QUELQUES REFLEXIONS APRES LA LECTURE DES STRUCTURES FONDAMENTALES DES SOCIETES HUMAINES DE BERNARD LAHIRE
Le dernier livre de Bernard Lahire affiche une ambition qui pourrait paraître assez folle, celle de rebâtir les fondements des sciences humaines (ou de la science des sociétés humaines) dans le prolongement de L’Evolution des espèces de Darwin, la culture humaine devant être interprétée comme l’ultime et le plus efficace moyen d’adaptation du vivant. Quiconque s’est tant soit peu intéressé à l’histoire, à la sociologie et à l’anthropologie ne peut par conséquent pas rester indifférent à sa lecture. Pourtant, alors qu’il s’agit d’un ouvrage qui devrait un peu faire l’effet d’une bombe dans le milieu académique, on peut dire que pour le moment sa réception se fait dans la discrétion. Sur internet, je n’ai pas trouvé un seul article qui rende compte de cet énorme ouvrage venant couronner toute une vie de travail intellectuel. Les seuls échos qui en sont pour le moment parvenus sont des interviews de l’auteur, qui font ressortir le plus souvent sa thèse principale : celle de la dépendance originelle du petit d’homme soumis à ses parents et à l’entourage adulte qui explique le fait que toutes les sociétés humaines reposent sur des rapports de dépendance qui sont aussi des rapports de domination[i]. Mais à ma connaissance, il n’a encore suscité aucune réaction notable chez les chercheurs en sciences humaines.
Cette absence de réaction est d’autant plus étonnante que le projet de ce livre contrecarre délibérément toutes les tendances spontanées actuelles de la recherche en sciences humaines, qu’il passe au crible d’une critique sans complaisance : éparpillement et ultra-spécialisation, profusion de « théories théoriciennes » servant davantage de voiles que d’outils, préciosité formelle pouvant servir à dissimuler un certain manque de rigueur, repli sur le singulier et l’anecdotique, études des représentations qui tournent en rond sans retrouver le sol du réel, manque de curiosité pour les disciplines connexes... En même temps, il rassemble nombre d’éléments de réflexion très actuels dans d’autres domaines de recherche, car l’état critique de la planète, entraîné par sa surexploitation par l’homme, amène à réévaluer de manière plus modeste la position de l’humanité au sein du monde vivant. Ce dont témoignent les avancées récentes dans le domaine de l’éthologie animale, qui ont connu une assez grande vulgarisation, bien illustrée par l’émission de Jean-Claude Ameisen, Sur les épaules de Darwin, diffusée sur France Inter pendant plusieurs années[ii]. Le livre de Bernard Lahire, qui envisage les sociétés humaines parmi toutes les autres sociétés animales, depuis les fourmis et les abeilles jusqu’à nos cousins primates en passant par les oiseaux et les cétacés, devrait donc pouvoir rencontrer un public par-delà les frontières disciplinaires, et même académiques.
A l’intérieur de ces frontières, la réception risque d’être un peu plus mitigée. Car Bernard Lahire remet en cause au moins cinq « tabous » des sciences humaines telles qu’elles sont aujourd’hui couramment pratiquées au sein de l’Université.
1er : le refus de ramener les faits humains à des faits biologiques – et cela peut se comprendre car la « naturalisation des faits sociaux » est le principal instrument théorique d’un point de vue conservateur hostile par principe aux sciences sociales.
2e : le rejet de l’évolutionnisme, c'est-à-dire du fait de vouloir rendre compte de l’histoire humaine comme d’une évolution des sociétés avec des stades différents d’évolution (vision évolutionniste d’anthropologues comme Lewis Morgan considérée comme d’autant plus obsolète qu’elle présente des connexions avec la vision marxiste des modes de production).
3e : le refus de toute « généralisation » considérée comme niant forcément la « complexité » du réel, refus qui s’accompagne d’une défiance envers le déterminisme comme envers le comparatisme (le premier supposant des lois générales et le deuxième étant le meilleur moyen de les vérifier).
