qui s'applique à tous, l'outil de vengeance de ceux qui ont péché tout en comptant religieusement les péchés des uns et des autres.
La culpabilité repose sur ceux qui osent troubler la paix des consciences en osant dire d'une façon ou d'une autre "La Police Tue". Même sans autre argument, cette simple phrase provoque des vagues de contestations tant envisager cette possibilité scandalise.
Alors même que croiser la police, c'est risquer de rencontrer la mort.
Alors même que son droit à appliquer la peine de mort sans procès semble s'être caché pudiquement à l'alinéa 4 de l'article L435-1 du code de la sécurité intérieure. Alors même que certaines de ses pratiques illégales sont toujours appliquées. Alors même que de nombreuses voix s'opposent à celles qui ne le sont pas encore. Alors même qu'on essaye de faire inscrire sa "légitime défense présumée". Alors même qu'on pourrait opposer l'argument de la légalité à chaque décès, ce sont les arguments moraux à l'encontre des victimes qui se multiplient. Alors même qu'elle est censée protéger. Alors que croiser la police devrait être la rencontre avec la sécurité de tous. Croiser la police, c'est risquer de rencontrer la mort pour beaucoup d'entre nous.