En lisant quelques billets sur Médiapart, j’ai appris que des membres de LFI du Poitou réclament plus de démocratie à l’intérieur de ce mouvement. N’étant moi-même pas membre de LFI, je ne peux me prononcer sur le fonctionnement de ce mouvement que je ne connais pas de l’intérieur. Il est toutefois possible que ces sécessionnistes aient en partie raison.
Je ne fais pas cependant pas du tout partie de ces personnes qui passent leur temps à conspuer Mélenchon et à le traiter de gourou ou de lider maximo, mais comme Olivier Tonneau, je pense que c’est un personnage politique dont la présence est utile, car il est le seul sur toute la scène politique française à posséder un ensemble de qualités politiques éminentes : largeur de vues due à une vaste culture politique et plus largement humaniste, sincérité de cet engagement humaniste, ouverture sur le monde, capacité à analyser les situations, aptitudes oratoires hors pair reconnues par la plupart des observateurs politiques, ce qui lui donne une grande force d’entraînement sur une partie de l’opinion et permet de freiner la dérive générale de l’expression publique vers la droite extrême. Le seul côté de sa personnalité politique qui me laisse perplexe, c’est sa fidélité toujours réaffirmée à la mémoire de François Mitterrand, qui était si différent de lui. Mais c’est peut-être une question de reconnaissance personnelle et, dans ce cas, c’est un point de plus en faveur de sa sincérité. J’éprouve donc pour lui pas mal de sympathie. Toutefois, ce n’est pas par admiration pour Mélenchon que je vote pour LFI depuis 2012 et que je vais voter à nouveau pour ce mouvement aux prochaines élections, mais c’est parce que c’est actuellement le parti dont les idées et le programme se rapprochent le plus de ce à quoi j’aspire, et que l’action des députés de ce mouvement me parait utile. On m’objectera certainement qu’ils n’ont pas réussi à obtenir de changements majeurs. Mais je crois que pour évaluer le bénéfice de leur présence et de leur action au Parlement européen, (comme au Parlement français), il faut faire l’exercice de pensée qui consiste à imaginer ce que seraient ces parlements s’ils étaient élus sans députés de ce bord. Car la position parlementaire est aujourd’hui un tremplin pour rendre publiques les positions de l’opposition. C’est aussi pour elles un précieux moyen pour être informées et suivre de plus près la politique gouvernementale. D’autre part, l’action d’un Aurélien Saintoul comme président de la commission sur l’attribution de la TNT qui a permis de poser des questions embarrassantes à Bolloré et à Hanouna et à faire des propositions utiles pour la garantie d’un minimum de pluralisme des opinions sur les canaux attribués aux chaînes par la puissance publique, ou l’action d’une Manon Aubry contre l'ubérisation du travail auraient été impossibles.
Mais, en dépit de mon intention de vote, j’ai le sentiment que la position actuelle de LFI n’est pas très saine, que le mouvement est cornérisé. Pourtant, je crois que LFI a en partie raison dans son analyse de la situation. Je vais exposer la mienne qui épouse celle de LFI sur plusieurs points, mais pas sur tous. Le premier de ces points c’est que si l’extrême droite monte, ce n’est pas parce que la majorité de la population s’est convertie à ses idées. Mais c’est pour les raisons suivantes (je vais répéter là certaines choses déjà souvent dites, d’autres moins):
- La droite elle-même (de Darmanin à Ciotti), pour imposer un Etat de plus en plus ouvertement impliqué dans la captation du surplus de valeur par des puissances privées, est devenue de plus en plus autoritaire et a poussé en avant les idées autoritaires de l’extrême droite dans sa pratique du pouvoir comme dans l’espace public (« je vous trouve un peu molle »), en particulier dans les médias, ce qui a eu un effet général de désinhibition de toutes les idées d’extrême droite, voire jusqu’à la réhabilitation quasi officielle d’un certain négationnisme (voir les paroles de Macron – et de Zemmour à propos de Pétain) C’est l’effet d’ouverture de la fenêtre d’Overton.
- Cela est d’autant plus efficace que, pour mieux tromper, voici ces très vieilles idées qui reparaissent sous une forme inédite, une forme rajeunie qui fait plus aisément avaler leur fond, et qu’on n’aurait jamais cru les voir revêtir : sous les traits d’une cheffe de parti femme (MLP), d’un journaliste juif (Zemmour), d’une journaliste guadeloupéenne (Christine Kelly), d’un humoriste métis (Dieudonné), d’un soit-disant marxiste (Alain Soral), d’un député homosexuel et athée (Jean Philippe Tanguy), toutes figures qui rendent leurs discours inégalitaires plus admissibles, puisque ce sont des spécimens humains qui devraient se sentir les victimes de ces idées qui les professent ouvertement, et on ne leurre jamais si bien son auditoire que lorsqu’on est leurré soi-même...Disons que c’est la stratégie adoptée par l’extrême droite pour passer de l’ère des masses, avec un chef hystérisant une foule anonyme, à l’ère des individus isolés, manipulés par des influenceurs à leur image.