4e : l’idée devenue poncif selon laquelle tout fait humain étant socialement construit, la seule réalité dont on pourrait véritablement rendre compte est celle des représentations (ce que Bernard Lahire appelle le « constructivisme relativiste », selon lequel il n’y aurait pas de réalité en soi à découvrir, mais seulement des représentations, des versions de la réalité relatives à des points de vue « construits »).
5e : l’affirmation selon laquelle le travail à partir de sources secondaires ne peut pas produire de résultats fiables.
Au passage, il déconstruit deux préjugés académiques sur lesquels repose la pratique contemporaine des sciences humaines :
-Le premier préjugé est que l’Homme se situerait du côté de la culture, et l’animal du côté de la nature et que ces deux sortes d’espèces fonctionneraient selon des logiques opposées : du côté de la nature, les comportements seraient biologiquement hérités et programmés, du côté de la culture ils seraient choisis et toujours modifiables.
-Le second préjugé est que les sciences humaines ne pouvant que rendre compte de l’infinie variété des cultures humaines, elles ne peuvent pas établir de lois générales (ou si générales qu’elles reviennent à des truismes du genre les hommes vivent en société)
Ces préjugés sont en partie dus à la séparation précoce et probablement très dommageable dans nos systèmes scolaires contemporains des filières « littéraires » et « scientifiques », les « sciences humaines » étant curieusement ramenées du côté de la littérature, donc du côté non scientifique et « gratuit » des apprentissages. Bernard Lahire a pu lui-même éviter en partie cette séparation mutilante des savoirs, en passant le bac E d’autrefois, bac scientifique et technique réputé difficile, préparant aux écoles d’ingénieur. Il n’est pas étonnant que, parmi les références anthropologiques qu’il mobilise le plus souvent, arrive, en tout premier lieu, l’œuvre d’Alain Testart, un franc-tireur dans son domaine, dont la formation originelle était scientifique puisqu’il était sorti de l’Ecole des Mines. En rupture avec le structuralisme devenue orthodoxie dans cette discipline, il réhabilita la perspective évolutionniste, cherchant, à l’instar de Bernard Lahire, à établir des lois générales d’évolution des sociétés humaines, et s’inspirant, comme lui, du marxisme. Par ailleurs, si, dans le livre de Lahire, les références puisées dans les sciences sociales sont majoritaires, nombreuses aussi (30% d’après les calculs de l’auteur) sont les références, surtout anglo-saxonnes, issues des domaines de la paléontologie, de la zoologie et de l’éthologie animale, à commencer par la plus importante de toutes, Charles Darwin, que l’auteur voit comme le fondateur d’une seule grande science du monde vivant dont, à la suite de Marx dans ses Manuscrits de 1844, il appelle le développement.
Dans sa production précédente, Bernard Lahire avait d’ailleurs commencé à travailler dans cette perspective d’une unification des sciences puisque son étude sociologique du cas Kafka se situe à la lisière de la sociologie, de la psychologie et de la critique littéraire. Un de ses objectifs les plus constants a été de montrer que la singularité individuelle n’est pas tant l’effet de la liberté de choix des individus, que du jeu de lois générales à l’œuvre dans le monde social qui se combinent de manière singulière pour dessiner chaque destinée individuelle. C’est à la formulation de ces lois générales qu’il s’est attaqué dans cet ouvrage capital, démontrant, quelques siècles plus tard, la justesse d’une proposition célèbre formulée de manière étonnamment précoce par Spinoza dans son Ethique : « Les hommes se trompent en ce qu'ils se croient libres ; et cette opinion consiste en cela seul qu'ils ont conscience de leurs actions et sont ignorants des causes par où ils sont déterminés. » (Ethique II, 35). Pour ce faire, il mobilise, aux côtés des ouvrages fondamentaux de la sociologie, un grand nombre de références dans des domaines de l’éthologie animale, de la psychologie, de l’anthropologie et de la préhistoire, pour édifier le socle à partir duquel on pourrait redéfinir les enjeux des sciences sociales qui, aujourd’hui, en raison des préjugés cités plus haut ainsi que de l’organisation actuelle de la recherche, rendent difficile la construction de projets intellectuels sur le long terme et se limitent trop souvent à un inventaire descriptif et peu cohérent des phénomènes sociaux, trop peu motivé par la volonté de comprendre ces phénomènes pour se donner des moyens d’agir sur eux.
