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Billet de blog 11 janvier 2025

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D’où vient le désir d’apprendre ? A quoi sert l’Education nationale ?

Du comté de Neuchâtel au 18e jusqu'à Edouard Louis aujourd'hui, qu'est-ce que les autodidactes d'hier ou d'aujourd'hui ont à nous apprendre sur le désir d'apprendre ? Aujourd'hui, à quoi sert l'Education nationale ? Réflexions sur l'éducation par une retraitée de l'Education nationale

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

La promesse non tenue « d’égalité des chances » et de promotion sociale par l’Education Nationale a développé un ressentiment contre l’école publique[i] et envers les élites scolaires qui a contribué à la montée de l’extrême droite.

Certes, la liste à dresser serait longue des réformes nuisibles et des lubies ministérielles nocives, de même que des suppressions de postes et des diminutions de moyens dont l’éducation nationale a dû pâtir depuis la présidence de Sarkozy[ii]. Il n’en demeure pas moins que, malgré le dévouement de nombre de ses acteurs, le système a montré son impuissance à tenir cette promesse. Si bien qu’aujourd’hui, dans un certain nombre de familles populaires, les enfants sont enclins à croire qu’il leur serait plus facile de réussir par le sport, le loto, la chanson, l’influence, les concours de beauté, ou une forme quelconque de vedettariat que par le diplôme. Ayant passé toute ma carrière dans l’Education nationale, je ne peux que m’interroger sur les causes de cette énorme défaillance.

Il y a quelques temps, j’ai lu Le maître ignorant de Jacques Rancière[iii], un auteur aux intuitions fulgurantes. J’en ai retiré cette idée que nous sommes tous des autodidactes qui nous ignorons. D’ailleurs, si je m’interroge moi-même sur ce que j’ai jadis appris à l’école, je vois que j’aurais, finalement, beaucoup de mal à en cerner le contenu précis. Je n’y ai même pas appris à lire, puisque je n’ai pas fréquenté l’école maternelle et que, comme beaucoup d’enfants de professeurs, j’ai su lire avant d’entrer au cours préparatoire. Lorsqu’on ouvre Google à la recherche « enfant autodidacte », on tombe sur « enfant à intelligence précoce » « enfant surdoué » ou encore « enfant zèbre » et autres bêtes curieuses. C’est en tablant sur un axiome rigoureusement opposé, celui de l’égalité des intelligences, que Jacotot, le maître ignorant rendu célèbre par Rancière, a fondé son système d’éducation, qui repose sur la pratique systématisée de l’autodidaxie, où le maître, ignorant lui-même la discipline qu’il enseigne, n’a plus qu’un rôle de soutien et de stimulant. On connaît un cas de pratique spontanée de cette méthode, suivie de succès, celui du troyen Pierre Jean Grosley, né en 1718, qui raconte qu’il a appris à lire auprès de sa servante, elle-même analphabète, qui lui faisait lire et relire des pages de la Bible jusqu’à ce qu’elle puisse en comprendre le sens (sans doute connaissait-il déjà son alphabet)[iv].

Voulant comprendre à ma manière comment cette méthode fonctionne, il m’a semblé qu’elle reposait, au fond, sur l’idée suivante : nous sommes tous des autodidactes dans la mesure où le mouvement de l’esprit qui nous porte à apprendre et donc à comprendre ne peut venir que de nous-même. Il s’ensuit donc que la « volonté » chère aux moralistes n’est pour rien dans l’apprentissage. Il est inutile de sommer quelqu’un de la sorte : « veuille apprendre ! » Le genre de « je le veux » qui s’ensuivrait s’apparente au consentement extorqué aux épousées de force. Si elle veut mettre un esprit en mouvement, la contrainte obtient assez souvent l’inverse du but poursuivi. Il s’ensuit que l’apprentissage ne peut être placé que sous le régime du désir et non pas de l’effort ou de la volonté in abstracto. C’est ce que les pédagogies du type Montessori ou Freinet avaient compris, sans qu’on en ait tiré pour autant de conséquences au niveau institutionnel. De fait, on voit mal comment une institution pourrait mettre en branle les désirs individuels de connaissance.

