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Billet de blog 9 février 2023

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Rimbaud et « la liberté libre »

A travers l’exemple de la vie d’Arthur Rimbaud, « l’homme aux semelles de vent » qui chérissait la « liberté libre » et en s’appuyant sur l’étonnant portrait qu’en a retracé Jean Jacques Lefrère, médecin et historien des milieux littéraires du 19e siècle, dans sa superbe biographie, ce texte reprend l’étude du thème de l’illusion de la liberté.

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Avant de lire la biographie de Rimbaud par Jean-Jacques Lefrère, je me faisais une idée assez abstraite de ce génial poète adolescent. Peu d’écrivains ont, comme lui, passionné leurs lecteurs tout autant par leur vie que par leur œuvre. Aucun autre n’a su les fasciner autant par son silence que par ses paroles. Certains auteurs se sont mirés dans son image et se sont servis d’elle pour que rejaillisse sur eux la gloire de son héroïsme postulé de libre aventurier. Moi-même, j’ai longtemps cru qu’il n’avait pas su transiger avec la médiocrité et que c’était pour cela qu’il était finalement parti au Harar, pour aller jusqu’au bout de sa liberté. De l'histoire de sa vie, je retenais sa précocité intellectuelle et sa force de caractère hors du commun, son désir perpétuel de nouveauté, sa capacité à inventer de nouvelles formes et à les répudier dès qu’il les trouvait usées, son mélange d’obstination et d’impatience, sa misanthropie confinant à la sauvagerie, son incapacité à supporter la médiocrité et le conformisme social, sa grande dureté envers lui-même et envers les autres, son goût pour la liberté libre qui avait fini, croyais-je, par faire de lui le forçat de lui-même. Je le voyais génial, libre et fort, tournant le dos à la vie mesquine de province, à la religion imposée, à la médiocrité des « assis », trouvant des langages poétiques nouveaux et défiant les poètes installés, refusant d’avilir une femme par un désir masculin dominateur en cette époque de patriarcat triomphant, refusant tous les conformismes, puis tournant le dos à la poésie pour vivre plus libre encore, poursuivant d’éternels ailleurs.... Je le voyais faire un pied de nez aux bourgeois de Charleville, aux Prussiens, à Badinguet puis à M. Thiers, aux curés et à sa mère, aux Parnassiens, aux gens de lettres parisiens et finalement à la société occidentale tout entière en poussant l’amour de l’indépendance jusqu’à aller se faire l’esclave de sa propre liberté au fin fond de l’Afrique : « Allons, la route, le fardeau, le désert... ». Je n’avais pas pris la mesure de la dure réalité sur laquelle il avait buté, pas pris conscience de l’impasse dans laquelle il avait été acculé. Je ne voyais pas que, malgré sa grande force de caractère, malgré son refus de l’ordre établi, malgré son goût de la liberté libre, il n’avait rien pu choisir. Non, en fait, il n’avait pas choisi de mener cette vie « de brute, de nègre » qui le faisait gémir dans d’innombrables lettres à ses « chers amis » (sa mère et sa sœur). Il le dit lui-même : c’était la seule chose qu’il pouvait faire. On ne fait que ce qu’on peut faire.

Là-dessus le livre de Jean-Jacques Lefrère m’a ouvert les yeux. Ce livre est tout autant un livre d’histoire sociale qu’une biographie. En effet, il ne se contente pas de faire la biographie d’Arthur Rimbaud, mais il reconstitue aussi, de la façon la plus factuelle et la plus précise possible, le monde dans lequel Arthur a vécu, sans lequel la biographie d’Arthur resterait suspendue dans le ciel des idées abstraites et en deviendrait aussi fausse qu’illusoire. Car on ne se contente pas de vivre dans le monde, mais chacun porte en lui une fraction particulière, singulière, de ce monde.

