catherine goblot cahen

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Billet de blog 21 mai 2024

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Un monde désirable (2e volet).

Une question qu’aucun journaliste de plateau ne posera jamais à Bruno Le Maire. Billet inspiré par la lecture du livre de Timothée Parrique, chercheur en économie écologique à l’Université de Lund, intitulé Ralentir ou périr

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Monsieur Le Maire, vous qui êtes sorti 1er du concours de la rue d’Ulm en lettres, vous devez, je suppose, être très exigeant pour définir le vocabulaire. Il est vrai, pourtant, que vous ne savez déjà pas ce que sont les « super profits », une expression qui ne semble pas trop difficile à comprendre. Vous ne savez pas non plus ce qu’est qu’un hectare, parce que, dites-vous, vous avez toujours été nul en maths, et cependant vous n’hésitez pas à donner du poids à vos arguments avec les chiffres du PIB et de la dette.... Mais j’espère que vous saurez tout de même répondre à ma question puisqu’elle concerne votre fonction même, celle de ministre de l’économie. La question que je vous poserais, c’est : Monsieur Le Maire, qu’est-ce que l’économie ? Lorsqu’on cherche sur Google à savoir comment Bruno Le Maire conçoit l’économie, on trouve beaucoup plus souvent dans sa bouche le mot au pluriel qu’au singulier. Il est donc possible que Monsieur Le Maire, tout en ayant accepté ce poste, ne se soit jamais posé la question : de quoi vais-je avoir à m’occuper ? Il est vrai que son ministère comporte aussi les Finances, et en matière de finances, M. Le Maire semble avant tout très préoccupé par « les économies ». Mais par l’économie, beaucoup moins...

Cependant, je vais m’efforcer d’imaginer à sa place sa réponse. Quand on écoute les très nombreuses (et très répétitives) déclarations de M. Le Maire, elles portent avant tout sur « les économies », sur « la dette », sur les « baisses d’impôts » ensuite sur « les entreprises qui créent l’emploi » et sur « la croissance ».  Je laisserai de côté « les économies », « la dette » et les « baisses d’impôts » qui me paraissent relever davantage des finances que de l’économie.  

J’imagine donc que les entreprises et la croissance sont au cœur de la vision de l’économie de notre ministre de l’économie. On pourrait par exemple définir l’économie selon Monsieur Le Maire comme « l’ensemble des entreprises (d’un pays) qui, par leurs activités, contribuent directement ou indirectement à la croissance de la production et de l’emploi dans ce pays ». C’est du moins la définition que ses nombreuses déclarations suggèrent.

Pourtant, un problème surgit au cœur de cette définition. Les entreprises du pays produisent, cela est bel et bon. Mais se préoccupe-t-on de savoir si ce qu’elles produisent est utile aux habitants ? La réponse de monsieur Le Maire sera, bien sûr : « cela sert à l’emploi des habitants ». Alors si je comprends bien, on produit pour « créer des emplois ». Il me semble pourtant que la réponse de bon sens devrait être à l’envers : on travaille pour produire (ce dont on a besoin) et non :  on produit pour « donner » du travail. Certes, nous ne sommes plus dans un monde d’autosubsistance où chacun produit directement ce dont il a besoin. Nous sommes dans un monde de division du travail où on ne travaille pas pour couvrir directement ses besoins mais pour contribuer à couvrir les besoins collectifs et cela complique les choses. Mais nous sommes, par ailleurs, dans un système où certains « donnent » du travail aux autres, où tout travail est « donné » par certains à d’autres, et dans ce système le travail ne peut correspondre aux vœux des travailleurs mais à celui du généreux donneur de travail, le « chef d’entreprise ». Ces chefs d’entreprise ont un pouvoir colossal sur la société tout entière parce qu’on leur doit l’emploi, autrement dit les moyens de vivre. On a beau être dans des « démocraties » on est en fait toujours à l’âge de « merci notre bon maître » et à celui de « on ne mord pas la main qui vous nourrit ».

Dans ce système-là, en outre, où on ne produit pas pour couvrir des besoins mais pour « créer de l’emploi », on n’a donc pas vraiment besoin de faire correspondre la production à des besoins. On n’a pas du tout besoin d’ailleurs de réfléchir sur ce que sont les besoins. Comment M. Le Maire définirait-il le mot de besoin ? Je l’ignore, il n’en parle pas. Pour ma part, je définis le « besoin » ainsi : c’est tout ce qui est nécessaire pour permettre à un être, ou à un ensemble d’êtres, de continuer à vivre (ou à un système de continuer à fonctionner). Je pense que M. Le Maire m’objectera ici, qu’à partir du moment où on commence à réfléchir sur les besoins, et donc sur la satisfaction des besoins, on entre forcément dans un système de limitation économique, donc de contrainte et de dictature de type soviétique. Pour M. Le Maire, la satisfaction des besoins doit s’effectuer uniquement par le jeu de la loi de l’offre et de la demande. Quand une offre ne rencontre pas de demande, sa production cesse. Donc en économie « de marché », les « bonnes » offres rencontrent forcément leurs demandes. Et s’il manque sur le marché quelque chose de nécessaire, une proposition d’offre viendra forcément la combler. Ainsi toutes les propositions possibles de production peuvent-elles être faites. Ce système paraît en effet avoir quelques avantages. Il paraît en particulier favoriser l’initiative individuelle, tant vantée par M. Le Maire. Mais cette initiative est-elle ici stimulée par le désir d’invention, ou par l’appât du gain ? Car, dans un cas, les effets ne seront pas les mêmes que dans l’autre....