- Dans le monde de compétition hyper individualiste où nous vivons, où les individus doivent trouver en eux-mêmes leurs raisons de vivre, certains, parmi ceux qui en manquent, en particulier dans la jeunesse, et qui ne parviennent pas à en trouver, peuvent facilement s’égarer en épousant les passions nihilistes de cette extrême droite diffusées sans complexe sur tant de médias.
- Un certain électorat populaire, orphelin du PCF et du système soviétique productiviste et autoritaire brutalement effondrés, a perdu la foi en l’idée de révolution politique, en l’idée d’un changement de régime économique et social profitable à la classe ouvrière. Il a pu être capturé en partie par le « bon sens » apparent des propositions de la droite (ce « bon sens » dit que l’inégalité est dans la nature et que par conséquent la société doit s’y conformer). Acceptant cette vision inégalitaire, ils se sont mis à souhaiter que les immigrés, plutôt qu’eux, en soient les victimes toutes désignées.
Cependant, si la montée de l’extrême droite est si visible, c’est avant tout du fait du poids grandissant de l’abstention dans le corps électoral. La grande déception d’une partie de l’électorat de gauche due à l’action des gouvernements de gauche dans le sens d’une libéralisation tous azimuts à partir de 1983, date de la conversion du PS à l’Europe libérale, a eu pour effet d’ancrer dans les esprits l’idée qu’il n’y avait pas d’alternative électorale crédible à gauche. (JL Mélenchon ayant participé à un de ces gouvernements qui avait déçu, un certain nombre d’électeurs lui en ont toujours gardé rancune et n’ont jamais voulu croire en sa sincérité). Pour une partie de l’électorat, cette abstention est devenue une pratique revendiquée et quasi militante, la suspicion envers la gauche s’étant élargie jusqu’à devenir une suspicion générale à l’égard de tous les représentants politiques.
A cela, s’ajoute le fait que les jeunes issus de l’immigration, mis à l’écart par des politiques ségrégationnistes, ne se sentent pas impliqués dans le corps civique. Tout cela a fait monter l’abstentionnisme à des niveaux inédits. 26 % au 1er tour des précédentes présidentielles, soit le ¼ du corps électoral.
Ce niveau record avait déjà été atteint et même dépassé en 2002, avec 28,4% d’abstentions au 1er tour. Il faut dire que lors de ce premier tour, la seule proposition de gauche en position de l’emporter était le premier ministre sortant, Lionel Jospin, qui avait à son actif d’importantes privatisations (Crédit Lyonnais, Air France) et la LOLF et sa logique de performance de la gestion des services publics qui a été un moyen pour les gouvernements de faire entrer les services publics dans des logiques de rentabilité ainsi que la loi Allègre qui a été le premier acte de l’immixtion des entreprises privées dans les universités en permettant à des chercheurs de devenir des start-upers. Cependant c’est la mobilisation des abstentionnistes déçus qui a permis la victoire triomphale de Jacques Chirac au 2e tour de ces élections, avec un niveau de participation record.
Cela signifie également que la montée des idées d’extrême droite doit être relativisée. Je ne veux pas dire que ces idées ne progressent pas, je viens justement d’expliquer pourquoi elles progressent. Mais cette progression elle-même doit être relativisée. Les sondages actuels ne tiennent jamais compte de l’abstention. Or, pour les Européennes de 2019, elle a été de 50% (Le Monde criait alors victoire parce qu’elle avait progressé de 8 points, c’est dire si on partait de loin....). D’après Libération, un sondage indiquerait que, cette fois, 44% des électeurs s’apprêteraient à voter au mois de juin prochain. Admettons qu’un certain nombre d’entre eux se décident à participer au dernier moment et qu’il y ait finalement 50% d’électeurs. Sur un corps électoral d’environ 48 millions, en admettant 38 % de votants à l’extrême droite (RN + Reconquête) cela ne donne encore que 19 % de voix pour l’extrême droite sur la totalité du corps électoral (environ 9,1 millions d’électeurs sur 48 millions). On voit qu’on est encore loin d’avoir une majorité gagnée à l’extrême droite dans notre pays. Mais elle progresse, et elle est de plus en plus voyante et de plus en plus bruyante, grâce à tous ceux qui exploitent ce phénomène (le gouvernement et les médias).