Pour parvenir à cette fin, il lui faut d’abord briser une impasse dans lesquelles les sciences sociales se sont enfermées en se coupant des sciences de la nature dès leur fondation par Durkheim, à l’opposé de l’option préconisée à la même époque par Alfred Espinas. Cette coupure est assumée au nom de l’idée que la culture aurait eu le pouvoir de soustraire l’humanité aux lois biologiques qui régissent les sociétés animales. Erreur idéaliste, selon Lahire, qui conduit à refuser de tenir compte d’un apport fondamental de la découverte darwinienne de l’évolution des espèces : l’insertion de l’humanité au sein des espèces animales, niée par des siècles de monothéisme.
Cette erreur proviendrait en partie d’une confusion courante entre la notion de société et celle de culture. Les animaux n’ont quasiment pas de culture (même si on peut déceler chez certaines espères de premiers rudiments de celle-ci) mais leurs comportements, loin d’être tous innés, font en partie l’objet d’une éducation et la plupart d’entre eux vivent en sociétés. Celles-ci peuvent même être très organisées comme chez les insectes eusociaux (fourmis, abeilles) regroupés en castes différentes et connaissant des hiérarchies, pratiquant des formes d’élevage. Elles peuvent aussi former des groupes plus lâches et plus fluctuants comme les meutes de loups, ou les hordes de primates, qui connaissent une hiérarchie et des règles de vie. Par exemple, le tabou de l’inceste sur lequel Levi Strauss a voulu faire reposer toutes les règles structurant la parenté humaine existe déjà bel et bien dans ces hordes. L’exogamie est de règle chez les primates, où ce sont le plus souvent les femelles, mais parfois les mâles, qui quittent leur groupe d’origine pour trouver un compagnon ou une compagne.
Ce n’est donc pas en « biologisant le social » mais plutôt en « sociologisant la biologie » que Bernard Lahire choisit de réinterpréter l’histoire humaine en en faisant le dernier jalon d’une histoire de l’évolution des espèces vivantes. Par conséquent, sa démarche se distingue fondamentalement du « darwinisme social » qui naturalise les comportements humains en les imputant à un substrat biologique, plus particulièrement génétique, déterminant les vainqueurs de la compétition sociale. La biologie à laquelle elle se rattache est une biologie holiste, qui décrit de manière raisonnée les aptitudes anatomiques et communicationnelles des espèces ainsi que leurs comportements posturaux et sociaux et non pas la biologie moléculaire réductionniste qui tend à expliquer des niveaux d’organisation supérieurs (la société) par des phénomènes inscrits à des niveaux inférieurs (les gènes). En somme, une biologie qui sert à penser la nature profondément relationnelle du vivant[iii].
Néanmoins, si les chercheurs en sciences sociales ont jusqu’ici manifesté une grande réticence à tenir compte de la nature biologique de l’homme, c’est moins par crainte de donner prise aux arguments réactionnaire du néodarwinisme que par le désir purement passionnel de préserver tous les mérites attribuables à l’exercice d’un supposé libre arbitre humain. A l’opposé des animaux restés uniquement esclaves de leurs instincts, l’Homme (et d’ailleurs, dans cette vision abstraite des choses, plus spécialement le mâle humain), en raison de son accession à l’ordre symbolique, serait devenu l’auteur de la création ininterrompue de lui-même et de son monde, une sorte de « dieu réincarné en homme créateur ». Et chez le chercheur en sciences sociales, l’orgueil de l’auteur s’ajoute à l’orgueil naturel des êtres humains pour entretenir cette fiction.