Rimbaud a vécu à une époque que, lorsque je l'ai découvert à l'adolescence, j'ai cru naïvement romantique, à cause, justement, des écrivains, des poètes, mais aussi parce que c’était le temps du feu dans la cheminée, des diligences, des robes longues qu’on prenait à deux mains pour monter dans la diligence et pour s’y asseoir, des parties de campagne en chapeaux de paille, de tout un folklore champêtre, et des individus conquérants de la modernité commençante au milieu de ce folklore... alors qu’elle n’était que pathétique, avec une majorité d’hommes et de femmes ignorant totalement le confort (exceptionnelle la salle de bain à eau chaude de George Sand au milieu du Berry...), encore à la merci de toutes les maladies contagieuses comme le choléra et la tuberculose, dans ce siècle de villes malsaines et de promiscuité, à la merci de tous les accidents de la vie. La modernité d'alors n'excluait pas les mines avaleuses d’hommes, les habitats ouvriers insalubres, les corps asservis au travail sans fin, les maisons froides où l’hiver collait à la peau, les vies courtes.... Y compris les vies d’écrivains, vies de bohême...Rimbaud est mort spécialement jeune, à 37 ans mais, avant lui, Musset et Baudelaire n’avaient pas vécu au-delà de 46 ans et Maupassant meurt à 43. Plus d’un poète vécut comme un pauvre diable écrivant à la bougie dans une mansarde froide et noire, cherchant à échapper, par les travaux de sa plume envoyés à de rares revues, à l’aigre destinée des « assis », pions, professeurs de collège, employés d’administration.... On songe à l’épisode du duel avec son cothurne que Vallès raconte dans Le Bachelier, à la suite de leur cohabitation dans une minuscule mansarde où ils ne pouvaient pas se tenir debout et ne pouvaient dormir qu’à tour de rôle ... beaucoup de ces jeunes littérateurs ont mené des vies de chien. Sans compter la ridicule morale bourgeoise qui les menaçait de ses procès, l’esprit cloche-merlesque qui régnait dans tous les milieux, à la ville comme à la campagne, y compris chez les gens de lettres.

Lefrère ne fait pas que raconter la vie de Rimbaud, il en restitue toute l’épaisseur vécue grâce aux multiples détails précis qu’il en donne: on pénètre avec lui dans le monde vécu de Rimbaud, on le suit dans tous les lieux où il a vécu. C’est ainsi qu’on comprend qu’ils n’étaient qu’à peine chauffés et que Rimbaud a fini par fuir les Ardennes parce qu’il redoutait le froid, on comprend que la nourriture qu’il consommait était le plus souvent très frugale, qu’il a vécu toute une période à boire plus que de raison parce qu’il avait fort peu à manger, qu’il manquait sans cesse d’argent, que se procurer des livres, ou même de l’encre et du papier était très compliqué, qu’il a vécu dans des galetas et parfois dans la rue en se nourrissant d’épluchures, etc....

Vallès comme Germain Nouveau ou d’autres avaient accepté d’être bacheliers, puis de mener la vie médiocre des pions et des professeurs de ce temps, et avant qu’il ne se décide à gagner quelques subsides à Londres avec des traductions ou des cours de français pour ne pas dépendre complètement de Verlaine, Rimbaud avait refusé cette vie médiocre et croyait pouvoir gagner fièrement sa vie au seul moyen de sa plume. Débarqué très jeune à Paris, dans le milieu de la petite bourgeoisie littéraire, il avait espéré pouvoir s’y faire une place, mais les gens de lettres le reçurent avec une curiosité qui s’est vite chargée de préjugés avant de se muer en rejet pur et simple. Il n’avait pas un sou en poche et se trouva totalement dépendant du mécénat de ce milieu petit bourgeois finalement très conformiste. Ainsi, Banville lui avait-il gracieusement offert de l’héberger dans une mansarde sous les toits, mais il ne lui serait pas venu à l’idée de lui proposer aussi à manger... Aucun directeur de revue, ne lui a, non plus, offert d’éditer ses poèmes pour lui procurer un petit revenu. Finalement, ce très jeune poète prodige n’a été, pour les gens de ce milieu, qu’une bête curieuse, la distraction d’un moment, vite passée... Car son aventure avec Verlaine a fini par faire de lui un paria. Il s’en est rendu compte et a réagi par des provocations adolescentes, jouant le rôle du renverseur de tables, du rustre trublion, du gigolo infernal. Et après cela, il a fini par dépendre totalement de Verlaine.