Si ce n’est l’institution, qu’est ce qui peut donc favoriser le désir d’apprendre ? Lorsque on s’intéresse à l’histoire de l’autodidaxie, on s’aperçoit que certaines époques et certains milieux y ont été plus ou moins favorables. C’est justement le cas de l’époque de Jacotot, autrement dit l’époque des Lumières, qui a été le grand moment des autodidactes. Le plus fameux de tous, Jean-Jacques Rousseau, a lui-même voulu promouvoir dans L’Emile une méthode d’éducation largement inspirée de la façon dont il s’était formé lui-même, faisant la part belle à l’expérience sensible. Mais on pourrait citer encore d’autres personnages moins connus comme Valentin Jamerey Duval[v], ou encore Adrien Pasquier. Il semble bien qu’à cette époque, toute la société, hommes et femmes, villageois et urbains, paysans et bourgeois, ait été animée par un vif désir de connaissance, probablement lié à un désir de sortir, d’une manière ou d’une autre, de l’enfermement social qui avait été, jusque-là, l’horizon de la plupart des humains durant des siècles. Néanmoins, même à cette époque, les autodidactes célèbres demeurent des cas singuliers.

Certaines régions semi-rurales semi-industrielles étaient réputées produire pour ainsi dire « naturellement » des générations entières de semi-autodidactes : c’est le cas du comté de Neuchâtel, rendu d’ailleurs célèbre par Jean-Jacques Rousseau dans sa Lettre à d’Alembert, et bien étudié par Pierre Caspard dans un long et passionnant article intitulé « Pourquoi on a envie d’apprendre. L’autodidaxie ordinaire à Neuchâtel. 18e siècle »[vi]. Le pays de Neuchâtel formait alors un écosystème particulier, tout spécialement favorable à l’apprentissage autonome ; cela avait été d’ailleurs relevé par Ferdinand Buisson, futur inspirateur des lois Ferry sur l’école primaire qui, venu y séjourner et y enseigner la philosophie pour fuir le coup d’Etat de Louis Napoléon, avait été frappé par cette particularité de la région qui l’avait accueilli[vii]. Pour résumer les caractéristiques de cet écosystème, on doit d’abord bien sûr mettre en avant le rapport singulier des protestants aux Ecritures saintes et l’idéal d’autonomie que ce rapport induit, mais au-delà, tout un ensemble de traits plus spécifiques au comté de Neuchâtel.

Sa situation géographique d’abord. A la frontière avec la France, le petit comté qui accueille Jean-Jacques Rousseau est ouvert aux influences de la culture des Lumières diffusée par le voisin français,  mais il est aussi tout proche de la Suisse germanophone avec laquelle il entretient des échanges économiques et culturels permanents (sous des formes très modernes,  comme l’échange de leçons de langues voire le placement de jeunes filles ou de jeunes garçons au pair ou l’envoi d’enfants dans des familles germanophones pour apprendre la langue), ce qui favorise le bilinguisme de la plus grande partie de la population du comté. Son tissu économique et social, ensuite. Le comté de Neuchâtel est alors une petite région semi-rurale et semi-industrielle (outre sa vocation agricole principale, elle accueille des fabriques d’indiennes et l’artisanat de l’horlogerie) qui connaît le plein emploi. Les habitants y jouissent aussi d’une assez grande égalité de conditions puisque, en dessous d’une petite élite de notables, une majorité de paysans propriétaires vit dans une aisance plus ou moins modeste en combinant souvent une seconde activité avec le travail de la terre (ouvriers de manufactures d’indienne ou artisans horlogers, mais aussi nombreux notaires, pasteurs, imprimeurs, etc...). Même les ouvriers des fabriques d’indiennes ont intérêt à savoir lire et compter pour comprendre le mode de calcul de leur salaire. Les changements de métiers sont d’ailleurs courants, et cela d’autant plus facilement que l’entrée dans un métier est entièrement libre et ne dépend d’aucune réglementation ni corporation. Cette polyvalence technique est rendue possible par le goût et l’aptitude à l’autoformation au cours de la vie professionnelle. La plupart des habitants de la région sont donc alphabétisés, ont une pratique courante de la lecture et souvent de l’écriture ainsi que des quatre opérations de calcul, et possèdent à domicile, en plus de la Bible, quelques ouvrages de lecture, (souvent d’histoire ou de religion, parfois plus spécialisés). La fréquentation de l’école, assez courante, et où les parents d’élèves jouent d’ailleurs le rôle de régisseurs, ne suffit toutefois pas à expliquer le niveau élevé d’alphabétisation, la lecture et l’écriture se transmettant généralement pour commencer, et parfois même uniquement, dans le cadre familial. Le degré d’alphabétisation des filles est un peu moindre, mais non négligeable, et les mères de famille prennent une part décisive dans les premiers temps de cette éducation.

