Comment parvenir au socialisme ?
Le 31 juillet 1914, Jean Jaurès est assassiné. Une année pour relire et mettre en lumière ce qu’il a dit…
Discours au Congrès de Toulouse en 1908 (extrait)
Citoyens, la question qui se pose impérieusement à tous les esprits dans le socialisme, ce n’est plus : « quel est le but du socialisme ? » Ce but a été dès longtemps défini, avec une précision magistrale, par tous nos maîtres, par tous les congrès nationaux et internationaux: c’est la substitution totale de la propriété sociale à la propriété capitaliste, c’est l’organisation du travail affranchi, du travail souverain devenu maître de tous les moyens de production et d’échange. La question qui se pose maintenant, c’est: « comment le Parti socialiste atteindra-t-il ce but? » Comment, par quelle action, passerons-nous de la société capitaliste d’aujourd’hui à la société collectiviste et communiste que nous préparons, que nous annonçons? Et malgré le malaise de l’heure présente, malgré les hésitations provoquées dans le Parti même par la contrariété des conceptions au sujet de cette méthode de réalisation, le seul fait que cette question se pose maintenant au premier plan est un signe de la force croissante du Parti.
Citoyens, je crois pouvoir dire qu’à cette question – comment parviendrons-nous au socialisme, comment réaliserons-nous le socialisme –, l’ensemble du Parti, l’immense majorité du Parti répond: en écartant le catastrophisme puéril et grossier que nous attribuent beaucoup de nos adversaires. L’autre jour, dans son discours de Bandol, lorsque M. Clemenceau a prétendu que le Parti socialiste dans son ensemble était catastrophiste, qu’il attendait l’avènement d’un ordre nouveau de je ne sais quel miracle, et lorsque, si vous me permettez ce mot personnel, il m’a attribué personnellement cette conception à moi-même, qui n’ai jamais cessé de la combattre et de formuler ce que Marx appelle «l’évolution révolutionnaire», M. Clemenceau a révélé une fois de plus son inintelligence fondamentale de la pensée socialiste et de l’action ouvrière. (Vifs applaudissements.) Il a vérifié une fois de plus le mot du grand auteur des «Maximes»: “On peut être un sot avec beaucoup d’esprit”. (Nouveaux et vifs applaudissements.) […]
Je dis qu’à mon sens - et c’est là l’objet essentiel de la motion du Tarn - il importe, pour l’éducation même du prolétariat, pour la libération même des cerveaux ouvriers, pour la préparation même de la force prolétarienne qui doit un jour arriver à l’intégralité du pouvoir, il importe que ce ne soit pas seulement par des formules, si vraies soient-elles, si pleines de sens soient-elles, que ce ne soit pas seulement par une propagande théorique à laquelle, pour ma part, je suis passionnément attaché, mais par une série de réalisations, que le prolétariat, aujourd’hui misérable, accablé, prenne enfin conscience de sa force, parce que c’est de cette conscience surtout qu’il a besoin.
Non, ce n’est ni par un coup de main, ni même par un coup de majorité que nous ferons surgir l’ordre nouveau. Il se peut qu’à un moment de l’évolution, que dans la crise provoquée par la résistance ou la criminelle folie de la bourgeoisie, le prolétariat soit appelé à recourir à la force insurrectionnelle ; mais il n’a pas l’enfantillage de penser qu’un coup d’insurrection suffira à constituer, à organiser un régime nouveau. Au lendemain de l’insurrection, l’ordre capitaliste subsisterait et le prolétariat, victorieux en apparence, serait impuissant à utiliser et à organiser sa victoire, s’il ne s’était déjà préparé à la prendre en main par le développement d’institutions de tout ordre, syndicales ou coopératives, conformes à son idée, conformes à son esprit, et s’il n’avait graduellement réalisé, par une série d’efforts et d’institutions, sa marche collectiviste et commencé l’apprentissage de la gestion sociale.
