La forme scolaire telle qu’on la connaît aujourd’hui s’est mise en place avec les lois de 1881-1882 de Jules Ferry, même si dès le XVIIe siècle, avec la « méthode simultanée » de Jean-Baptiste de la Salle, on commence à regrouper les enfants par niveaux et on segmente les savoirs avec des progressions délimitées par année et des évaluations régulières…
Les lois scolaires de Jules Ferry répondent aux aspirations qui n’ont cessé de grandir tout au long du XIXe siècle, mais leur application rencontre l’opposition de nombreux patrons et des familles : la main d’œuvre enfantine permet le profit des uns et la survie des autres. L’école laïque est l’arme du régime républicain contre ses adversaires, mais elle est aussi perçue dans le prolétariat comme un moyen d’empêcher le développement des idées révolutionnaires, en inculquant aux enfants les valeurs de la classe bourgeoise dominante.
Au début XXe siècle, les pratiques pédagogiques au sein des écoles se présentent ainsi : les apprentissages s’appuient sur des textes considérés comme sacrés appris par cœur ; les méthodes sont intangibles ; l’autorité du maître comme celle du manuel ne sauraient être discutées ; l’espace et le temps scolaire sont réglementés par une discipline rigoureuse.
Dés 1915 Adolphe Ferrière présente « Les trente points de l'éducation nouvelle » (extraits) :
« Une école nouvelle est :
1- un laboratoire de pédagogie pratique qui cherche à jouer le rôle d'éclaireur ou de pionnier des écoles d'État ;
2- un internat
3- situé à la campagne ;
4- groupe ses élèves par maisons séparées, chaque groupe de dix ou quinze élèves vivant sous la direction matérielle et morale d'un éducateur secondé par sa femme ou par une collaboratrice.
5- Groupes mixtes.
6-7-8- Des travaux manuels pour tous les élèves : menuiserie, culture du sol et élevage des petits animaux, travaux libres.
9- Culture du corps et gymnastique naturelle: jeux et sports.
10- Des voyages à pied et à bicyclette, avec campement, servent d'adjuvants à l'enseignement.
11- Ouvrir l'esprit par une culture générale du jugement plutôt que par une accumulation de connaissances mécanisées. Application de la méthode scientifique: observation, hypothèse, vérification, loi. Un noyau de branches obligatoires réalise l'éducation intégrale.
12- Une spécialisation d'abord spontanée: culture des goûts prépondérants de chaque enfant, puis systématisée et développant les intérêts et les facultés de l'adolescent dans un sens professionnel.
13- L'enseignement est basé sur les faits et sur la pratique (...) La théorie suit en tout cas la pratique.
14- L'enseignement est donc basé aussi sur l'activité personnelle de l'enfant (en associant dessin et travaux manuels à l'activité intellectuelle)
15- et sur les intérêts spontanés de l'enfant.
16-17- Travail individuel de l'élève et travail collectif.
18- L'enseignement proprement dit est limité à la matinée.
19-20- On étudie seulement une ou deux branches par jour et peu de branches par mois ou par trimestre.
21- L'éducation morale, comme l'éducation intellectuelle, doit s'exercer non pas du dehors au dedans, par l'autorité imposée, mais du dedans au dehors par l'expérience et la pratique graduelle du sens critique et de la liberté. Le système de la république scolaire, quand il est réalisable, suppose une influence prépondérante du directeur sur les «meneurs» naturels de la petite république.
22- À défaut du système démocratique intégral, (...) monarchie constitutionnelle: les élèves procèdent à l'élection de chefs, ou préfets, ayant une responsabilité définie.
23- Des charges d'entraide effective sont confiées à tous les petits citoyens à tour de rôle.
24- Les récompenses ou sanctions positives consistent en occasions données aux esprits créateurs d'accroître leur puissance de création.
25- Les punitions ou sanctions négatives (...) visent à mettre l'enfant en mesure d'atteindre mieux à l'avenir le but jugé bon qu'il a mal atteint ou qu'il n'a pas atteint.