A propos de cette relation entre Verlaine et Rimbaud, on pourrait sans doute appliquer aujourd’hui l’expression : « détournement de mineur ». Une photo de Verlaine le montre vers 1870 debout, en manteau à col de fourrure. Il a fourré une main dans la poche, affectant une pose presqu’insolente. Ses sourcils très rapprochés, son regard fixe dirigé au loin, son nez court et relevé aux narines ouvertes, ses lèvres fines closes dans une moue un peu dure, ses cheveux mi-longs brossés en arrière et sur le côté, confèrent à sa figure une sorte de sauvagerie étrange, carnassière... Ce n’est pas là le portrait d’un tendre. Dans le couple, Rimbaud fut-il vraiment « l’époux infernal » ? L’orgueil qu’il a mis à se donner ce rôle dans la Saison n’est peut-être qu’une tentative de surmonter l’humiliation qu’il avait dû éprouver dans sa relation avec son aîné, qui l’avait placé, depuis le début, dans une position de dépendance vis-à-vis de ce dernier. Verlaine avait, lui, une mère attentionnée, il vivait dans un confort bourgeois chez ses beaux-parents, il avait un emploi de mairie et il aurait voulu avoir tout cela en même temps que l’amour de ce jeune homme que le hasard et la nécessité avaient jeté sur le pas de sa porte. En réalité, il n’a cessé de poursuivre celui-ci de ses assiduités, jusqu’au coup de révolver qui mit fin à leur relation. Peut-être avait-il deviné que le jeune homme avait déjà subi les approches d’hommes adultes (que s’était-il passé dans la prison de Mazas pour que « son triste cœur bave à la poupe ? »). Sans argent à Paris, Rimbaud ne pouvait lui échapper qu’en allant retrouver dans les sombres Ardennes la mother, qu’il avait toujours voulu fuir. Il se trouvait pris entre deux feux : il ne pouvait fuir l’un que pour retourner vers l’autre.

On peut vérifier à quel point la question de l’indépendance financière était cruciale pour Rimbaud à deux moments de son histoire. Lorsque, après le coup de révolver de Bruxelles, quand sa mère et sa sœur sont venus le trouver à Londres, il a été, pour une fois, heureux : heureux surtout, de bénéficier enfin d’un peu de confort matériel qu’il ne devait pas à Verlaine, heureux de ne plus se sentir un réprouvé, heureux de pouvoir montrer à sa mère qu’il connaissait Londres et s’y était fait une petite place. Puis, lorsque Rimbaud se met à chercher par tous les moyens à gagner son indépendance financière, en recherchant des petits boulots à travers toute l’Europe, et que Verlaine cherche à renouer avec lui, il n’accepte de lui répondre que pour lui réclamer de l’argent. Une manière de lui rappeler, peut-être, que celui-ci ne l’avait retenu près de lui, jusque-là, que parce qu’il lui avait donné des moyens, d’ailleurs assez limités, de vivre, ou plutôt de survivre.

C’est parce qu’il sentait que sa réputation comme homme et comme écrivain était, définitivement, flétrie, qu’il a fui très loin et qu’il a renoncé à l’écriture comme à l’homosexualité. Car l’opprobre qui pesait alors sur les homosexuels a sans nul doute pesé d’un poids décisif dans sa renonciation à l’écriture. Cet opprobre, on en prend la mesure en constatant que, des années plus tard, le dessinateur Forain comme le musicien Cabaner, deux autres homosexuels qui avaient approché Rimbaud dans sa jeunesse, dissimulent sciemment cet épisode de leur vie parce qu’ils craignent que leur milieu ne les en blâme. Quant à Verlaine, il ne put retrouver un semblant de réhabilitation qu’en affichant une ferveur chrétienne qu’on pourrait juger trop bruyante pour ne pas être exagérée. Il semble bien que par la suite, tout autant qu’auparavant, la vie sexuelle de Rimbaud ait été très limitée. Pas la peine d’aller lui inventer une relation avec son serviteur Djami. Rimbaud le dit et le répète, à plusieurs reprises, dans ses lettres d’Aden et du Harar : il ne serait question pour lui de revenir en France que pour se marier et s’établir. Pour mener une vie normale aux yeux de tous. Seule façon de prouver, de manière officielle et éclatante, que le négociant qu’il est devenu en Afrique n’a plus rien à voir avec l’ancien gigolo buveur d’absinthe de sa jeunesse parisienne. Sans doute, il n’avait pas trop de compétence pour cette condition matrimoniale, et on peut supposer que c’est pour s’y exercer qu’il a peut-être presque violé une pauvre femme abyssine qu’il a envoyé ensuite en Egypte, désabusé...