L’intérêt pour la lecture et pour l’autoformation qu’elle permet s’explique ici par son utilité sociale directe, dans le cadre d’une société de plein emploi et d’égalité des conditions qui garantit l’effectivité de l’égalité des chances. Le savoir ne représente nullement un instrument de distinction permettant d’obtenir la garantie d’un diplôme dans la lutte des places, il ne s’acquiert pas dans le cadre d’une compétition au sein d’une société inégalitaire où l’offre d’emploi, de nature salariée, est très inférieure à la demande, mais il s’obtient par des efforts individuels ne faisant pas l’objet de jugements disqualifiants, dans un cadre familial ou scolaire peu compétitif, pour être directement mis à profit dans le cadre de l’activité professionnelle envisagée. Ce système d’éducation est donc presque l’opposé du nôtre : utilitaire et non distinctif et diplômant, égalitaire et non compétitif.

Héritant du goût du siècle des Lumières pour la connaissance, le milieu ouvrier européen produit au 19e un assez grand nombre d’autodidactes ou de semi autodidactes qui ont été étudiés par les historiens[viii]. Dans ce cas de figure, la soif d’apprendre, au lieu d’être entretenue et alimentée par la société, est plutôt contrecarrée par elle, et c’est justement ce qui va l’aiguiser. Plutôt que de servir des buts directement utilitaires à visée professionnelle, elle vient répondre au besoin d’émancipation : émancipation intellectuelle car la lecture permet de s’évader de la réalité brutale de la vie ouvrière, émancipation par acquisition des connaissances nécessaires au militantisme, émancipation pour construire une dignité face au mépris social. Notons d’ailleurs que dans le monde du 19e siècle, la condition sociale des intellectuels pauvres, tels Gérard de Nerval, Jules Vallès ou Germain Nouveau est à peine meilleure que celle d'un ouvrier et la possession d’un capital culturel ne suffit alors pas à l’insertion sociale. A la différence des semi-autodidactes neuchâtelois, ces autodidactes de la classe ouvrière sont de nouveaux entrants dans la lecture qui n’ont hérité d’aucun réflexe de la culture écrite et doivent construire par eux-mêmes tout leur rapport à cette culture. Dépourvus de connaissances préalables comme de moyens matériels, ils sont dépendants des rencontres de hasard et des opportunités dans leur quête de connaissances livresques. Les plus avertis d’entre eux, ainsi ceux qui appartiennent à des réseaux proudhoniens ou saint simoniens, se montrent en général hostiles au roman populaire, jugé futile et corrupteur, et s’intéressent davantage aux livres d’histoire. Mais on lit Les Misérables d’Hugo et les Mémoires de Chateaubriand, Rousseau, Voltaire et le baron d’Holbach, et en Angleterre Robinson Crusoé et les romans de Dickens, parfois aussi, encore, Les Vies Parallèles de Plutarque, peut-être, après la Bible, le plus grand succès de librairie européen de l’Antiquité au début du 20e siècle.