26- L'émulation a lieu surtout par la comparaison faite par l'enfant entre son travail présent et son propre travail passé, et non pas exclusivement par la comparaison de son travail avec celui de ses camarades.
27-28- L' École nouvelle doit être un milieu de beauté, notamment musical.
29- La «lecture du .soir» vise l'éducation de la conscience morale.
30- L'éducation de la raison pratique consiste en réflexions et en études portant sur les lois naturelles du progrès spirituel, individuel et social. La plupart des Écoles nouvelles observent une attitude religieuse non confessionnelle ou interconfessionnelle qu'accompagne la tolérance à l'égard des idéaux divers, pour autant qu'ils incarnent un effort en vue de l'accroissement spirituel de l'homme. »
Au sortir de la Première Guerre mondiale, des éducateurs, des médecins, des chercheurs sont persuadés de l'urgence de lutter contre le fatalisme de la guerre comme solution aux problèmes humains. Ils constituent une nouvelle force éducative : l’Éducation nouvelle qui dénonce vigoureusement le dogmatisme pédagogique de l’École, mais par quoi remplacer les méthodes officielles ?
La Ligue internationale pour l'Éducation Nouvelle (LIEN) est créée en 1921 lors du premier congrès de l'Éducation nouvelle à Calais (6 août 1921). Parmi les cofondateurs figurent John Dewey, Ovide Decroly, Jean Piaget, Maria Montessori, Beatrice Ensor, Adolphe Ferrière et Elisabeth Rotten.
Le mouvement est lancé : colloques, congrès, ouvrages, revues se multiplient. Le groupe français de l’éducation nouvelle (GFEN) créé en 1922 regroupe un grand nombre de courants pédagogiques. Des expérimentations ont lieu dans l’école publique, d’autres dans des établissements privés (écoles ou institutions). Ainsi, l’Éducation nouvelle jaillit dans toute l’Europe et plus !
Il faudra attendre le Congrès de Montreux en 1923 pour voir Célestin Freinet. Il en repart intéressé mais dubitatif quant aux applications des principes de l’éducation nouvelle en milieu prolétaire.
Au cours des années qui suivent et jusqu'à la Seconde Guerre mondiale, ces congrès rassemblent de nombreux pédagogues de l'éducation nouvelle où ils échangent sur leurs pratiques et leurs travaux de recherche.
On retrouve chez tous ces novateurs ce postulat irréductible : l’engagement de l’élève comme sujet. Mais également qu’instituer l’élève n’abolit pas l’enfant, et que l’enfant est un sujet qui ne peut être absent de l’école pour qu’elle fonctionne mieux !
Apprendre n’est pas une accumulation de connaissances, apprendre est un facteur de progrès global de la personne, d’où la nécessité de partir des centres d’intérêt, de susciter la curiosité, le questionnement et le désir d’explorer, le tout en coopération. L’éducation est globale et accorde une importance égale aux différents domaines éducatifs : intellectuels et artistiques, mais également physiques, manuels et sociaux. L'apprentissage de la vie sociale est considéré comme essentiel.
Après la Deuxième Guerre mondiale, l’Éducation nouvelle inspire les projets de réforme scolaire, comme le Plan Langevin-Wallon en France, même tous n’aboutissent pas… Après Mai 1968, plusieurs expériences alternatives émergent : l’école de Summerhill et sa pédagogie non directive, la pédagogie institutionnelle de Fernand Oury et Raymond Fonvielle et les techniques Freinet diffusées par l’ICEM (Institut coopérative d’école moderne créé en 1947). Divers groupes de pédagogie active moderne sont créés pour défendre une éducation plus proche de la vie, qui associe davantage le territoire.
Bien que le mouvement se soit estompé au fil du temps, les principes d’Éducation nouvelle sont toujours vivants. Les noms de plusieurs pédagogues tels que Decroly, Montessori, Freinet, Claparède, Dewey, Ferrière, Cousinet ont traversé le 20e siècle et aujourd’hui représentent des figures marquantes de l’Education nouvelle.