Ce qui doit nous réconforter encore, c’est cette idée magnifiquement exprimée par Bertrand Badie dans une émission récente du Média TV, l’idée qu’il y a au contraire un réel progrès de la tolérance et cela tout spécialement dans la jeunesse d’un très grand nombre de pays. C’est là la contrepartie positive de la mondialisation dans sa version de créolisation, grâce aux migrations et aux habitudes de cohabitation et d’échange entre cultures et à la démocratisation de l’enseignement, et à la coexistence de nombreuses classes d’âge sur les bancs de l’école publique jusqu’au baccalauréat et au-delà, coexistence qui est aujourd’hui en train d’être remise en cause par le développement d’un enseignement privé de caractère de plus en plus ségrégationniste. Ce phénomène est accéléré par la formation d’une opinion publique mondiale, par l’intermédiaire des réseaux sociaux, grâce auxquels les actualités du monde entier sont connues et peuvent être commentées par des millions d’individus en « temps réel ». Cette tolérance de la jeunesse contemporaine manifeste aussi le succès d’une certaine idée des droits de l’homme sous la forme de la revendication de l’individu à l’intimité de ses idées et de ses choix, finalement encouragée par le libéralisme économique, qui désire que les consommateurs aient le choix.
Mais, et j’en viens à présent à mon volet plus critique à l’égard de la gauche institutionnelle, cela fait également de nous des consommateurs en matière politique. Avec un comportement de consommateurs. Jamais contents. Toujours critiques, sans pour autant être toujours capables de réfléchir à des contre-propositions constructives. Et pour cause. Nous n’en avons en général guère le temps, ni même la motivation. Le temps libre est ce dont le système actuel prive le plus la majorité des individus. Et il s’ensuit inévitablement une faible motivation pour la réflexion personnelle sur les enjeux collectifs.
La contrepartie de l’individualisme libéral qui a fait de nous des consommateurs tolérants est donc la tendance au repli sur la sphère privée dont Cornelius Castoriadis a si bien décrit les effets délétères, qui est un autre facteur, structurel, de l’abstentionnisme politique. Car qui se désintéresse du public ne s’intéresse plus guère qu’à lui-même, aux coaches et aux influenceurs... Et qui peut dire qu’il échappe complètement à ces travers ? Quand tout est fait pour nous inciter à nous en remettre à des experts et à ne participer aux choix démocratiques qu’en choisissant des représentants tous les quatre ou cinq ans....
Ceux-ci auront beau être de bonne foi, certains les soupçonneront toujours de vouloir flatter leur ego, de profiter d’aubaines dans un système où la notoriété est source de profits, et de s’accommoder au fond de l’ordre des choses puisqu’ils en tirent un certain parti (indemnités parlementaires, retraites sénatoriales etc...). Et, finalement, peut-être qu’ils n’ont pas tout à fait tort de le faire. Pour un représentant politique de gauche, même de toute bonne foi, le risque est toujours présent de trouver des accommodements avec l’ordre des choses. Je n’accuse personne. Mais le risque est là. Même si, statistiquement les représentants de gauche sont en moyenne plus intègres que les autres, parce qu’accepter l’argent de lobbys ou détourner de l’argent public suppose de trahir leurs convictions.
Certes, LFI s’est préoccupée de cette question, pour commencer en en faisant le point fort de son programme de 2012 : la 6e république. Mais cela renvoie son traitement au temps d’après les élections. C’est pourquoi je pense, comme ces militants LFI du Poitou que je ne connais pas, que la question de la démocratie et de l’implication populaire et citoyenne se pose avant même les élections. Je reconnais que LFI a tenté des actions en ce sens, pour mobiliser la population (caravanes estivales, volonté de retrouver l’héritage d’éducation populaire du PCF avec l’Institut la Boëtie, réseaux sociaux très actifs...). Mais ces actions ne suffisent pas. Car elles ne correspondent pas à l’immense désir sous-jacent de prendre sa vie en mains qui existe, malgré l’individualisme ambiant, et qui ressurgit régulièrement dans certaines circonstances où les enjeux collectifs passent sur le devant de la scène, et qu’avaient manifesté par exemple le mot d’ordre du RIC des gilets jaunes, comme déjà auparavant le mouvement des places publiques dont Glucksmann a récupéré la dénomination, et encore avant le grand débat sur la constitution européenne de 1995, très vivant sur les forums internet, comme l’enthousiasme durable (suivie d’une non moins grande déception) des participants à la convention citoyenne sur le climat que Macron a convoquée pour faire semblant de traiter la question. Ce même désir qui s’était manifesté déjà en 1936 et en 1968.... Ce grand désir sans cesse renaissant de discuter d’un monde nouveau pour aider à le faire éclore.
Je me demande donc, comment pourrions nous faire ressurgir ce grand désir, le faire éclater au grand jour, ce désir que nos puissants craignent par-dessus tout, ce désir de prendre nos vies en main et de refaire le monde ?
