Excuse-moi de parler de toi qui ne me connais pas
Cela fait au moins deux ans que, lorsque je me lève au milieu de la nuit pour répondre à certains besoins, entre 1h et 5h du matin, et que je jette un coup d’œil dans la rue par la fenêtre de la cuisine, je peux voir, à la lumière blafarde du lampadaire, sous l’abri bus, une petite silhouette tassée sur elle-même, toujours vêtue de la même façon : un survêtement à capuche gris clair. Tu es l’image même de la solitude. Ta tête baissée dodeline sous l’effet d’un mauvais sommeil. Fidèle à ton poste, tu es là toutes les nuits, été comme hiver, qu’il pleuve ou bien qu’il vente. Sauf le dimanche.
J’habite près d’un hub de transports, d’où partent bus, métros, RER et TER. Si tu passes toutes ses nuits, sauf celle du dimanche, sur le banc de l’abri bus, c’est parce que tu dois aller à ton travail. Si tant est que tu aies un toit, tu habites probablement loin dans la banlieue, et comme tu dois te trouver très tôt à son travail à l’autre bout de la ville, tu n’as pas trouvé d’autre solution que de passer la nuit sur ce banc.
En regardant un peu mieux, j’ai pu voir la couleur de ta peau : marron foncée. Tout comme celle des travailleurs qu’emploie la société de nettoyage qui passe dans notre immeuble. Tout comme celle des ouvriers qui travaillent sur les chantiers les plus durs, à manier le marteau piqueur, souvent sous le contrôle d’un autre travailleur à peau plus claire. Et pour un Omar Sy, combien de ces esclaves modernes ?
Nuit après nuit, enveloppé dans ta solitude, tu subis sans une plainte ce calvaire ordinaire. Et pourtant, paraît-il, on a aboli l’esclavage.... Dans ce monde « civilisé », il n’y a plus d’esclaves latifundiaires... Et puis, cela coûterait finalement plus cher de loger et de nourrir les travailleurs. Le plus simple est de laisser prospérer la misère et la solitude et de forcer ensuite ces pauvres déracinés issus des anciennes colonies à accepter une vie de fantôme.