Dans le cas de figure neuchâtelois du 18e, la lecture et la connaissance qu’elle dispense sont directement utiles à l’insertion professionnelle. Dans le cas de figure des autodidactes ouvriers du 19e, la soif de connaissance, le goût de la lecture sauvent l’individu de son enfermement social, le libérant de son asservissement aux seules nécessités de la survie, pour le rendre capable de reprendre la main sur son destin, par l’engagement dans une action militante ou dans l’écriture autobiographique, ou simplement par la construction d’un jugement personnel sur le monde naturel et social. La lecture et la connaissance sont des voies vers la liberté.

Aujourd’hui, qu’est-ce que la lecture, qu’est-ce que l’enseignement offrent à nos élèves ? Je me souviens que, quand j’exerçais en collège comme professeur d’histoire, cette question, toujours posée par des enfants de classe populaire, me revenait souvent : « Madame, à quoi ça sert ? ». Je ne la comprenais pas vraiment et je croyais habile de botter en touche en répondant par l’absurde : « Si tu y réfléchis, dans la vie, on n’a besoin que de manger et de dormir, donc, on pourrait se limiter à cela et considérer que tout le reste ne sert à rien ». Les enfants auraient pu me répliquer, car c’est bien là qu’est le cœur du sujet, « Oui, mais pour manger, madame, il faut gagner sa vie, et est-ce que ce que j’apprends va me permettre de la gagner ? ». Je leur aurais alors répondu, bien sûr, que ceux qui détiennent un diplôme ont beaucoup plus de chances de trouver un travail que ceux qui n’en obtiennent pas.

Tout le problème de l’éducation nationale est là : ces diplômes sont pour les « bons élèves », très généralement issus des classes les plus favorisées[ix]. Ces diplômes, qui sont des certifications distribuées par le système d’enseignement national, public et privé, permettront à ces étudiants chanceux de se vendre au plus offrant sur le « marché du travail ». La garantie de trouver un travail correctement rémunéré est d’autant plus assurée que ce parcours aura été long, et aura représenté un coûteux investissement familial. Les diplômes n’étant pas dispensés à tous, mais seulement à une partie d’autant plus faible qu’ils sanctionnent des parcours plus longs, ce système est par nécessité sélectif. Les différentes étapes de sélection se succédant en entonnoir, il ne peut donc fonctionner qu’en éliminant une majorité de jeunes[x]. Il ne pourrait pas fonctionner si tous les élèves réussissaient également. L’échec de la plus grande partie d’entre eux est donc la condition même de son fonctionnement. La connaissance que les enfants ont dès le départ de ce mode de fonctionnement est d’autant plus inhibante qu’ils sont placés dans des conditions très différentes sur la ligne de départ de cette course de fond, ce qui produit inévitablement un lourd découragement chez un grand nombre d’entre eux.

Notons que, lorsque, malgré l’inertie du système scolaire, certains individus parviennent malgré tout à réussir en contrariant leur destin social, cela se produit le plus souvent à la marge du système et non pas en son cœur. C’est ce que montre le livre où Edouard Louis s’explique sur les circonstances qui lui ont permis de franchir les barrières sociales de la pauvreté dont son frère, par contre, a été victime[xi]. Ces circonstances, ce sont pour l’essentiel des rencontres avec des acteurs du système, mais des rencontres hors du système, des rencontres personnelles. Pour devenir agile, l’esprit en formation, tout comme un fœtus, a besoin de se sentir en sécurité. Du fait de son homosexualité qui lui faisait rechercher des contacts hors du monde violent des garçons de son âge et de son milieu social, Edouard Louis a d’abord rencontré, au collège, une bibliothécaire documentaliste qui est devenu sa confidente et sa protectrice, puis une professeure de français qui lui a fait faire du théâtre et qui l’a aidé à candidater dans une classe de théâtre au lycée. Il a ensuite rencontré une camarade de classe dont la mère enseignante a joué pour lui le rôle d’une seconde mère d’adoption. Puis il a rencontré Didier Eribon venu faire une conférence à Amiens où il faisait ses études. Il a donc fait des rencontres avec des acteurs du système, qui en avaient les codes et l’y ont initié, mais ce furent toujours des rencontres personnelles, en marge du système. En ce sens, Edouard Louis est presque davantage un autodidacte qu’un produit du système scolaire. Il a réussi à en briser les codes grâce aux liens personnels qu’il a réussi à tisser aux marges de ce système.

