Je tombe ce matin sur l’article de Adeline et Romain, qui élèvent leurs enfants en les enseignant à la maison, et tiens à leur exprimer mon admiration et mon soutien pour ce qu’ils font avec leurs "petits sauvages".
Depuis plusieurs années, je me suis rendue à l'évidence (je suis un peu lente à percevoir les défauts et hypocrisies d'un système ou d'une personne...) : l'Education Nationale est non seulement inefficace pour enseigner à des enfants, mais aussi nuisible à la plupart d'entre eux.
Si elle réussit, c'est à former des gens inintelligents, incapables d' esprit critique, influençables à merci : c'est peut-être son but secret, sans vouloir faire de complotisme. Le système néo-capitaliste tel qu'il fonctionne a besoin de gens comme ça...
Mais éduquer des enfants à l'analyse des choses, l'ouverture sur le monde, sa variété (sa richesse...), la diversité des humains, la nécessité d'envisager l'humanité comme seulement une composante du monde vivant et non comme son propriétaire usager nocif et destructeur, à la prise de conscience que l’entraide enrichit l’humanité et qu’elle a besoin d’empathie, de respect et d’amour, elle en est incapable.
Et je n'incrimine pas les profs (j'en suis une, en congé maladie depuis plus d'un an et demie), certains d'entre eux étant pétris de ces objectifs à transmettre. Sauf que le système ne leur donne pas la possibilité d'agir comme ils le voudraient, corsetés qu'ils sont dans les sureffectifs, les directives stupides, gourmandes en temps (qui volent du temps à l'enseignement proprement dit), inutiles ; on brasse du vent dans une multitude de réunions où des individualités particulières trouvent leur compte à pérorer sans fin, sans que jamais le fond des choses ne soit abordé et les décisions nuisibles remises en question, pour discuter de détails qui n'ont aucun intérêt orienté vers les enfants.
Si je suis en congé maladie, c'est parce que je n'ai plus pu supporter de constater mon impuissance à encadrer mes très nombreux élèves ; j'enseignais les Arts plastiques, matière "inessentielle", j'avais donc un effectif pléthorique : 560 élèves chaque semaine lors de ma dernière année, mais j'en ai eu 680 ma première année d'enseignement !
Sur cet effectif ahurissant, un bon tiers des enfants étaient sans doute bien disposés envers ma matière : pour ceux-là, mon heure était synonyme de plaisir à travailler avec ses mains, créer des images, dessiner, voir des oeuvres qui certes ne sont pas toujours faciles à appréhender, mais pour ceux qui étaient curieux, c'était des découvertes qui pouvaient se révéler intéressantes ou même plaisantes. C’est cela que je cherchais à transmettre : que ce qui est éventuellement difficile à appréhender peut se révéler enrichissant pour peu qu’on s’y penche un peu. Pour ne pas s’arrêter à l’apparence ou à la surface des choses, mais apprendre à creuser pour développer son cerveau, sa personnalité. Et je disais souvent à mes élèves : « Laissez penser vos mains », parce qu’il me paraissait essentiel d’introduire le geste dans l’apprentissage, le corps étant le grand oublié de l’enseignement (oui, même s’il y a des cours d’EPS). Le lien entre le cerveau et le corps est en effet pour moi essentiel à une bonne appréhension du monde. Si on le perçoit seulement de façon abstraite, par des concepts (même s’il le faut aussi), on risque bien de passer à travers la compréhension profonde de sa réalité physique, perdant du même coup le lien au réel, d’autant plus à l’ère numérique qui fait percevoir le monde par l’intermédiaire d’un écran.
Un autre tiers était là sans avoir envie d'y être. Une partie d'entre eux restaient passifs, ne gênant pas mon cours, mais n'y participant pas non plus. Moindre mal pour moi et pour le premier tiers, vous me direz, rendant mon enseignement possible et même plaisant pour moi. « Simplement », ils avaient perdu la curiosité dont font pourtant preuve la plupart des enfants dès qu’ils naissent... Pour ceux qui étaient plus abîmés par la présence obligatoire au collège, par contre, leur estime de soi dévalorisée par leurs mauvais résultats scolaires, c'était moins simple : beaucoup gênaient mon cours par leur comportement bruyant, pénible, voire hostile : j'étais leur interface avec le système qui les broie, c'était donc à moi qu'ils exprimaient leur désaccord avec lui, et c'était plus ou moins violent.
