Quelques mails reçus de collègues professeurs parisiens m’ont mis la puce à l’oreille. Je suis allée y voir de plus près.
Il y a longtemps, j’ai été étudiante en Sorbonne, pour préparer les concours de l’enseignement. J’y ai eu des professeurs remarquables, passionnants, qui s’efforçaient de donner le meilleur à leurs étudiants, comme Claude Gauvard ou Colette Beaune en histoire médiévale, Bernard Lepetit ou Joël Cornette en histoire moderne. D’autres, beaucoup moins. Parmi les pires, Jacques Marseille et Jean-Robert Pitte. Je suis sortie de leurs cours avec des feuilles blanches, vierges de toute note. Je n’y suis pas retournée.
Jacques Marseille, un de ces intellectuels girouettes qui, comme Leroy Ladurie ou Furet, ont fait un séjour au PCF avant de s’en démarquer avec d’autant plus d’autorité qu’ils se faisaient fort de le connaître de l’intérieur, publia en 1989 d’une édifiante Lettre aux Français qui s'usent en travaillant mais qui pourraient s’enrichir en dormant. Plutôt que d’exercer son métier avec sérieux, il a préféré mettre en pratique ce judicieux conseil sitôt sa thèse achevée. Il venait en amphi les mains dans les poches et se contentait d’enfiler des truismes et des phrases creuses ponctuées de plaisanteries cyniques et d’affirmations aux allures sulfureuses : ce n’étaient en réalité que des poncifs anticommunistes qui faisaient rire les étudiants les plus inexpérimentés. C’est ainsi qu’il se taillait un certain succès et, de fait, je fus stupéfaite de voir que sa réputation n’était même pas mauvaise ! En ces années de triomphe du libéralisme, l’esprit de ses cours -ou plutôt de ses causeries- coïncidait avec l’air du temps. Il est ensuite devenu un de ces intellectuels médiatiques, critiquant à longueur d’émission « le mal français » avant de devenir un adepte déclaré de Sarkozy. Il est mort en 2010, paix à ses mânes, mais on peut raisonnablement supposer qu’il aurait eu son rond de serviette sur Cnews s’il avait survécu jusqu’à nos jours.
Quant à Jean Robert Pitte, qui officiait à l’Institut de géographie, après s’être agréablement occupé du « paysage », il continua sur cette voie à la suite du Guide Michelin en devenant le spécialiste d’un sujet plus utile à sa notoriété personnelle qu’à la recherche en géographie : la gastronomie. Il avait ainsi pu faire la route des vins aux frais de l’Université, et le tour de France du foie gras et de la châtaigne. Lui aussi avait flairé l’air du temps : il s’agissait de faire valoir les mille facettes du patrimoine culturel le moins politique du pays pour faire turbiner l’économie du tourisme. Il tient encore tribune sur ce profitable sujet au Figaro. Lui non plus n’a pas hésité, bien sûr, à prendre publiquement position sur des sujets qui ne relèvent en rien de sa spécialité gastronomique, comme le syndicalisme étudiant et le Contrat Première Embauche. Depuis, lui aussi a obtenu un rond de serviette auprès des prescripteurs de la pensée libérale et réactionnaire : non pas dans de vulgaires studios de télé, mais sous la coupole de l’Institut, à l’Académie des Sciences morales et politiques. Et il a eu une bonne idée.
L’Académie des sciences morales et politiques semble avoir la volonté de se présenter comme une pointe avancée de la réaction dans le monde intellectuel. Lucie Delaporte a récemment rendu compte de l’invitation sous la coupole, par Chantal Delsol, de dirigeants de l’association bien mal nommée Action Ecologie, qui se présentent comme des climato-réalistes (agréable euphémisme pour climato-sceptiques) et sont venus dénoncer le naufrage de l’écologie « dans le délire irrationnel »[i]. Voilà qui tombe à pic, entre les mégafeux qui ravagent la Californie et la tempête Eowyn qui met l’Irlande à l’arrêt.
De Chantal Delsol, Wikipédia nous apprend[ii] qu’elle est éditorialiste à Valeurs Actuelles et directrice de collection aux éditions de la Table ronde, fondées en 1944 par le maurrassien Roland Laudenbach. Elle publie également sur Atlantico et fait partie du comité rédacteur de L’Incorrect. Elle se définit elle-même comme une « anticommuniste primaire » depuis toujours. Son père, Michel Delsol, fut le fondateur du Cercle Charles Péguy, un cercle maurrassien catholique conservateur. Elle est l’épouse de Charles Millon, issu de la droite catholique réactionnaire lyonnaise, ministre de la Défense de Chirac dans le gouvernement Juppé. Liée au mouvement dit « Pro-vie », qui préfère la vie des foetus à celle des femmes, elle a pris position contre le PACS, contre l’avortement et contre la transition de genre. Elle siège également à l’Académie des sciences morales et politiques, qui vient fraîchement d’introniser Bernard Arnault, grand moraliste, dont les ambitions de peser sur la politique commencent à être très voyantes. Dans un article du Monde qui présente le personnage[iii], Alexandra Laignel-Lavastine l’annonce : Chantal Delsol se sent « appelée à jouer un rôle significatif dans l'entreprise de renouvellement philosophique à l'œuvre au sein du camp conservateur ». Dans cette entreprise, il semble que l’Académie tienne une place de choix.