Certains ont commencé à le faire, tous ceux qui ont choisi de déserter, ou de désobéir. Mais chacun pour eux, de leur côté, sans attendre les autres... Comment pourrions-nous arriver à une désobéissance tellement massive qu’elle ne pourrait être arrêtée, telle la vague qui avance avec toute la mer derrière elle - avec la force d'une révolution.
Il faut sortir de l’individualisme et de l’indifférence à la chose publique dans lesquels le système nous maintient. Or, qu’est-ce qui a passionné les gens dans les exemples précédents ? Le débat, la discussion et la confrontation de points de vue traités également. Beaucoup de gens en ont assez des chefs, des autorisés, des notables. Même si, parmi ceux-ci, il peut y en avoir de respectables, ils veulent pouvoir donner leur point de vue dans le cadre d’un échange horizontal. Gardons-nous toutefois de rejeter par principe tout expertise. Celle-ci est indispensable. C’est ce dont LFI avait pris acte en faisant appel à toutes sortes d’experts (associatifs, professionnels et autres) pour rédiger son programme. Mais finalement, n’est-ce pas ce dont nous aurions tous besoin ? Auditionner des experts pour nous faire notre propre point de vue de citoyen ? N’est-ce pas là le principe même de ces conventions réunies à grands frais par Macron et qui n’ont servi à rien, triste gâchis de compétences et d’enthousiasme civique...Si elles ont tant plu à leurs participants, c’est aussi grâce aux experts qui ont su convertir nombre d’entre eux à l’idée de la nécessité d’un changement collectif de mode de vie.
Oui, il faudrait inventer le moyen de faire siéger une convention citoyenne sur le monde désirable, mais sans Macron. Cela peut commencer par un forum sur internet, comme lors du référendum sur le traité de Maastricht. Et se poursuivre pendant des vacances, par exemple. Cela peut s’organiser grâce à des cagnottes en ligne, comme il y en a tant et tant par les temps qui courent, pour tous les projets alternatifs... Et avec des experts bénévoles, du genre de Bernard Friot et d’économistes atterrés ou écologistes, de sociologues, de militants associatifs, de professionnels, de syndicalistes, de fonctionnaires ayant gardé la foi dans le service public, tous heureux de pouvoir faire profiter leurs concitoyens de leur expertise. Des municipalités amies pourraient prêter une salle, un camping municipal. On pourrait faire appel à des sociologues ou des instituts de sondage pour confectionner des échantillons représentatifs de cette partie de la population qui préfère s’abstenir : jeunes (et moins jeunes) de banlieues, ouvriers, zadistes, étudiants salariés, travailleurs ubérisés, aide soignants, travailleurs de plateforme logistiques, agriculteurs endettés.... et d’autres échantillons d’électeurs d’un spectre politique allant de l’extrême gauche à la droite la plus tolérante, afin de favoriser le métissage des idées et le débat. Et ensuite leur proposer la participation gratuite à cette convention, grâce aux fonds récoltés par des cagnottes. Les travaux de cette convention pourraient servir de base à un progamme commun pour les élections à venir. Elle pourrait aussi désigner un certain nombre de candidats, aux côtés de députés sortants. Mais, à ce stade, inutile d’entrer trop dans le détail...
Pourquoi les forces de la vraie gauche, des associations et des syndicats ne s’associeraient-elles pas pour organiser une telle convention, au lieu de leurs classiques universités d’été, qui ne mobilisent que ceux qui sont déjà convaincus? Elles pourraient craindre, peut-être, d’y perdre des plumes, comme le PCF d’aujourd’hui qui a tellement peur de ne plus exister en tant qu’appareil qu’il préfère se survivre en tant qu’ombre de lui-même. Je me mets très bien à la place de tous ces gens qui ont donné tout leur temps, toute leur énergie, toute leur sincérité dans la lutte pour leurs idéaux politiques et qui pourraient craindre de se retrouver, au bout d’un tel processus, placés au même rang que n’importe quel obscur citoyen... C’est pourquoi une telle convention devrait aussi respecter et utiliser leur expérience, leur connaissance de tel ou tel dossier ou des institutions, au même titre que celle de beaucoup d’autres experts. Mais il faudrait qu’ils acceptent d’y figurer en tant que force de proposition au même rang que tous les autres. Ils quitteraient alors le rôle de dépositaires d’une partie de la souveraineté nationale pour devenir de simples instructeurs à l’appui de cette souveraineté en quête de refondation.
Je ne fais probablement qu’ajouter ici une proposition de plus à toutes celles, déjà nombreuses ici, qui ont été formulées sans donner lieu à aucune suite, pour tenter de trouver une issue aux contradictions de la gauche, prisonnière elle-même du système qu’elle veut pourtant déconstruire.... Mais si cela peut contribuer au débat d’idées, je le tente.