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Billet de blog 12 mai 2024

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Un monde désirable (1er volet). Désir et besoin, fini et infini.

Pour faire croître la consommation, le capitalisme a confondu le besoin avec le désir. Nous devons donc distinguer fondamentalement ces deux notions.

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Des économistes (dignes de ce nom) ont montré que le moteur de l’économie capitaliste est la croissance continue de la production. Le capital veut croître car s’il s’arrête de croître il meurt. Pour nourrir la rente, il a besoin de toujours plus de travail au moindre coût et de toujours plus de consommation. C’est là que se trouve sa première contradiction car il lui est de plus en plus difficile de tenir ensemble ces deux impératifs. Sa deuxième contradiction est qu’il fait mine de nous traiter comme des individus libres et égaux en droits alors qu’il repose pourtant sur la négation absolue de cette liberté et de cette égalité dans le sens où les capitalistes tiennent sous leur chantage la société tout entière avec l’emploi dont ils prétendent de plus en plus être les uniques dispensateurs. La troisième contradiction et la plus fondamentale est qu’il veut produire toujours plus à partir de ressources qui ne cessent de s’amoindrir. Tout cela finit par se voir. Mais il nous est pourtant difficile de nous extraire de la pince où il nous tient. Celle du désir. C’est à ce noeud douloureux de la réflexion sur le monde contemporain que des auteurs comme Alain Damasio, par exemple s’attellent dans leurs écrits. Voici les quelques réflexions personnelles que ce problème m’a inspiré. 

Un besoin est forcément limité. Dussé-je me sentir dévorée de soif que celle-ci finirait tôt ou tard par être étanchée. Par contre, qu’est-ce que le désir, au fond, sinon une tension jamais assouvie, une flamme sans cesse ravivée ? 

Commençons par préciser ce qu’est un besoin. Un besoin n’est pas forcément matériel. Les besoins, c’est tout ce qu’il nous faut pour entretenir notre faculté de vivre : il y a des besoins naturels, comme ceux de boire, de manger, de dormir, de faire l’amour, de se soigner, de s’activer, de se reposer. Parmi ces besoins naturels, certains sont d’ailleurs plus indispensables que d’autres. Pour vivre, on peut se dispenser de faire l’amour, pas de boire, ni de manger, ni de dormir. Il y a aussi des besoins sociaux, car l’homme ne vit pas dans un bocal ni dans un désert, mais au sein d’une société. Besoin d’apprendre, d’échanger, de communiquer. Ces besoins-là, toutefois, sont beaucoup plus modulables et soumis aux circonstances. De ce point de vue, les hommes, comme nombre d’êtres vivants, ont une grande capacité d’adaptation. On a même vu des petits d’homme se faire loups pour survivre en forêt. On peut seulement supposer que pour qu’une vie soit heureuse et équilibrée, il faut qu’un certain nombre de besoins naturels et sociaux puissent être satisfaits. 

Et les désirs ? À la différence du besoin, forcément limité, le désir est par essence inassouvissable. Les besoins sont sociaux et à peu près les mêmes pour tous les individus, alors que les désirs sont singuliers. Ils sont modelés par nos biographies. Et ils conduisent nos destinées. On dit qu’ils « nous mènent ». Cette expression rend compte de la ténacité et de l’incontrôlabilité de nos désirs. Nos besoins sont rationnels et peuvent donc être rationnés. Plus difficilement nos désirs où se loge notre raison de vivre. On les voit s’exprimer dans les passions (pour telle ou telle pratique ou activité, pour tel ou tel objet qu’on va alors collectionner, pour la consommation de telle ou telle forme d’art), dans les créations artistiques ou intellectuelles, dans les fantasmes érotiques ou poétiques. Lorsque, faute d’imagination, le sujet désirant ne parvient pas à objectiver son désir, il devient lui-même son principal objet, en quête perpétuelle de suffrages et ce sont ces myriades de narcisses qui envahissent les réseaux sociaux et les écrans. Il faut ici faire une place particulière au désir physique. Est-ce un besoin ? On peut répondre à la fois oui et non. Non car on peut très bien vivre sans. Il existe même des institutions qui exigent le célibat. Même les animaux peuvent vivre sans satisfaire ce besoin. C’est le cas de la plupart de nos petits animaux dits domestiques, autrement dit captifs, que nous stérilisons impitoyablement. Certes, cela n’est pas « naturel » pour eux ni pour nous. Mais c’est possible. Car l’accouplement est un besoin impératif pour l’espèce, mais pas pour l’individu. C’est un besoin de l’espèce qui s’exprime dans et par l’individu. Certains individus blessés ou peu socialisés se refusent donc à s’y prêter. L’homme (ou la femme) sait aussi se faire anachorète. 