Tanger le rappelait en commentant quelques pages, magistrales en effet, du livre de Dubreuilh sur la Commune. On peut dire, on a dit avec raison et avec force, que si la Commune, si glorieuse et si féconde qu’elle ait été, avait triomphé, en un sens sa victoire n’aurait été encore qu’une des formes de la défaite. Le lendemain d’une victoire apparente. Paris insurrectionnel aurait dû composer avec toutes les forces de résistance, et la victoire de la Commune se serait résumée probablement à faire l’économie du régime de M. Thiers et à aboutir tout de suite à la république de Gambetta.
Eh bien, de même qu’il est impossible de réaliser l’ordre nouveau par un surgissement insurrectionnel, il est impossible de créer la révolution sociale par un simple coup de majorité. Même si la dot électoral amenait un jour, faisait débarquer un jour au Palais-Bourbon une majorité socialiste, cette majorité socialiste ne pourrait façonner l’ordre nouveau que si déjà le prolétariat s’y était préparé. Aussi bien, ceux même de nos camarades qui ajournent volontiers, je ne dis pas tout l’effort, mais le meilleur de l ’effort de réalisation socialiste au lendemain de la prise totale du pouvoir politique par la classe ouvrière, ceux-là même, comme Bracke, Rappoport dans ses explications d’hier, marquent bien qu’au lendemain de cette révolution qui aurait mis aux mains du prolétariat, tout le pouvoir politique, le prolétariat révolutionnairement victorieux devrait procéder à l’aménagement progressif, à la réalisation progressive de la société nouvelle. En sorte que dans la pensée de nos camarades, de ceux-là mêmes qui ajournent le plus l’effort de réalisation prolétarienne et socialiste, la révolution ne sera que la préface de l’évolution nécessaire.
Mais, citoyens, si nous attendons qu’un groupement de forces, qu’une constitution de majorité nous mette à même de saisir le pouvoir politique pour agir, cette majorité, cette force même, la créerons-nous, la pourrons-nous constituer ? Pouvez-vous imaginer que vous amènerez, que vous élèverez le prolétariat plongé dans la misère, dans la servitude d’aujourd’hui à avoir une suffisante clarté, une suffisante vigueur de revendication appliquée à la société, à l’ord re nouveau total, si dès maintenant, dès aujourd’hui, le prolétariat n’a pas été entraîné, éduqué, organisé, non seulement par la propagande théorique ou verbale, mais par l’éducation des faits, par les réalisations progressives? (Vifs applaudissements.) […]
Nous n’acceptons pas qu’on oppose l’action d’aujourd’hui à l’action d’après-demain, nous n’acceptons pas qu’on oppose l’esprit révolutionnaire et l’action réformatrice du Parti. Nous disons que dans un Parti vraiment et profondément socialiste, l’esprit révolutionnaire réel est en proportion de l’action réformatrice efficace et que l’action réformatrice efficace est en proportion de la vigueur même de la pensée et de l’esprit révolutionnaires. Nous vous disons, précisément parce que le Parti socialiste est un parti de révolution, précisément parce qu’il ne se borne pas à réformer et à pallier les pires abus du régime actuel, mais veut réformer en son principe et en son fond ce régime même, précisément parce qu’il veut abolir le salariat, résorber et supprimer tout le capitalisme, précisément parce qu’il est un parti essentiellement révolutionnaire, il est le parti le plus activement et le plus réellement réformateur. Précisément parce qu’il n’est pas arrêté, dans sa revendication incessante, par le droit, périmé à ses yeux, de la propriété bourgeoise et capitaliste, il est le seul parti qui puisse pousser toutes les réformes jusqu’à la réforme totale et il est le seul parti qui puisse donner à chaque réforme, à chaque tentative partielle d’affranchissement et d’amélioration, la plénitude d’une force que rien n’arrête et que rien n’effraie.
Intégralité du discours dans l’ouvrage d’Alain Bergounioux, téléchargeable sur le site : http://www.jean-jaures.org/Publications/Les-etudes/Eloge-de-la-reforme.-Discours-de-Jean-Jaures-au-congres-de-Toulouse-en-1908