Discussion à la Chambre des députés : 19 mars 1908
« Messieurs, c'est le destin d'Émile Zola, enviable après tout, que l'honneur qui lui est dû soit disputé jusque dans la mort : ainsi se prolonge et se complète la belle unité de sa vie de combat. »
Seule la parole de Jaurès en réponse à Maurice Barrès est reproduite ici, la séance intégrale se trouve sur le site : http://www.assemblee-nationale.fr/histoire/Dreyfus/zola_pantheon.asp
M. le président. La parole est à M. Jaurès.
M. Jaurès. Messieurs, c'est le destin d'Émile Zola, enviable après tout, que l'honneur qui lui est dû soit disputé jusque dans la mort : ainsi se prolonge et se complète la belle unité de sa vie de combat.
M. Maurice Barrès disait qu'il ne ferait pas allusion à l'affaire Dreyfus. Quoi qu'il en soit, et quoi qu'il ait voulu, si la Chambre, par des réserves, par des hésitations, affaiblissait la portée et le sens du vote qui va être émis ce serait interprété comme un désaveu, au moins partiel, de l'oeuvre admirable de courage à laquelle Zola s'est associé. (Applaudissements à gauche a à l'extrême gauche.)
Mais, messieurs, nous n'acceptons pas, nous ne pouvons pas accepter que, dans Émile Zola on essaye ainsi de séparer le grand ouvrier de lettres et le grand citoyen. Comme ouvrier de lettres, comme citoyen, il a été le combattant énergique de la vérité, et c'est cet amour passionné... (Interruptions à droite, - Applaudissements à gauche et à l'extrême gauche.)
M. Tournade. Vous n'en pensez pas un mot ! (Bruit.)
M. Jaurès. ... c'est cet amour passionné du vrai qui fait l'unité profonde de son oeuvre et de sa vie.
Ah ! vous avez parlé avec quelque légèreté, me semble-t-il, des conditions dans lesquelles Zola a écrit la lettre J'accuse ! Vous le montriez lassé, pour ainsi dire, dans son oeuvre littéraire et cherchant au dehors un renouvellement. Il avait, pendant de longues années, comme écrivain, lutté, bataillé, supporté, subi les malentendus, les méconnaissances, les outrages ; il était enfin arrivé par la double force du labeur et du génie... (Vifs applaudissements à gauche et à l'extrême gauche.)
M. le comte de Lanjuinais. C'est un peu exagéré.
M. Jaurès. ... à imposer son oeuvre a l'admiration de tous ou de presque tous, et c'est, messieurs, à l'heure où l'homme déjà lassé par de longues luttes ne songe qu'à cueillir les fruits de son action et la gloire de son oeuvre, c'est à cette heure même qu'il a accepté de tout remettre en question, de se livrer de nouveau aux discussions, aux anathèmes, aux outrages. Pourquoi ? Parce qu'il s'était dit : J'ai cherché à être dans l'art l'homme de la vérité, je dois faire pour l'honneur de l'art lui-même la preuve que nous ne pas des dilettantes et des virtuoses et que la vérité que nous voulions mettre dans notre oeuvre, nous voulons la mettre dans notre vie. (Applaudissements à l'extrême gauche et à gauche).
Voilà, messieurs, voilà, monsieur Barrès, ce qui a fait pour nous, ce qui a fait pour le peuple de France (Exclamations à droite. - Applaudissements à l'extrême gauche et à gauche) la grandeur émouvante de son intervention. Et ne dites point que par là il a desservi au dehors la patrie, ne dites point qu'il l'a abaissée dans la conscience du monde et dans sa propre conscience. Le pire qui eût pu advenir à la France eût été de tolérer sans protestation la continuation d'une iniquité, de laisser ainsi se décomposer le cadavre de la justice. (Vifs applaudissements à gauche et à l'extrême gauche.) Non ! et la récompense de Zola, la vraie, la grande, c'est que cet effort de vérité, cet effort qu'il a fait dans la bataille sociale pour la vérité et pour le droit, a éclairé pour beaucoup d'hommes le sens profond de son oeuvre d'artiste ; c'est que ceux-là même qui avaient pu jusque-là être ou exclusivement ou principalement frappés de la part de trivialité ou de grossièreté que la description de la vie implique toujours (Réclamations à droite et au centre. - Applaudissements à gauche), ceux-là ont reconnu l'inspiration profonde de la vérité.
Je vous en prie, ne nous arrêtons pas à quelques citations de détail, car si nous allions réveiller les morts glorieux qui dorment au Panthéon, et à côté desquels Zola ira reposer, il serait facile aussi - on l'a fait bien des fois - d'extraire et de l'oeuvre de Voltaire et de l'oeuvre de Jean-Jacques des parties qui choqueraient votre délicatesse.
Ce que l'humanité a retenu, c'est l'effort éclatant de vérité et de science. Eh bien ! dans l'oeuvre de Zola, il n'y a pas seulement d'admirables et puissantes peintures de la vie, il y a une sorte d'optimisme robuste, une foi invincible dans la force du travail, de la science, de la vie elle-même. (Applaudissements à gauche et à l'extrême gauche.)