C’est, en effet, de rencontres personnelles qu’on a besoin pour faire mûrir sa curiosité intellectuelle et son goût du savoir. C’est d’ailleurs ce que réclament, la plupart du temps, les enfants indisciplinés de nos collèges qui interrompent les cours, parce qu’ils n’ont pas les prérequis indispensables à l'acquisition d'un savoir scolaire : patience d’écoute et capacité d’enregistrer les informations adressées à un public d’élèves. Ils ont besoin de ce rapport personnel et pédagogique à l’adulte enseignant dont ont déjà bénéficié, dans le cadre familial, la plupart des élèves qui sont capables de suivre la leçon du professeur. Mais ce rapport personnel, au sein de la classe, l’enseignant ne peut le procurer aux enfants en difficulté.

Pour illustrer le fait que les réussites pédagogiques des acteurs eux-mêmes sont presque toujours dues au fait qu’ils ont pu établir avec leurs élèves un lien personnel en marge du système, je ferai encore appel à un souvenir tiré de mon expérience personnelle d’enseignante. C’est quand j’ai débuté ma carrière que furent mis en place les « stages professionnels » pour les élèves de troisième. A l’image de l’ensemble du système, ce dispositif fut conçu de manière fort injuste, puisque, dans leur recherche, les élèves sont privés de toute aide de la part de l’institution, et dépendent uniquement de leur connaissance de l’environnement proche ou des carnets d’adresses familiaux. C’est pourquoi, pour ne prendre qu’un exemple, les fils de commerçants et d’artisans réalisent le plus souvent leur stage dans la boutique familiale, tandis que j’ai vu des élèves, issus de milieux artistes ou intellectuels, réaliser leur stage à la Comédie Française ou dans des galeries d’art.

Dans une des troisièmes que j’avais en charge, j’eus l’idée de proposer à l’un de mes élèves, en accord avec son professeur principal, de faire son stage professionnel dans la classe de mon mari qui, également professeur d’histoire, exerçait dans le collège voisin. Après avoir réfléchi avec lui à la façon dont nous allions procéder, nous avions décidé d’accueillir cet élève chez nous tout un dimanche, durant lequel nous lui avons montré, en simplifiant les choses, comment on prépare un cours, nous l’avons initié à la confection des documents, nous lui avons appris à se servir d’un stencil, d’un transparent. Il avait ensuite réalisé un petit cours sur les villes à l’époque moderne puis l’avait présenté à une classe de 4; pour finir, on lui avait confié la formulation de quelques questions du contrôle de connaissances et même la correction de quelques copies. Lorsque ce garçon revint dans ma classe, son comportement avait changé : il était plus ouvert, plus actif, plus intéressé, plus concerné. Plus de dix ans plus tard, j’eus la surprise de recevoir un coup de téléphone de cet ancien élève. Il avait tenu à m’appeler pour me dire, à mon vif étonnement, que ce stage avait été une des expériences les plus heureuses de sa scolarité. Il me raconta encore qu’après le baccalauréat, il s’était inscrit en histoire à l’université mais qu’il n’avait pas pu aller jusqu’au niveau des concours de l’enseignement et que, pour gagner sa vie, il avait dû entrer à la SNCF où il était devenu contrôleur.