En tout cas, je le ressentais comme violent. On passe son temps à seriner aux nouveaux profs que ce n'est pas eux qui sont visés, que c'est l'institution elle-même. Manière de vous dire que vous n’avez pas à vous en faire : vous n’êtes pas responsable, vous ne devez pas vous sentir coupables, et surtout ça ne doit pas vous atteindre ! C'est l'éternel discours hypocrite, qui nie la réalité et voudrait la présenter sous un jour beaucoup flatteur qu’elle ne l’est. Sauf que c'est vous qui êtes en face des enfants. C'est à vous qu'ils adressent leur opposition, plus ou moins larvée, plus ou moins pénible et leurs propos sans filtre, sans politesse, sans la moindre retenue verbale. C'est vous qui prenez tout dans la figure, et il faut non seulement rester zen par rapport à eux, mais encore trouver quoi répondre en enseignant(e), et en plus de tout ça, (je devrais plutôt dire que c'est le préalable), rester bienveillante. Avec cette fraction de ce deuxième tiers, j’arrivais encore à garder une certaine bienveillance, sérieusement égratignée toutefois par leurs agressions répétées...
Mais il reste un autre tiers d'élèves, constitué, lui, d'enfants qui sont absolument hors du système, pour des raisons diverses et variées, mais qui toutes sont liées à la manière dont notre société fonctionne, et dont les nuisances s'aggravent tous les jours. (et je ne parle pas du Covid...). L'exclusion des plus pauvres, des plus démunis, des différents, des multiples "dys-", des « surdoués » (je n’aime pas le terme, lui préférant celui de « zèbres », mais il est moins connu) zèbres qui croupissent dans cet environnement pauvre intellectuellement à cause du nivellement par le bas, inégalitaire et violent, cette exclusion crée des individus détruits affectivement et mentalement. Les enfants dont les parents n'ont pas de travail, et cela parfois depuis des générations, eux-mêmes issus de familles où on ne respecte pas leur intégrité physique, affective et mentale, dont les cerveaux n’ont pas été nourris et dont l’affectivité a été laminée par les difficultés à vivre, sont totalement hors de contrôle, et dans une classe ce sont eux qui dominent parce qu’ils refusent de se plier au système, refusent d’écouter, de suivre ce qu’on leur demande de faire, refusent tout enseignement, trop abîmés qu’ils sont pour pouvoir ouvrir leur esprit et prendre ce qu’on tente de leur transmettre.
Ceux-là m’empêchaient d’enseigner. Ils étaient trop bruyants, trop agressifs, trop pénibles pour que je puisse garder ni ma posture d’adulte et d’enseignante qui doit rester une sorte de modèle, ni ma bienveillance et ma disponibilité à l’autre.
On objectera que c’était de ma faute, parce que je ne savais pas les maîtriser, ne sachant pas m’imposer et affirmer une autorité suffisante pour juguler leurs nuisances. Mais qu’est-ce que c’est que ce système qui estime vous obliger à devenir un dragon, un dictateur, un militaire, pour pouvoir enseigner ? Au nom de quoi devais-je brider leur individualité par une attitude dictatoriale ? Pourquoi aurais-je du renoncer à ma conviction profonde que la douceur et l’attention à l’autre sont les meilleurs moyens d’ouvrir un esprit et un coeur ?
Sauf que c’est ce que l’institution me demandait : « tenir » mes élèves, au moins le temps où ils étaient sous ma responsabilité. Pendant ce temps-là, ils étaient occupés, captifs, localisés, point. Ma matière étant considérée par l’Education Nationale comme totalement accessoire, n’en déplaise aux beaux discours des inspecteurs et des recteurs, voire du ministre, on ne m’accordait aucun soutien quand j’essayais d’intervenir auprès des parents pour que leurs enfants me laissent au moins faire mon cours pour ceux qui avaient envie d’être là. On me faisait comprendre à mots plus ou moins couverts que je n’avais qu’à les supporter, charge à moi de me débrouiller seule pour les « gérer ».
Un jour j’ai décidé, au bout de huit ans, de jeter l’éponge. Convaincue que je ne parviendrais pas à transmettre ce pour quoi j’étais là, blessée par les mauvais traitements infligés par l’institution elle-même, blessée par les multiples agressions ressenties de la part des élèves...
… mais surtout effondrée par le nombre d’enfants atteints, broyés, détruits par un système hypocrite, violent dans sa structure, enfants pour lesquels je ne pouvais rien, les regardant exprimer leur mal être et leurs difficultés à vivre sans pouvoir leur apporter une quelconque aide efficace : comment lutter seule quand les aides sociales, éducateurs, assistant(e)s sociales, infirmières, ne réussissent pas ? Comment garder un espoir de modifier un tant soit peu ces sorts tragiques quand toute notre structure de société s’emploie activement à les générer toujours plus nombreux ?
Alors monsieur Blanquer, s’il vous plaît, ne parlez plus de « sauvages » quand vous évoquez les enfants qui reçoivent l’enseignement à la maison, et posez-vous sérieusement la question : ne serait-ce pas vous qui les créez, ces sauvages ?
Cathie.