Dans ces principes, il y a la co-éducation et la coopération et comme le dit John Dewey, « la seule manière de se préparer à une tâche sociale est d’être engagé dans la vie sociale ».
On ne peut œuvrer à une autre école sans se soucier de la marche du monde, sans s’attacher, dans et hors de la classe, à le transformer. On ne peut lutter contre la montée de l’extrême droite, les crises économiques et écologiques générées par le libéralisme avec le développement du chômage et de la pauvreté, l’expansion des conflits armés… en perpétuant une pédagogie conservatrice, autoritaire, compétitive et inégalitaire. Tel est l’héritage de l’Éducation nouvelle.
Freinet, juin 1946
L'organisation autocratique, ou même paternelle, de l'École a aujourd'hui fait son temps. Qu'on le veuille ou non la pédagogie s'oriente vers d'autres formes de vie et de travail.
Des expériences diverses ont été faites ou sont encore en cours. Nous estimons comme particulièrement probantes celles qui, par l'action et la vie, préparent les enfants à s'intégrer naturellement dans les processus économiques et sociaux modernes, tous fondés sur la coopération et l'organisation démocratique. […]
La Coopérative scolaire suppose :
- une vie nouvelle à réorganiser sur d'autres bases, l'abandon de la discipline traditionnelle, et l'appel le plus large possible à l'organisation par les enfants de la vie de leur classe ;
- un travail nouveau qui n'est plus réglé souverainement et préalablement par Paris, par les programmes ou par les manuels scolaires, un travail nouveau qui suppose et nécessite la coopération.
Tout notre matériel est conçu justement pour ce travail nouveau. Il est presque toujours un matériel collectif, communautaire, qui appelle l'organisation coopérative.
Les méthodes traditionnelles, la pratique du manuel étaient basées sur le travail individuel, qui ne saurait même s'accommoder de la forme coopérative : chaque enfant a son livre, fait son devoir, étudie sa leçon. Les essais d'entr'aide deviennent des tricheries et sont punis comme tels.
Les invariants de la coopération
- Des principes
- La solidarité : la coopération institue une solidarité consciente qui met en jeu la responsabilité de chacun et la volonté de concourir au bien commun. Apprendre à vivre ensemble, c’est coopérer et participer à la réalisation d’objectifs et de projets communs. On peut dire « co-fabriquer » avec les autres en solidarité : adultes et enfants.
- La fraternité : c’est bien devant la difficulté, lorsqu’il est nécessaire de s’entraider que se créée une fraternité humaine : reconnaître l’autre comme un autre moi, l’empathie, cela dépasse la simple admission de son existence, c’est apprécier l’existence et la présence des autres à ses côtés, voir ses différences et similitudes, les accepter pour s’enrichir ou se différencier, c’est pouvoir un jour se réjouir et profiter positivement des différences entre les êtres, en jouissant de la complémentarité qu’elles offrent. Accepter l’autre tel qu’il est et non tel que l’on voudrait qu’il soit, ne plus en avoir peur pour s’accepter soi-même.
- La responsabilité : le projet coopératif est l’objet d’un choix collectif réfléchi et lucide. Former un citoyen engagé, apte à s’exprimer, à agir avec les autres et à prendre des responsabilités, au sein des collectivités où il vit, où il travaille. « Nous préparons, non plus de dociles écoliers, mais des hommes qui savent leurs responsabilités, décidés à s’organiser dans le milieu où le sort les a placés, des hommes qui relèvent la tête, regardent en face les choses et les individus, des hommes et des citoyens qui sauront bâtir demain le monde nouveau de liberté, d’efficience et de paix. » (Célestin Freinet)
- Développer un climat de confiance qui assure la sécurité, développe l’estime de soi une attitude de l’adulte qui encourage et respecte les droits, la dignité, la différence et les capacités de chacun.