Cependant, dès lors qu’au même titre qu’un besoin, le désir cherche à s’assouvir dans un objet ou un acte de consommation, il voudra recommencer cette consommation jusqu’à l’infini (drogue, sexe, argent, pierres précieuses, vêtements de luxe, esclaves, conquêtes amoureuses ou territoriales) et il s’appauvrira pour tomber au rang d’une compulsion, indéfiniment répétée. Car on ne peut pas faire de l’infini avec du fini, de l’éternel avec du mortel. Pour ne pas corrompre le sujet désirant, un désir ne doit pas vouloir épuiser l’imagination du sujet en lui proposant des objets uniquement matériels. Sinon, chacun de ces objets sera insuffisant et il les voudra tous. Le désir, finalement, est avant tout désir de vivre et il lutte contre la mort jusqu’à notre dernier souffle. Pour ne pas s’avilir et se perdre, il doit se donner pour horizon le déchiffrement du monde, et l’imitation de ses beautés.  A la consommation sous toutes ses formes, il doit préférer la contemplation de l’inépuisable variété de la vie, de ses surprises, de ses blessures, que seule la finitude peut permettre, une contemplation qui ne tarit pas l’imagination mais qui, au contraire, la stimule. Que serait un monde d’immortels si ce n’est un monde sans devenir et donc sans vie ? Au fond du désir, finalement, sont inextricablement mêlés la conscience et le refus de notre finitude. C’est parce que nous éprouvons ce deuil de l’éternité et de l’illimité, que nous cherchons à arrêter le temps sur la beauté ou sur tout autre réalité sublime lorsque son spectacle nous brûle. Mais la beauté ne se mange pas. Et c’est heureux. 

Reste à savoir si nos besoins sont indépendants de nos désirs. Voyons par exemple le besoin de dormir. Pour dormir, il faut être à l’abri. Pourtant, tous les abris ne se valent pas. Et c’est là que le désir entre en jeu. On peut désirer un abri de telle ou telle forme, de telle ou telle taille etc.... De la même manière, manger est un besoin. Mais la créativité humaine où s’exprime le désir a inventé mille sortes de plats et de mets raffinés qui deviennent alors objets de désirs. Nos besoins sont donc affectés par nos désirs et il est parfois difficile de les dissocier. On voit ici combien la culture, l’artisanat, l’industrie, le design, la gastronomie, habités qu’ils sont de désirs créatifs, ont façonné à leur tour nos désirs en même temps qu’ils ont contribué à satisfaire nos besoins. 

Pour échapper au capitalisme qui nous tient par le désir, il va nous falloir déshabiller nos besoins de nos désirs et apprendre à déporter ceux-là sur des objets moins consommables. Il se trouve précisément que les exigences qui se présentent à nous leur proposent de nouvelles directions très attirantes : la contemplation des beautés du monde naturel au moment précis où leur spectacle devient plus rare, la réflexion sur ce qu’il faudrait faire pour les restaurer, la discussion sur les évolutions souhaitables de la société. Certains, mus par un romantisme décadent, préfèreront toujours des croisières en Antarctique à ces plaisirs raisonnables.  Ce sont ceux qui ne peuvent trouver de vrai plaisir qu’en se réservant l’exclusivité d’une jouissance. C’est là, sans doute, un des effets pervers de l’accoutumance à la propriété privée et d’une démographie galopante (deux réalités bien contradictoires) sur notre régime de désirs. Dans le monde capitaliste contemporain, chacun voudrait à la fois recueillir le maximum de suffrages de ses contemporains et se réserver l’exclusivité du maximum de jouissances. Ce qui est à la fois dérisoire et vain. Que valent donc les suffrages de milliers d’anonymes, s’ils ne sont que le reflet d’une immense frustration ? 

Il est d’ailleurs possible qu’au fond de nous, nous portions tous un peu de ce désir d’exclusivité (ou de distinction, comme disait Bourdieu) et qu’il s’agisse là d’un des arguments les plus puissants du capitalisme. Il n’y a qu’à voir la curiosité et le désir qu’éprouvent tant de gens pour le mode de vie des puissants. S’ils sont fascinés et s’ils acceptent les immenses inégalités que ce mode de vie suppose, c’est parce qu’ils comprennent intimement cette volonté de distinction, ce séparatisme des dominants. Aussitôt qu’ils s’enrichiraient, ils adopteraient à leur tour ce mode de vie sans s’embarrasser de scrupules.

Une trajectoire comme celle qu’a suivie Laure Murat, qu'elle explique dans son dernier livre (Proust, roman familial) m’a vivement intéressée, car c’est une trajectoire inverse, qui va du monde séparé des puissants vers le monde commun des gens ordinaires. Ce qui a poussé Laure Murat à s’évader, c’est la conscience de s’être écartée de la norme acceptée dans son milieu privilégié au point que celui-ci était devenu pour elle une prison. Si elle a pu sauter le pas, c’est grâce à la littérature. Celle-ci lui a donné des instruments de réflexion qui lui ont permis d’observer son milieu avec un regard critique. Le passage par la lecture de Proust, en particulier, l’a guidée sur le chemin de cette délivrance. 

La littérature, la philosophie et la poésie sont évidemment des auxiliaires de premier plan dans notre lutte contre l’infestation du monde par l’illimitation du désir et la volonté d’exclusivité. Elles nous aident à trouver du sens à nos vies. Et la recherche de sens est ce qui permet le mieux de libérer nos désirs du regret de l’éternité.

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