Parce qu’elle est un dogme jamais remis en question dans les sciences humaines, Bernard Lahire reconnaît d’ailleurs avoir été lui-même pendant longtemps abusé par cette illusion d’un homme entièrement culturel, émancipé des lois de la nature dès lors qu’il entre dans l’Histoire. La séparation disciplinaire de la préhistoire et de l’histoire à l’Université vient entériner institutionnellement cette vision des choses. C’est là une des multiples manifestations de cette redoutable manie, particulièrement installée dans les mœurs académiques françaises, de séparer les sciences humaines des sciences de la nature, manie si préjudiciable au progrès des unes comme des autres en même temps qu’elle est mutilante pour les deux, semblant condamner les unes à la gratuité au détriment de l’efficacité et les autres aux normes entrepreneuriales au détriment du progrès théorique qui se nourrit de la liberté de pensée cultivée par les premières.
Du point de vue de la connaissance de l’homme, cette coupure est très dommageable, car la préhistoire est précisément le chaînon temporel qui inscrit l’humanité dans la très longue histoire de l’évolution du vivant. Une immense période où les êtres humains s’humanisent et se libèrent très lentement des contraintes de l’animalité, apprenant d’abord non pas à maîtriser la nature, mais à survivre grâce à elle, malgré leurs faibles défenses, et à se protéger de ses dangers. Une des références favorites de Lahire est André Leroi-Gourhan, grand nom de la préhistoire française, à qui une tournure d’esprit sensible à l’aspect concret des techniques permet d’avoir une perception nette des possibilités d’évolution sociale et culturelle offertes à la nature biologique de l’homme. Une autre référence mobilisée par Lahire, contemporaine, à la démarche assez pionnière, tient compte de l’énorme épaisseur temporelle de plusieurs centaines de milliers d’années de préhistoire durant laquelle ont dû se sédimenter des croyances et des rapports au monde qui ont pu laisser des traces jusque dans nos mentalités contemporaines: le chercheur Julien D’Huy qui, travaillant sur les schèmes récurrents qui interviennent dans les mythologies et les cosmologies du monde sous des formes diverses, cherche à explorer ces tréfonds préhistoriques (fantômes, animaux de nos fables et de nos peluches, constellations) de notre univers mental.
En s’appuyant sur les recherches de l’éthologie, pour effectuer des comparaisons inter-espèces et sur celles de l’anthropologie, de la préhistoire et de l’histoire, pour réaliser des comparaisons entre les sociétés humaines qui se sont succédé à la surface la planète, Bernard Lahire commence par mettre en évidence les principaux grands faits anthropologiques attribuables à la nature biologique de l’homme (bipédie et symétrie bilatérale, main à pouces opposables, partition sexuée avec dimorphisme sexuel, reproduction sexuée sans période de rut, viviparité, quasi uniparité et longue gestation, grande longévité et pour les femmes période de vie post ménopause, progéniture en situation de totale dépendance durant une grande période, grande plasticité cérébrale), puis il formule une douzaine de lois générales d’évolution des sociétés humaines engendrées par ces faits, qui se déploient chacune en suivant une ou plusieurs lignes de force[iv].
Naturellement, une telle entreprise ne peut se faire que sur la base d’un évolutionnisme assumé, avec l’idée que l’histoire des civilisations connaît des stades de développement qui se succèdent nécessairement dans un certain ordre (même si des régressions d’un stade à un stade antérieur peuvent accidentellement se produire). Et il faudrait voir, dans cette évolution, l’effet du déploiement des lois que Bernard Lahire s’efforce d’identifier et de formuler.
Dans le détail, certaines de ces formulations peuvent peut-être appeler des retouches ou des précisions. Ainsi la « loi d’accroissement démographique tendanciel » laisse un peu sceptique au regard des dizaine de milliers d’année de stagnation démographique d’homo sapiens voire des probables périodes où l’espèce humaine a été menacée d’extinction, ainsi que de l’existence de nombreuses sociétés humaines qui se sont maintenues à un niveau démographique de survie et il semble nécessaire de la coupler avec la « ligne de force de la production d’artefacts » pour qu’elle puisse s’exprimer. Ce n’est que très récemment, à l’ère industrielle, que cette loi a pu se manifester dans toute son efficience.