La mother. Trois témoignages vivants laissent entrevoir la silhouette de cette femme-là. Une photo toute piquetée par le temps la montre se tenant « trop droite », dans une jupe longue et noire qui exagère sa raideur, un court corsage noir très cintré au-dessus duquel se dresse le visage austère et massif comme une falaise, le visage de quelqu’un qui ne sourit jamais. Brutale comme un soudard, sans la dépravation, mais avec, au contraire, une âme de nonne desséchée... Vous vient alors en mémoire : « enfin, quand on a faim et soif, quelqu’un qui vous chasse... ».

L’autre témoignage, c’est l’interview de 1954 fait par les deux Pierre (Dumayet et Desgraupes) du fils du métayer des Rimbaud à Roche. Il avait pu croiser Rimbaud quand celui-ci, entre deux séjours à l’Hôpital de la Conception à de Marseille, était venu passer son dernier été dans la ferme de sa mère, alors qu’on venait de lui couper la jambe droite au-dessus du genou et qu’il ne pouvait se déplacer qu’en voiture à cheval. Desgraupes déploie sa loquacité et son savoir-faire urbain pour soutirer les informations à ce vieux paysan ardennais qui ne sait guère raconter ce qu’il a vu. « Vous l’avez vu Rimbaud ? Il était habillé comment ? Il avait sa jambe de bois ? Et sa mère, vous la connaissiez ? » A cette dernière question, le vieux paysan répond par un petit rire : « Oh ben, oui, ça ... ! ». Le paysan était tout jeune alors, et il était le fils du métayer de cette femme. Alors, oui, ça... la mère Rimbaud, certes, il ne pouvait pas l’oublier... Dommage que Desgraupes ne lui ait pas fait préciser tout ce que ce petit rire sous-entendait.

Car la mère Rimbaud, c’était sans doute une de ces femmes qu’on ne pouvait pas oublier avoir vu. Ni l’ancien professeur Izambard, ni l’ami Delahaye ne l’oublieront. Pas plus qu’on ne peut oublier avoir vu un revenant, un loup garou, le diable. Une image qui frappe l’esprit.

Dans cette même émission de 1954, Dumayet et Desgraupes ont aussi interrogé les deux nièces de Rimbaud, les filles de son frère aîné Frédéric, banni de la maison maternelle parce qu’il avait déchu en épousant contre la volonté de sa mère une fille sans argent et peu considéré parce qu’il n’avait pas réussi d’études ni trouvé de métier en rapport avec la condition de petite propriétaire rurale de sa mère (il était conducteur de calèche à Attigny, tout près de Roche). La grand-mère n’avait jamais voulu les voir. Elle ne les verra qu’une seule fois, lorsqu’à la mort de leur père, elle viendra les chercher en voiture à cheval pour les conduire dans un pensionnat. Les deux femmes se rappelaient que leur grand-mère ne les avait pas regardées et ne leur avait pas adressé une seule fois la parole, durant tout le trajet. La mère Rimbaud, raide comme une falaise... Des décennies plus tard, les deux vieilles femmes vivaient encore dans l’ombre glacée de son mépris.

Autre témoignage, celui-ci livresque, un parmi d’autres. Quand Rimbaud agonise à l’Hôpital de la Conception dans d’atroces douleurs, elle ne vient pas le voir, ne prend même pas de ses nouvelles, sa pieuse fille Isabelle lui en fait reproche....