Ce que je répondrais ici à M. Le Maire, c’est qu’économie de marché et économie capitaliste, contrairement à ce que l’on croit, ne sont absolument pas synonymes. L’économie de marché est une économie où l’offre, qui provient en majeure partie d’initiatives privées, rencontre librement la demande (avec quelques faibles restrictions). L’économie capitaliste est une économie qui est financée par un capital apporté par des investisseurs qui recherchent un profit. Mais le marché peut très bien être découplé du capitalisme, car il existe des entreprises privées non lucratives. D’autre part, je lui dirais encore qu’en système capitaliste, justement, le marché n’est pas libre et non faussé, et il n’y a donc pas de « libre jeu de l’offre et de la demande » mais que la puissance financière de certains, offre, à ces derniers, des positions de monopole. Et que, d’autre part, si le profit est le moteur de l’entreprise, les intérêts des consommateurs comme ceux des travailleurs risquent d’être sacrifiés au désir de profit, et toutes sortes d’exemples, ici, du scandale du Mediator aux licenciements abusifs par milliers, peuvent nous venir à l’esprit. M. Le Maire objectera ici sans doute que compte tenu de la « nature humaine », sans le moteur de l’appât du gain, le marché ne pourra pas fonctionner, que les volontés d’entreprendre seront « découragées » etc... C’est peut-être parce qu’il conçoit la nature humaine d’après ce qu’il en perçoit chez lui. Mais la nature de M. Le Maire n’est pas toute la nature humaine.

Je lui répondrais encore qu’il n’est pas souhaitable que toutes les propositions possibles de production ou de service soient réalisées. Car il existe des productions qui peuvent satisfaire certaines demandes pourtant tout à fait condamnables (la drogue, par exemple). Et que c’est ici que la notion de besoin est très importante. Le « besoin », c’est tout ce qui est nécessaire pour permettre à un être, à une collectivité, à un milieu vivant de continuer à vivre. Or, pour continuer à vivre, nous avons d’abord besoin d’écosystèmes qui pourront assurer notre survie. Notre premier besoin est donc de les ménager au maximum, par respect pour la vie sur terre. Mais il faut avoir, là-dessus, non le point de vue d’un individu qui cherche à maximiser son profit ou encore qui cherche à réaliser ses désirs mais le point de vue désintéressé d’un membre de l’humanité désireux de préserver avant tout les intérêts de son espèce comme l’intérêt de toute vie sur terre.

Inversement, nous n’avons pas besoin d’un millier de ces choses inutiles que nous inflige l’économie lucrative : la publicité, l’obsolescence programmée, les cabinets de conseil de toute sorte, la 5, la 6, la 7, la 8, la 9, la 10 G, l’intelligence artificielle, nous avons besoin au contraire d’un monde de moins en moins artificiel...

Mais si M. Le Maire ne veut pas qu’on réfléchisse sur les besoins, ou encore sur les profits, ce n’est pas seulement parce qu’il ne désire pas les limiter, mais parce que définir ce qui est socialement souhaitable nécessite discussion, et donc tout à la fois perte de temps pour la production et démocratie, donc, de son point de vue, clairement, la pagaille.

De notre point de vue, au contraire, si on admet que l’économie est un système qui permet la satisfaction des besoins de la société, il est nécessaire de trouver le système qui permette de se mettre d’accord sur les besoins qu’il est souhaitable que le marché satisfasse (et cela laisse naturellement aussi la place à des entreprises publiques qui sont nécessaires pour la satisfaction de certains types de besoins). Cela ne peut se faire par une planification autoritaire et centralisée comme la planification soviétique qui s’est montrée inefficace pour satisfaire les besoins (ceux des travailleurs comme ceux des consommateurs). Les géographes contemporains nous ont appris à raisonner en termes scalaires, et les besoins doivent être évalués à plusieurs échelles et non pas seulement à l’échelle nationale afin qu’ensuite la production soit répartie autoritairement. Certaines productions sont pertinentes au niveau national (tout ce qui est en réseau par exemple) et d’autres au niveau local, à différentes échelles. Et cela signifie donc que la démocratie doit devenir autre chose qu’une forme vide, mais la forme même de nos vies. Elle doit définir le contenu de nos vies (nos activités, nos besoins) et pas seulement le contenant (les institutions). Nous devons désormais passer une partie de notre temps à discuter ensemble, dûment informés, pour décider de ce que nous voulons faire. De comment nous voulons vivre. Et ce ne sera pas ennuyeux. Témoin, l’enthousiasme des assemblées de mai 68 qui refaisaient le monde. Témoin ce qu’ont dit les participants à ces conventions citoyennes que Macron a cru bon de convoquer pour rire. Et nous cesserons alors de courir après l’emploi, l’emploi, l’emploi.... pour vivre vraiment. Comme il est dit dans la chanson Démission des Vilars, ou dans le film L’An 01, de Doillon et Resnais, sorti en 1973. Non, les utopies de mai 68 ne sont pas mortes. Il est temps de les réaliser.

Ainsi, nous pouvons remplacer la définition de l’économie que j’ai attribuée à M. Le Maire (l’ensemble des entreprises qui contribuent à la croissance de la production et de l’emploi d’un pays) par celle que propose Timothée Parrique dans son livre : l’organisation sociale de la satisfaction des besoins.

Pour cela, il est indispensable de ne pas confondre besoin (limité) et désir (illimité, car moteur de la vie qui ne veut pas mourir) et il est indispensable d’inventer la démocratie totale, et pas seulement politique. J’ai traité du premier point dans mon précédent billet et je traiterai du second dans un billet suivant.  

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