Ce besoin d’un rapport personnel entre l’enseignant et ses élèves est de nature à expliquer le succès commercial d’un film qui paraît délivrer ce message mais d’une manière si frelatée qu’elle le dénature. Le Cercle des poètes disparus propose comme parangon de la pédagogie un enseignant poète, prétendu anticonformiste, interprété par Robin Williams, qui exerce au sein d’un collège américain très chic et très strict où tous les autres professeurs, par un facile contraste, ne sont que de sinistres ronds de cuir. Or toute la pédagogie de cet oiseau rare consiste à épater un public de jeunes bourgeois en uniformes au cours de séances d’esbroufe facile, de discours mondains convenus, alimentés par une connivence masculine empreinte de misogynie et de récitations poétiques faussement inspirées. Car les pitreries de Robin Williams ne servent certes pas à susciter un désir d’apprendre, un désir d’armer son esprit. Tout le film ne fait qu’illustrer le dédain, toujours un peu farci de rancune, que la haute bourgeoisie voue à la race des professeurs et l’hostilité que l’élite de l’argent nourrit contre la prétention des intellectuels à vouloir accéder à un savoir qui ne réponde pas aux critères de la valeur marchande. On peut y voir la version « 16e arrondissement » de l’hostilité à l’école publique, promouvant comme horizon pédagogique la transformation du rôle professoral en celui d’un précepteur de vie préposé à décoincer les jeunes bourgeois et leur insuffler un ersatz de « supplément d’âme ». C’est par pur contresens que ceux qui déplorent le caractère inégalitaire de l’éducation nationale ont pu y voir une réalisation de leurs fantasmes d’école libératrice[xii].

Ne pouvant se soucier des moins favorisés qu’aux marges de l’institution, l’Education nationale, malgré toute la bonne volonté de ses acteurs, n’apparaît donc que comme une énorme machine à sélectionner les mieux placés au départ et son slogan de l’égalité de chances s’avère ainsi n’être une tromperie. De là, le ressentiment de nombre de ses usagers, dont les professeurs font souvent les frais. En même temps, l’attachement aux aspects scolaires de la distinction sociale est si grand, qu’une grande partie des acteurs n’a pas forcément envie de réformer les choses en profondeur. Pourquoi les réformer, d’autre part, dans un monde économique et social qui fait du chômage de masse un instrument de pression permanent sur les salaires et qui maintient ceux qui assurent les activités de service les plus pénibles et les plus utiles (aide soignants, maçons, caristes, cantonniers, éboueurs, cuisiniers de collectivités, agents d’entretien et de surface, agents de sécurité, femmes de ménage, nourrices, assistants de vie) aux étages les moins rémunérés et les moins considérés de la société, sans aucune possibilité de promotion sociale.

Car là est sans doute un des aspects les plus injustes de notre organisation sociale. Les enfants sont enfermés des jours durant dans des casernes du savoir où beaucoup s’ennuient, ce qui contrecarre les besoins primordiaux de cet âge qui sont l’activité au grand air et la découverte sensorielle du monde. Beaucoup savent qu’ils n’en sortiront en fin de compte que pour nourrir l’armée des chômeurs ou des travailleurs précaires, et sitôt parvenus à l’âge adulte, ils se retrouvent coincés dans la routine d’une vie inconfortable à laquelle fort peu pourront échapper. Pourtant, c’est à l’âge adulte que les savoirs s’acquièrent le mieux, car on comprend alors beaucoup mieux à quoi ils peuvent servir et ce qu’ils peuvent résoudre. Ces savoirs viennent alors naturellement répondre à des questions qu’on se pose en situation, ils viennent satisfaire des besoins qu’on a réellement éprouvés. Ils répondent à des exigences concrètes, et non pas abstraites. C’est à l’âge adulte qu’on est naturellement autodidacte. C’est après avoir multiplié les expériences concrètes qu’on peut comprendre l’utilité et le sens des abstractions. Au lieu de ces « comptes de formation professionnelle » qui n’ont fait jusqu’ici que permettre à des aigrefins d’obtenir des subventions pour proposer des formations bidon, il serait plutôt temps de mettre en place un grand système public de formation permanente permettant à chacun d’apprendre tout au long de la vie.