Toute sa vie, Rimbaud a vécu dans l’absence de confort, dans un état proche du dénuement, même si, à la fin, il transportait sur lui l’or qu’il avait durement gagné: « Je m’en allais, les poings dans mes poches percées... ». Ses poches étaient percées. Il avait froid et faim. Et il s’en allait.... S’il a écrit Les Effarés et Les Etrennes des orphelins, c’est qu’il n’était pas loin de leur dénuement, sauf que lui n’était pas orphelin, mais avait une mère seule chargée de quatre enfants et dure comme 73 administrations à casquettes de plomb. On n’en finirait pas d’énumérer tous les petits larcins, les petites combines pour obtenir des suppléments à ses maigres repas, pour avoir des livres, du papier, de l’encre, plus tard un peu de tabac...Pas beaucoup de bois dans la cheminée... « Le thé, le café, si rares... » des Comédies de la soif. Pour seul horizon culturel, l’institut Rossat, caserne pour enfants, et l’église.... Pour seul loisir, une barque qu’il s’amuse à faire tanguer sur l’eau noire de la Meuse, avec son frère Frédéric, en rêvant à de grands voyages...

A l’institut Rossat, il apprend facilement. Tout le contraire de son frère ! Le cas de figure se retrouve en littérature... Pour que l’un s’envole, faut-il que l’autre s’affaisse ? Pour un Victor, un Abel ; pour un Arthur, un Frédéric... Un jeune professeur, Izambard, s’intéresse au jeune prodige qui collectionne les prix, lui fait lire des livres modernes, de la poésie. L’enfant sans père s’éprend des mots que son aîné lui propose, joue avec eux, en virtuose : il s’est trouvé une occupation, une raison d’être, il sera poète...Chose à laquelle sa mère n’entend rien. Raison de plus.

Il lâche la barque, son frère, ses rêves de petit enfant, trouve un camarade, Delahaye, qui aime comme lui jouer à faire de la littérature, des phrases, des vers, et ils apprennent à se parler et à se comprendre à demi-mot, cultivant une langue faite d’allusions et d’ellipses pour une communication à l’abri de l’entendement des mères, des curés, des professeurs, de tous les gouvernants....Avec ou sans lui, il commence ses vagabondages, toujours plus loin, par ondes concentriques. Ses poésies sont remplies des paysages ardennais rencontrés, la « flache noire et froide » les « corbeaux délicieux », les « ormeaux sans voix », les « tendres bois de noisetiers », les « grands mouvements des sapinaies » ...

Il ne cessera désormais plus jamais de marcher, jusqu’à mourir d’un cancer au genou... Ses promenades le mènent au bord de la Meuse, puis jusqu’à Douai, à Bruxelles, à Paris, à Londres. Quand il quitte Verlaine, c’est le moment des grands voyages, faits en partie à pied (sa lettre sur la traversée du Saint Gothard dans la neige est son dernier texte littéraire), en Allemagne, en Suisse, en Italie...  Il allonge encore les distances, va jusqu’en Indonésie, revient en Europe, dans les pays nordiques, repart pour Alexandrie, puis pour Chypre... enfin, en 1880, il s’installe à Aden, puis au Harar, où il devient négociant. Cherche-t-il alors seulement le dépaysement ? Non, ce qu’il cherche d’abord, désespérément, c’est un solide gagne-pain. Il le trouvera lorsqu’il rencontrera Alfred Bardey à Aden.

Mais pourquoi pas plus près de chez lui ? D’où lui vient cette compulsion voyageuse ? Goût de l’aventure, de la liberté, de la découverte ? Sans doute... Goût de ces grands voyages, comme tant d’enfants de ce siècle, abreuvés de Jules Verne et des histoires de la conquête coloniale, en caressaient secrètement l’entreprise ? Habitude des marches longues, contractée très jeune, qui lui est restée dans le corps ? Certainement...