C'est par là qu'avec ses procédés particuliers, dans le milieu social nouveau où il agissait, où il agissait, il est le continuateur de ces hommes du dix-huitième siècle, de ces esprits comme Diderot (Interruptions au centre. - Applaudissements à gauche et à l'extrême gauche) qui ont projeté sur la réalité une lumière brutale et crue, mais qui, sans cacher les laideurs, les vices de l'homme, avaient foi en lui, en sa faculté de régénération. (Applaudissements à gauche et à l'extrême gauche.) C'est là ce que Zola a toujours dit. Ce qu'il a dit dès la première heure, ce qu'il écrivait dans ses Lettres de jeunesse où sa pensée est encore hésitante, c'est qu'il voulait, à l'aide des données de la science, interpréter la réalité sociale, qu'il y rencontrerait bien des misères, bien des laideurs, bien des hideurs, mais qu'il avait confiance qu'au bout, par l'application persévérante de la science à la conduite des sociétés, par l'éducation progressive des hommes, l'humanité saurait dominer ce destin mauvais. C'est-là le sens profond et généreux d'une oeuvre parfois brutale qui n'est jamais avilissante. (Applaudissements à gauche et à l'extrême gauche)
Aujourd'hui, vous lui opposez d'autres grands morts. Et tout à l'heure, j'avoue que j'éprouvais une sorte d'émotion à entendre M. Maurice Barrès glorifier Victor Hugo.
Eh ! oui, M. Barrès ne peut pas le désavouer entièrement. Quoi qu'il en ait, il doit au romantisme une trop grande part de sa sensibilité ; mais au moment même où, pour combattre le naturalisme de Zola, M. Barrès glorifiait le maître du romantisme, je ne pouvais pas oublier que ses amis, ses compagnons d'armes, ses disciples, depuis Maurras jusqu'à Lasserre qui lui dédiait récemment son oeuvre sur La Crise du romantisme, je ne pouvais pas oublier que toute l'école de M. Barrès condamne non seulement le naturalisme, mais aussi le romantisme.
Pourquoi ? Oh ! parce que malgré les alliances premières, momentanées, accidentelles du romantisme avec les pouvoirs d'autorité et de tradition, vous avez bien reconnu qu'il portait en lui le souffle orageux de la Révolution, que c'était l'aspiration infinie des âmes françaises vers la liberté et vers la justice qui avait renouvelé l'art du romantisme, qui lui avait donné ce frisson, et, dans le romantisme comme dans le naturalisme, vous poursuivez l'esprit de la Révolution appliqué à l'art. (Vifs applaudissements à l'extrême gauche et à gauche.)
M. Combrouze. Et dire que c'est l'autre qui est académicien ! (Vifs applaudissements et rires sur les mêmes bancs.)
M. Jaurès. Voilà le sens de l'opposition que vous faites au projet. Voilà aussi le sens du vote que la Chambre émettra tout à l'heure. Il signifiera, encore une fois, que Zola n'a pas séparé, qu'il a réuni l'art et la vie dans la passion de la vérité. Il signifiera que, s'il est bon, comme le demande M. Maurice Barrès, pour les grands peuples, de ne pas oublier leur passé profond, d'honorer leur terre et leurs morts, il ne faut pas arbitrairement mutiler la tradition de la patrie et que le clair génie encyclopédique et révolutionnaire est une partie de cette tradition. (Applaudissements à gauche et à l'extrême gauche.) Il signifiera que l'art, quelque haute que soit sa fonction propre, quelque distincte que soit sa forme propre, trouve un renouvellement au contact de la réalité et de la vie.
Ah ! il a plu à M. Barrès de s'enfermer dans je ne sais quelle doctrine de contemplation parfois un peu dédaigneuse ; on y sent encore le frémissement de la vie ; mais il n'a pas oublié qu'il a commencé par la glorification, par le culte exclusif de l'individu. Il a trouvé ce culte un peu étroit, il a voulu l'élargir ; mais il n'a demandé cet élargissement qu'au culte du passé, parce que c'est encore une façon de continuer la solitude où il se complaît.
La gloire de Zola, son honneur, c'est de n'avoir pas conçu l'art à la façon de M. Barrès, comme une sorte d'étang mélancolique et trouble, mais comme un grand fleuve qui emporte avec lui tous les mélanges de la vie, toutes les audaces de la réalité. (Applaudissements sur les mêmes bancs.)
C'est là ce que le peuple, avec son instinct, a reconnu dans l'oeuvre de Zola, dans le chercheur de vérité, dans le compagnon de bataille. Et voilà pourquoi nous vous demandons, messieurs, non seulement d'écarter les restrictions et les réserves, mais, d'accord avec le Gouvernement, de donner à la solennité qui doit fêter cette grande mémoire toute la force et toute l'ampleur populaires qui conviennent au génie français. (Vifs applaudissements à gauche et à l'extrême gauche.)