Par contre, lorsque Bernard Lahire remarque que la plupart des sociétés qui n’ont pas connu de démarrage démographique ni de multiplication d’artefacts sont en position d’isolats (îles, grandes forêts, domaines montagnards, zones continentales entourées de déserts etc...), il manque peut-être la formulation d’une autre loi, celle de l’intensification des échanges d’objets et de connaissances dans les zones de peuplement dense et/ou dans les zones géographiquement propices à ces échanges qui entraîne un développement des connaissances et des innovations techniques à l’intérieur de ces zones, les exemples typiques étant la zone du Croissant fertile, élargie ensuite à tout le monde Méditerranéen, dont l’Europe, le Maghreb et le Moyen Orient sont les ultimes héritiers, et le monde asiatique chinois et indochinois, ces deux exemples étant quelque peu différents car l’un, beaucoup plus littoralisé, est par conséquent plus ouvert et plus varié que l’autre[v]. L’explosion actuelle des connaissances et des techniques que nous connaissons est une autre manifestation de cette loi d’intensification des échanges d’objets et de connaissances qui augmente la production d’artefacts et l’accroissement démographique, les trois phénomènes se renforçant l’un l’autre[vi].
Mais il ne fait pas de doute que le point le plus fort du livre, celui qui condense le pouvoir explicatif le plus novateur, est le lien qu’il établit entre ce que l’auteur, à la suite du zoologue suisse Alfred Portman, appelle l’« altricialité secondaire » du petit d’homme et les rapports de domination à l’œuvre dans toutes les sociétés humaines. Ce n’est pas un hasard si Bernard Lahire a commencé par être un sociologue de l’éducation. Je ne chercherai pas ici à résumer les chapitres où ce rapprochement est traité dans toutes ses conséquences et j’évoquerai plutôt une de mes expériences personnelles d’enseignante qui m’en avait fait effleurer l’hypothèse, expérience qui m’est revenue à l’esprit en les lisant - c’est pourquoi leur lecture a produit sur moi l’effet euphorisant de retrouvailles. Lorsque j’exerçais en collège en tant que professeur d’histoire, j’ai eu plus d’une fois l’occasion de constater que, de tous les programmes du collège, le chapitre d’histoire le plus difficile à « faire passer » était celui sur la Révolution française. Sans doute parce que le surgissement d’événements – et d’événements radicalement transformateurs- y prend un rythme accéléré, qui s’exprime non plus en années mais en jours, mais aussi pour une raison plus essentielle : c’est que les enfants de cet âge n’ont pas les moyens psychologiques de comprendre une révolution.
En efforçant de me représenter par quel réflexe psychologique presque tous mes élèves de 4ème réagissaient à la condamnation à mort du roi et de la reine en terme de trahison, j’y vis un effet de leur propre situation d’enfants soumis à l’autorité parentale : à cet âge tout juste pubère, quel autre genre de relation les enfants connaissent-ils que celle de l’allégeance à leurs parents (et aux adultes) ou de la rivalité avec leurs frères et sœurs (et leurs pairs)? Les relations d’alliance, de solidarité, formées dans des luttes contre l’oppression ne peuvent se développer que plus tard, quand les individus s’extraient du monde-cocon-prison que constitue la famille. Quant à l’allégeance aux parents et à l’obéissance aux adultes, elle se mue le plus souvent en allégeance à l’ordre établi et en obéissance aux « autorités ». Seuls les enfants auxquels les parents (ou, plus rarement, d’autres adultes en position de les influencer au même degré que les parents) ont transmis d’une manière ou d’une autre la capacité de distinguer entre leur autorité parentale et l’ordre social établi, peuvent comprendre les mécanismes d’une révolution. Mais dans l’esprit de la plupart d’entre eux, les deux ordres se confondent et ne peuvent être remis en question que sous la forme d’une rébellion individuelle et non sous l’exigence d’une abolition transformatrice. L’Etat joue dans le monde des adultes le même rôle que les parents pour les enfants : il organise tout, prévoit tout (santé, sécurité, justice, communication, approvisionnements, échanges réglés etc....), tout comme les parents approvisionnent, assurent logement, éducation, confort et sécurité etc... On est donc tenté de s’en remettre à lui tout comme on s’en remet à ses parents. Objectivement d’ailleurs, à l’âge adulte, c’est l’Etat qui prend directement le relai des parents pour organiser les rapports sociaux. Or que deviendrait l’enfant sans l’allégeance à ses parents ? Les subjectivités individuelles sont ainsi préparées par les familles à accepter d’être dirigées par des gouvernements, et c’est là une des données principales qui explique ce comportement étrange précocement observé par La Boétie dans son incroyable pamphlet du Contre un où il décrit la « servitude volontaire » ou par Pascal lorsqu’il évoque ces « cordes de l’imagination » qui rattachent les dominés aux dominants. Il faut qu’il y ait une majorité de gens qui se sentent menacés dans leur vie et leur sécurité pour s’opposer collectivement à un gouvernement, qu'il soit élu ou héréditaire. Ce n’est donc que lorsque l’Etat échoue complètement à remplir sa fonction protectrice et prévisionnelle qu’on en vient à vouloir le renverser.