Pourtant, cela ne suffit pas à comprendre. En vérité, c’est plutôt la nécessité qui l’a poussé sur les routes. Car Rimbaud, sans cesse, a fui, rêvant d’un lieu de séjour plus heureux, d’une vie plus prospère. Jusqu’en 1871, c’est sa mère qu’il fuit, en cherchant asile à Douai auprès des sœur Gindre qui avaient adopté son professeur, le jeune Izambard, puis chez Demeny, puis à Bruxelles, puis à Paris.... Tous ses espoirs de vie meilleure se sont alors tournés vers une hypothétique célébrité littéraire. Ensuite, c’est le milieu littéraire parisien, qui l’a rejeté, qu’il fuit en allant vivre à Londres avec Verlaine. Et encore sa mère, vers laquelle il ne veut pas revenir. Puis, à partir de 1875, c’est Verlaine et c’est l’image de ce qu’il est devenu auprès de ce dernier qu’il fuit, en cherchant à trouver un gagne-pain loin de Paris et de Londres. Il fuit Verlaine mais avec lui, tout ce qui le lui rappelle, il fuit donc aussi la littérature pour ne plus envisager que des activités « positives », matérielles, inscrites dans la modernité, quelque brutalité que cette modernité charrie avec elle (les contradictions qu’on trouve dans Les Illuminations manifestent ce mélange d’attraction et de répulsion qu’il ressent pour la modernité). Après avoir finalement renoncé à vivre chichement en enseignant les langues, il devient tour à tour mercenaire dans l’armée coloniale néerlandaise qu’il déserte très vite, puis contremaître sur un chantier de construction à Chypre où il attrape le paludisme, et finalement négociant, en Afrique, de café, d’ivoire, de peaux, de plumes d’autruche et enfin de fusils pour le negus du Choa.... Là, il s’installe au Harar, avec des allers et retours vers Aden, et il y mène une vie à moitié nomade, car, comme il l’explique dans ses lettres, il ne peut plus se passer de repartir sans cesse. « Je m’en allai... ». Rimbaud s’en va toujours et le départ est devenu pour lui un appel si puissant que les derniers mots qu’il écrira sont, au Directeur des Messageries Maritimes : « dites-moi quand je pourrai être transporté à bord... »

 Rimbaud, « l’homme aux semelles de vent », n’a donc pas été libre, il n’a rien choisi, il a toujours été contraint, il s’en est d’ailleurs constamment plaint, si l’on veut bien l’entendre...Fi des « grands hommes » et de leur destinée herculéenne forgée à la seule force de leur poignet. Fi de toute métaphysique. Cessons de prendre les écrivains, les poètes, pour des génies ou des héros. Renvoyons-les à leur humaine condition, parfois pitoyable, qui nous rend leurs voix plus familières et leurs paroles plus sensibles. Certains adorateurs de « Rimbald le marin » ont préféré ignorer le vrai Rimbaud, pour mieux suivre les mirages de sa poésie, pleine de désirs non réalisés. Pourtant, sa poésie, plus d’une fois, nous révèle sa fragilité : « Si je regrette une eau d’Europe, c’est la flache/ Noire et froide où, vers le crépuscule embaumé/ Un enfant accroupi plein de tristesses, lâche/ Un bateau frêle comme un papillon de mai ». Un enfant dont l’immense talent serait resté, pour toujours, méconnu, si son ancien compagnon poète, certainement très amoureux, même après avoir été à tout jamais renié par lui, n’avait, pour le ravissement des générations futures, révélé son œuvre au public. Merci à Jean Jacques Lefrère de m’avoir permis, par sa patiente et minutieuse reconstitution, de m’approcher d’aussi près de la vraie vie d’Arthur Rimbaud.

Sitographie

https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/f/f4/Vitalie_Rimbaud_ca_1890.jpg

https://france3-regions.francetvinfo.fr/hauts-de-france/nord-0/photos-inedites-du-poete-paul-verlaine-sa-famille-ont-ete-retrouvees-lille-1750359.html

https://www.ina.fr/ina-eclaire-actu/video/i11181188/pierre-dumayet-pierre-desgraupes-et-un-voisin-de-rimbaud

https://www.ina.fr/ina-eclaire-actu/video/i21012821/rencontre-avec-les-nieces-d-arthur-rimbaud

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