Quant aux enfants, il serait bon de les impliquer plus tôt dans la vie sociale en leur donnant peu à peu de vraies responsabilités, et en leur apprenant, outre la lecture et l’écriture, des savoirs faire qui les rendent autonomes dans le monde de moins en moins technique dans nous sommes appelés à vivre : cultiver la terre, faire ses propres vêtements, savoir réparer un vélo, faire de la plomberie, que sais-je... Le sens de la vie leur apparaîtrait, ainsi, bien plus précocement et la rupture énorme et incompréhensible entre l’adolescence et l’âge adulte pourrait peu à peu s’estomper. On peut toujours rêver d’un monde meilleur...

Par conséquent, pour que le désir d’apprendre vienne aux jeunes générations, il ne suffit pas de réformer l’Education Nationale. C’est la société tout entière qu’il faut changer, en redonnant le pouvoir d’initiative aux citoyens sur leurs activités. Les apprentissages retrouveront naturellement leur sens lorsque les activités humaines elles-mêmes auront retrouvé le leur.  

[i] Voir la contribution de Félicien Faury dans Extrême droite. La résistible ascension, Editions Amsterdam, 20324, p. 58 qui explique que le discrédit de l’école publique a entraîné un certain nombre de mères de famille vers les thématiques du RN.

[ii] Voir à ce propos le dernier bilan du SNES : https://www.snes.edu/article/budget-2025-austerite-pour-lecole/

[iii] Fayart, 10/18, 1987. On peut avoir une idée du contenu de ce livre en écoutant une émission d’Arte, de l’excellente série « Les idées larges » : https://www.arte.tv/fr/videos/108567-009-A/et-si-on-arretait-de-prendre-les-gens-pour-des-cons/

[iv] Voir Pierre Caspard. « Pourquoi on a envie d’apprendre. L’autodidaxie ordinaire à Neuchâtel (XVIIIe siècle) ». In: Histoire del'éducation. n° 70, 1996. Autodidaxies. XVIe-XIXe siècles. pp. 65-11. Sur Persée : https://www.persee.fr/doc/hedu_02216280_1996_num_70_1_2848

[v] Ce personnage étonnant a laissé des mémoires éditées par Jean-Marie Goulemot, Valentin Jamerey Duval. Mémoires. Enfance et éducation d'un paysan au XVIIIe siècle, Paris, Éditions le Sycomore, 1981.

On en trouve un résumé sur l’excellente plateforme Persée : Histoire de l'éducation, n° 13, 1981. pp. 74-76. http://www.persee.fr/doc/hedu_0221-6280_1981_num_13_1_108

[vi] Voir l’article cité ci-dessus, note iv.

[vii] Jean-Luc Le Cam : « CASPARD (Pierre), La famille, l’école, l’État. Un modèle helvétique, XVIIe-XIXe siècles », Histoire de l’éducation, 157 | 2022, p. 1, en ligne sur http://journals.openedition.org/histoire-education/7624

[viii] Voir par exemple Martyn Lyons, Pauline Baggio : « La culture littéraire des travailleurs. Autobiographies ouvrières dans l'Europe du XIXe siècle ». In: Annales. Histoire, Sciences Sociales. 56ᵉ année, N. 4-5, 2001. pp. 927-946. En ligne sur Persée : https://www.persee.fr/doc/ahess_0395-2649_2001_num_56_4_279994

[ix] Sur ce sujet voir la remarquable enquête sociologique dirigée par Bernard Lahire, Enfances de classe. De l’inégalité parmi les enfants, Seuil, 2019.

[x] Pour avoir une idée de l’importance de l’origine sociale dans l’obtention d’un diplôme du supérieur, voir cette enquête du Céreq (Centre d’études et de recherches sur les qualifications) : https://www.cereq.fr/origine-sociale-diplome-et-insertion-la-force-des-liens

[xi] Edouard Louis, Changer : Méthode, Points Seuil, 2021.

[xii] Voir à ce sujet les édifiantes tribunes des critiques de radio sur France Inter à propos de l’adaptation théâtrale de ce navet américain : https://www.radiofrance.fr/franceinter/critique-au-theatre-le-cercle-des-poetes-disparus-presque-aussi-emouvant-qu-au-cinema-6496603

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