C’est peut-être lorsqu’il aborde, dans un de ses derniers chapitres, le sujet de la domination masculine, que la lecture du livre m’a laissé un peu sur ma faim. Pour résumer sommairement les choses, Bernard Lahire voit dans cette domination la conséquence de l’asservissement que la maternité a longtemps représenté pour les femmes qui, en les liant à leur progéniture, les ont soustraites de la sphère des acteurs libres de la société. Le symbolisme binaire (induit selon Lahire tant par la symétrie bilatérale du corps que par la partition sexuée) qui structure les représentations que les hommes se font de leur univers (haut/bas, fort/faible, jour/nuit etc....) aurait du même coup piégé les femmes, avec les enfants, dans les rapports de domination, du côté du « pôle de la dépendance ». Certes, cette explication est à mes yeux parfaitement solide, et je n’irais pas la contester au nom d’un certain féminisme triomphaliste à la mode qui veut trouver partout des tombes de chasseresses préhistoriques ou de guerrières néolithiques : nier le caractère permanent et universel de cette domination me semble relever du même genre de déni que de réfuter l’impact social des « faits anthropologiques » fondamentaux relevés par Bernard Lahire[vii]. Abondantes sont les sources qui attestent que, dans les sociétés anciennes, femmes et enfants ont un statut entre l’animal et l’homme, un statut d’esclaves potentiels.
Par contre, Bernard Lahire a peut-être laissé de côté un autre élément d’explication, en écartant assez rapidement la proposition de Françoise Héritier de voir dans cette domination un effet du privilège exorbitant des femmes de produire à la fois de l’identique (des filles) et du différent (des garçons). Si ce privilège est si important, objecte-t-il, comment a-t-il pu se retourner contre leurs détentrices et les placer systématiquement du côté des dominés ? De fait, si la formulation d’une infériorité en termes de privilège peut lui ôter de sa crédibilité, elle n’en contient pas moins un pouvoir explicatif non négligeable. Les mythes récurrents (comme celui, relaté par Maurice Godelier, qu’on trouve dans la mythologie des Baruya) dont fait état Bernard Lahire qui évoquent la récupération par les hommes d’un pouvoir féminin originel vu comme producteur de désordre pourraient bien être l’expression d’une volonté de revanche sur ce pouvoir (plutôt que privilège) bien effectif. Et la domination masculine pourrait avoir été d’autant plus tyrannique que ce pouvoir était vu comme producteur de désordre social. De quel désordre ? On peut assez bien schématiser le phénomène par une image forte tirée de la science-fiction contemporaine : celle de l’Alien du film de Ridley Scott. La femme est, dans le groupe, celle qui apporte de l’identique (elle permet au chef du groupe, au chef de famille de se reproduire) mais aussi du différent : en premier lieu des filles plutôt que des garçons (et on sait bien que dans toutes les sociétés les femmes n’ont jamais été reines que par accident ou par défaut et ne devenaient chefs de famille que lorsqu’elles étaient veuves) mais aussi des autres (bâtards ou fils d’étrangers). C’est par les femmes que l’Autre peut s’introduire subrepticement dans le groupe. Et cette intrusion est d’autant plus dangereuse qu’elle est subreptice. La volonté de contrôle du corps féminin par les hommes est, je le pense, d’abord due à cet état de fait. La simple position du côté de la dépendance et de la vulnérabilité ne suffit pas à expliquer cette volonté, elle est plutôt ce qui lui a permis de se maintenir durant si longtemps. C’est ce qui permet aussi de comprendre, par exemple, que les soldats violent systématiquement les femmes en pays conquis. De comprendre aussi pourquoi racisme et misogynie ont si évidemment partie liée.
