1918. Molly poursuit Edward, son fiancé, à travers toute l’Asie. Celui-ci la fuit. C’est là toute l’intrigue du film. Mais ce n’est pas l’objet du film, c’est seulement son fil narratif. L’objet du film, c’est « le grand tour ». Un voyage à travers le temps, les langues, les sensations, à travers le silence et les bruits, à travers les villes et les jungles.
A travers les langues tout d’abord. Les deux personnages principaux sont anglais ; pourtant ils parlent portugais. On se demande d’abord s’ils sont bilingues, binationaux. Manifestement non. Ils n'ont rien à voir avec le Portugal. Ce premier constat surprend, dés-oriente. Être désorienté, c’est un excellent point départ pour faire le tour de l’Asie. Cependant, le spectateur ne se perd pas mais suit un guide, et ce fil conducteur qu'il ne lâchera plus jusqu’à la fin du film, c’est la narration. Car l’histoire d’Edward, puis celle de Molly qui le poursuit, est racontée par une voix off qu’il ne peut comprendre. Cette voix change chaque fois que les héros passent une frontière. Chaque voix parle la langue du pays traversé, le Myanmar, Singapour, la Thaïlande, le Vietnam, les Philippines, le Japon, puis la Chine. Ces voix patientes font vibrer, les unes après les autres, les sonorités complexes, exotiques, subtiles, des langues de l’Orient. Et on les entend d’autant mieux qu’on ne les comprend pas à l'audition mais à la lecture, par les sous-titres nous en donnent la traduction.
Voyage à travers le temps ensuite. Au début du film, on nous annonce que c’est l’année 1918. Les personnages en ont le style, l’allure, les costumes. L’image est en noir et blanc. On est sur un bateau de commerce à Rangoon, au milieu de ballots de marchandises. Puis, lorsque Edward se perd une première fois dans la jungle, après que le train qu’il a pris a déraillé, presque incidemment, la caméra nous montre un téléphone portable caché entre des feuilles. A nouveau, on est dérouté. Puis on comprend. Le metteur en scène l’aura laissé tomber là, pour indiquer la trace de son passage. C’est bien une fiction qu’il est entrain de filmer. Nous voici dans un type de film où, grâce au pouvoir d’une narration, le metteur en scène ne cherche pas à nous piéger par de lourds effets de « réel ».
Mais le téléphone perdu est aussi l'annonce d'une superposition des temps du film. Tandis que la narration nous emmène vers la ville, nous voici soudain à Bangkok aujourd’hui, sur un carrefour, au cœur d’un interminable carrousel de motos. Que fait-on dans cette métropole moderne ? On y voyage, sur les traces d’Edward et de Molly. Par la suite, le film ne cessera de naviguer entre ces deux scènes, celle du conte avec ses personnages costumés, et celle du monde contemporain où le cinéaste a poursuivi leurs traces. En outre, à chaque étape de l’intrigue se dresse encore, et en couleurs cette fois, une troisième scène où surgissent des marionnettes, l’ombre de silhouettes sur un drap, ou simplement des bras et des doigts habilement lacés perchés au-dessus de chapeaux de paille de riz pour évoquer des cygnes ou d’autres oiseaux de contes de fée, et ces mains, ces silhouettes, ces marionnettes de théâtre asiatiques content elles aussi, chacune à leur manière, l’histoire d’une poursuite amoureuse.
Chacun de leur côté, les amoureux font des rencontres cocasses et c’est l’occasion d'entrevoir quelques silhouettes de personnages de roman : un cousin idiot qui prend Edward pour un espion de sa majesté, un consul anglais opiomane qui a fui son poste en ville pour aller s’installer dans la forêt, une décoratrice de caractère (et de mauvais caractère) qui aime et connaît les fleurs et a été recrutée pour la fête d’anniversaire d’un prince thaïlandais, un éleveur de bétail menaçant puis sentimental, qui tombe amoureux de Molly et lui offre les commodités et la splendide solitude de son palais perdu dans la jungle, une jeune suivante vietnamienne au port de tête magnifique qui accompagne Molly dans la dernière étape de sa poursuite, une diseuse de bonne aventure qui lui annonce la fin de son aventure, un évêque en mission en Chine qui ne rêve que de retourner dans son Yorkshire natal pour y manger de la confiture de myrtilles au coin d’une cheminée.
Voyage, enfin, à travers les sensations, les paysages, les silences et les bruits. Pour un pareil voyage, la photographie devait être soignée, et le résultat est magnifique. Le choix du noir et blanc n’est pas une simple référence à l’époque de l’intrigue mais il est adéquat car il met en relief les contrastes d’ombre et de lumière bien mieux que ne le ferait la couleur qui distrait le regard et aplatit les valeurs. Il rend l’épaisseur, la moiteur, le velouté des ombres de la jungle où Edward et Molly se perdent chacun à leur tour. Rendant aux plans leur profondeur, il augmente l’effet de la découverte visuelle. L’apparition de l’image sur l’écran n’est pas frontale et brutale comme c’est aujourd’hui à la mode pour paralyser le spectateur sur son siège, elle est naturelle et sans effet sonore ajouté. Les séquences sont interrompues par de courtes pauses qui permettent au spectateur de réaliser qu’il quitte un espace- temps pour entrer dans un autre. On a le temps d’entrer dans la première image, et dans le nouvel environnement sur lequel elle ouvre. Le temps aussi d’entrer dans un nouveau monde sonore, le monde animal et végétal de la jungle, tout en stridulations et sifflements légers, et celui des métropoles grouillantes d’hommes, avec ses innombrables bruits mécaniques et ses multiples voix humaines, qui alternent tout au long du film.
On croise des visions surprenantes, comme cet immense bateau plat, profilé comme une lame, fendant l’Irrawaddy, ce gigantesque bouddha aux yeux mi-clos taillé dans une falaise, les gratte-ciels vertigineux de Chongqing, percés de tunnels où passe un train suspendu et ces pandas immobiles, semblables à d’énormes peluches, accrochés au sommet de minces bambous. Il y a encore ces scènes très crues ou très belles, comme ces gestes de kung-fu, exécutés par des moines Shaolin, condensant la précision du danseur et l’énergie de la foudre, enchaînés dans ces séquences d’une étourdissante complication, se terminant sur des figures arrêtées en plein élan, ; ces cueilleurs de lotus circulant lourdement, de l’eau jusqu’à la taille, dans un lac couvert de feuilles de nénuphar grandes comme des vasques, pour en faire de lourds bouquets que des jeunes filles dans un hangar nouent à la chaîne pour la vente; ces hommes des Philippines qui, avec des gestes cruels, équipent de lames de métal les ergots de coqs pour les apprêter au combat, ces joueurs de mah-jong chinois qui entassent leurs petits cubes sur une table devant eux par petits sauts de main très rapides...
Certes, on pourra reprocher à ce film de ne rien nous apprendre sur la vraie vie des habitants de l’Asie, de n’en proposer que des images furtives et exotiques et d’avoir emprunté, pour faire ce voyage, le regard d’une époque colonialiste.... Mais ce serait lui faire un faux procès, car ce film n’a aucune intention documentaire, ce n’est pas un voyage réel, c’est un voyage de conte et de cinéma, de sensations et d’images, fait pour aller à la rencontre d’un autre univers sensoriel, pour apprendre à regarder et à entendre.