- Des pratiques pédagogiques
On coopère pour apprendre ensemble et acquérir des savoir-faire
- L’abandon au moins partiel de la pratique descendante et l'appel le plus large possible à l'organisation par les enfants, les jeunes de la vie de leur espace éducatif (école et hors de l’école).
- La fin de la compétition entre les enfants au profit de la coopération, ce qui implique l’exercice de la solidarité et de l’aide mutuelle : il ne peut y avoir aucune coopération possible dans un espace où les enfants pratiquent quotidiennement le « chacun pour soi » et la compétition.
- Apprendre individuellement oui, mais en relation avec les autres. Ce qui permet les réciprocités de savoirs, de savoir-faire, de savoir-être, de techniques, d’expériences… et de reconnaissance.
On coopère pour produire, créer
- Faire ensemble, apprendre ensemble, projeter ensemble, réaliser ensemble, produire ensemble…
- Mutualiser : chacun participe pour entretenir, initier, compléter…. Construire un commun de savoirs, de savoir-faire, de savoir-être… une culture commune.
- S’entraider, aider : « Celui qui sait aide celui que ne sait pas » est un principe institué. Ce n’est aucunement de la charité : « je te donne quelques miettes de ce que je sais », mais de la solidarité « je te donne les moyens de comprendre pour que tu progresses ». L’éducateur peut compter sur les enfants et ainsi consacrer du temps pour aider lui-même celui qui a davantage de difficultés ou tout simplement besoin d’une présence adulte pour cheminer.
On coopère pour s’organiser
- L’activité n’est pas réglée uniquement par l’adulte, l’enfant participe à son organisation (temps et espace) en fonction de ses connaissances, de ses expériences, de ses désirs et des ressources qu’il a à sa disposition.
- Le matériel collectif est organisé coopérativement.
- La participation des enfants, des jeunes à tous les sujets qui les concernent. Non seulement pour donner leur avis, mais proposer et décider coopérativement pour améliorer la vie collective et les activités de chacun
- Mettre en place des lieux institutionnels d’organisation et de gestion (conseil d’enfants) ;
On coopère pour communiquer
- La reconnaissance de la parole de l’élève, de la personne (enfant, jeune, adulte) dans la classe, le cours, l’établissement avec des espaces et des temps spécifiques.
- Sortir des murs, s’ouvrir sur l’extérieur, agrandir le réseau coopératif : de la classe à l’établissement, au territoire, à d’autres régions, à d’autres pays…
On coopère pour construire une culture : accueillir les différentes cultures des membres du groupe, et les relier à la culture universelle (historique, scientifique, géographique… de l’humanité). La richesse du partage, du dialogue des idées, c’est concrétiser cette phrase de Paul Ricoeur : « La tolérance n’est pas une concession que je fais à l’autre. Elle est la reconnaissance de principe qu’une partie de la vérité m’échappe. »
Et comme l’école est fille et mère de la société, ce que l’enfant, le jeune vit à l’école construit ce que sera l’adulte : un citoyen actif, coopératif, responsable et pensant ou un citoyen passif, individualiste, irresponsable et inconscient des enjeux de l’humanité.
L’école coopérative est une école d’éducation citoyenne dans la mesure où elle donne à l’élève un nouveau statut et fixe à l’école de nouveaux objectifs.
« L’école coopérative c’est une école transformée politiquement, où les enfants qui n’étaient rien sont devenus quelque chose, c’est l’école passée de la monarchie absolue à la république et où les enfants, livrés en certains domaines à leur initiative, apprennent le jeu de nos institutions et s’exercent à la pratique de la liberté.
L’école coopérative c’est enfin l’école où l’instruction n’est pas le but exclusif, mais celle où l’on vise surtout à former par une pratique particulière facilitée, l’être pensant, qui sait écouter la voix de la raison, l’être moral et conscient et responsable, l’être social plus attaché à l’accomplissement de ses devoirs qu’à la revendication de ses droits. » (Barthélemy Profit)