Il demeure encore pour moi un dernier problème : ne pourrait-on pas dire que d’une certaine façon, l’idéologie d’extrême droite prend acte de cette condition animale de l’homme et qu’elle prétend fonder sa vision de la société sur cette seule réalité : elle exalte la domination du mâle sur la femelle, l’acceptation des hiérarchies, le bizutage des cadets par leurs aînés, le marquage du territoire et l’exclusion des intrus, l’abandon des malades et des handicapés qu’on retrouve dans bien des sociétés animales. La pensée d’extrême droite exprimerait la volonté de rebâtir la société humaine en effaçant toutes les créations culturelles humaines jugées édulcorantes ou même falsificatrices parce qu’elles contrarient ces comportements sociaux considérés comme « naturels » et donc raisonnables pour l’enter uniquement sur son socle bio-sociétal[viii]. Par conséquent, revendiquer l’ancrage biologique des faits sociaux humains pourrait apparaître bien risqué.
Mais ce qu’a montré aussi Bernard Lahire, c’est que dans un dispositif bio-sociétal au départ assez proche de celui de leurs cousins primates, où les comportements de domination sont structurants, le fait anthropologique de l’altricialité secondaire, en favorisant le long maternage, le resserrement du couple, la division du travail, la solidarité intergénérationnelle, vient ouvrir une brèche qui ouvre la voie à des pratiques de transmission culturelle renforcées. Toutes désignées par la division primitive du travail comme spécialistes du soin à porter aux enfants et par suite à tous les membres de la famille et de la société, les femmes ont donc joué un rôle primordial dans l’humanisation de l’humanité[ix]. Mais ce fait anthropologique capital ancré dans la nature biologique de l’homme est en revanche totalement négligé par la vision réactionnaire de la société qui fait des femmes de pures reproductrices.
Les faits anthropologiques sur lesquels se sont édifiées les sociétés humaines contiennent donc des potentialités ambivalentes. A la différence des sociétés animales qui n'ont que peu de directions évolutives, l'humanité peut choisir de développer certaines de ces potentialités de préférence aux autres.
Au total, hormis quelques réserves ponctuelles, l’impression d’ensemble que m’a laissée ce livre est celle d’un opus majeur qui, s’il était lu avec soin par la communauté des chercheurs, devrait appeler de nombreuses réactions et susciter, en suivant la voie qu’il ouvre, de nombreuses réflexions et entreprises de recherche[x].
[i] Par exemple sur Médiapart l’interview de Bernard Lahire par Joseph Confavreux : https://www.mediapart.fr/journal/culture-et-idees/020923/bernard-lahire-le-rapport-parent-enfant-est-une-matrice-de-la-domination-omnipresente-dans-les-s
[ii] Le succès récent du film de Thomas Cailley et de Pauline Munier, Le règne animal, donne une idée de l’intérêt suscité par ces thématiques.
[iii] Beaucoup de gens méconnaissent ce fait que « le monde vivant est relationnel ». C’est parce qu’ils n’arrivent pas à en saisir toutes les conséquences qu’ils entrent naturellement dans des rapports de domination, du côté des dominés le plus souvent, ou du côté des dominants, et quand ils sont dominés ils n’espèrent pas autre chose que de passer du côté des dominants. Cela part de l’idée d’Ayn Rand que le bonheur individuel ne peut être atteint qu’individuellement. Ce point de vue réduit tous les autres à n’être que les serviteurs ou les obstacles de ses objectifs, ce qui conduit à des rapports de domination qui, inévitablement, secrètent du malheur.
[iv] Dans cette exploration des formes sociales autorisées par les grands faits anthropologiques, Bernard Lahire a même été inspiré par la fiction, car les citations en épigraphe de plusieurs de ses chapitres sont extraites de l’œuvre d’Ursula Le Guin, une autrice américaine de science-fiction qui a utilisé ce genre pour expérimenter, sur la base de ces faits anthropologiques qu’elle s’amuse parfois à modifier (partition sexuée, dépendance du petit enfant, propension patriarcale à la domination etc...) des adaptations sociales et culturelles imaginaires à partir de situations différentes dans des mondes habitables très semblables au nôtre. C’est ainsi qu’elle imagine par exemple un monde dont les habitants ne prendraient d’apparence sexuée que lors de courtes périodes de kema intervenant tout au long de la vie (de rut) ; un autre monde où la partition sexuée est secondaire par rapport à une division plus fondamentale, celle des moietiés du matin et du soir, et où la cellule de base de la société est le sedoretu, combinaison complexe de couples mariés à 4 personnes (deux mariages homosexuels et deux mariages hétérosexuels) ; elle imagine encore un monde post apocalyptique, la planète O, où hommes et femmes ne vivent plus ensemble, et où les femmes en charge de l’éducation des jeunes enfants se refusent à les rendre subjectivement dépendants d’une quelconque autorité, se bornant à leur chanter des récits édifiants du passé, à leur montrer les gestes de la vie quotidienne, et à leur répéter : « sois conscient », dans le but de déjouer les conséquences politiques néfastes de l’altricialité ... Il n’est pas sans intérêt de remarquer qu’Ursula Le Guin était la fille de deux anthropologues américains amis de Franz Boas, et que dès sa prime jeunesse elle a baigné dans un milieu dont la curiosité pour les différences sociales et culturelles était un impératif professionnel. Dans le Livre de Hain, Les « observateurs » de l’Ekumen (Eukoumène ou ex Ligue des mondes) n’ont pas plus de droit d’ingérence que des anthropologues dans les civilisations où ils sont accueillis.
[v] Faisant un absolu, à l’instar de la plupart des sciences sociales, de la toute-puissance culturelle des sociétés humaines, la géographie mise à la mode par Roger Brunet s’est évertuée à affirmer, contre toute logique, que les chances de succès des sociétés humaines seraient indifférentes aux contraintes géographiques, et qu’en somme ces contraintes seraient tout à fait surmontables grâce aux infinies capacités d’adaptation des hommes. En réalité, à l’origine des civilisations, ces contraintes ont certainement dû peser de manière très forte.
[vi] Dans la première partie de son dernier livre Faites mieux, Jean-Luc Mélenchon montre très bien les effets de cette augmentation du nombre, couplée à l’intensification des échanges et des connaissances.
[vii] Les analyses osseuses ne permettent pas d’identifier avec certitude le sexe de tous les squelettes, mais seulement celui d’une minorité d’entre eux. Quant au matériel des tombes, il ne permet d’identifier que l’identité sexuelle attribuée à l’individu par son groupe social.
[viii] En cela la pensée réactionnaire se fonde sur une vision extrêmement triviale de la société largement partagée par un certain sens commun. Voir ce florilège édifiant sur le « gros bon sens » des droites dures à travers le monde : https://www.youtube.com/watch?v=BF3wYJBc4eg
[ix] A ce propos, Bernard Lahire rappelle que Darwin faisait des femmes les porteuses de l’« instinct social » caractéristique de la civilisation. Cf Patrick Tort, Darwin n’est pas celui qu’on croit, 2010 qui liste les idées reçues sur Darwin.
[x] N’étant présente ni sur X ni sur Linkedin, je ne vois pas d’autre lieu pour signaler à Bernard Lahire que j’ai bien pris note de son retour. J’ai découvert depuis que je l’ai rédigée quelques recensions très élogieuses de son ouvrage comme celle de Bernard Formoso dans l’Homme, qui m’ont redonné quelque confiance dans le collectif d’intelligences au travail qu’est l’Université, et je suis d’autant plus honorée de l’intérêt qu’il a pris à ma note de lecture.