C’est sur le site de la « vénérable institution » qu’on trouve exposée la belle histoire de son partenariat avec l’Académie de Paris[iv] :
« De la rencontre entre Jean-Robert Pitte, Secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences morales et politiques, et Christophe Kerrero, Recteur de la région académique Île-de-France, Recteur de l’académie de Paris, est né le projet de conférences-débats permettant à des académiciens et à des lycéens accompagnés de leurs professeurs de se retrouver autour d’une question au programme dans le Grand Amphithéâtre de la Sorbonne. ». En 2024, on en était à la cinquième édition des "Académiciens en Sorbonne »[v]. Les professeurs étaient invités sur leur boîte professionnelle à emmener leurs élèves écouter une conférence de Chantal Delsol sur les « démocraties illibérales ».
On peut retrouver sur internet un écho de ce qui a pu se dire lors de cette conférence dans un résumé de l’intervention de l’auteur lors d’une séance de l’Académie, où celle-ci fait preuve d’une grande empathie à l’égard de l’illibéralisme des régimes post-communistes d’Europe de l’Est : « Le courant conservateur [des démocraties illibérales] s’inquiète des réformes sociétales permettant l’extension de l’IVG, le mariage entre personnes de même sexe, la PMA et la GPA, la facilité de changer de sexe, même pour les enfants. Il s’inquiète de voir un pays comme l’Allemagne offrir l’hospitalité à des migrants au détriment de la sauvegarde de la culture nationale.[...] L’illibéralisme est une forme de démocratie qui récuse la liberté individuelle considérée comme fin suprême et qui valorise les liens. »[vi] Mais d’abord ceux du sang...
Mais revenons à la cinquième édition de l’événement « Académie en Sorbonne ». L’illustre Hervé Gaymard, deux fois ministres sous Chirac[vii], et également académicien moral et politique, y a présenté devant les élèves de Paris et de Seine Saint Denis les vertus des hommes providentiels[viii]. Sans doute les élèves ont-ils été épatés par l’éblouissante succession de clichés et de truismes d’un autre âge qu’on leur a fait entendre. Pour s’en persuader, il suffit de regarder les photos prises durant l’événement sur le site de l’académie.
Je ne résiste pas non plus à l’envie de faire rire le lecteur en citant le résumé de la conférence qu’on peut trouver sur ce même site :
« L’étude étymologique du mot “providentiel” permet de définir un homme providentiel comme une personne qui, à un moment donné, agit au nom de tous, pour sauver le monde, la patrie et assurer un avenir meilleur. »
« Trois éléments semblent caractériser les hommes providentiels. Ce sont tout d’abord des personnes qui ont su se saisir des moments opportuns pour changer le cours de l’histoire (oh, le monsieur a entendu parler du kairos, ça lui a plu !). D’autre part, ils possèdent un talent tel qu’ils communiquent leur énergie et leur courage à autrui et arrivent à fédérer par leur rayonnement des gens qui adhèrent à leur projet et les soutiennent. Enfin, ils bâtissent une œuvre durable. »
Talent/énergie/courage/rayonnement/projet/œuvre : le champ sémantique du héros qui s’est fait lui-même est assez bien balayé....
La référence qui suit est dans le même esprit...
« Après une citation d’Emmanuel Macron, nous invitant à nous questionner sur un mal périodique d’hommes providentiels en France depuis 1793, furent évoquées quelques grandes figures répondant aux critères définis en introduction et présentant néanmoins chacune ses spécificités : Jeanne d’Arc qui synthétise ce qu’est l’”homme providentiel”; Bonaparte devenu Napoléon qui incarne son ambivalence ; Clemenceau trop souvent oublié malgré le rôle qu’il a joué dans la victoire de 1918 ; de Gaulle qui questionne la dialectique entre légalité et légitimité et qui illustre la solitude consubstantielle à l’homme providentiel. [...]À l’exception de Jeanne d’Arc, ils ne viennent pas de nulle part, ils sont dans le système mais ils ont eu cette capacité à bousculer les choses pour un intérêt supérieur. Enfin, ils sont tous caractérisés par leur postérité, que ce soit par l’image de leur départ ou de leur mort, ou par leur mémoire littéraire et l’œuvre écrite qu’ils ont laissée. »
On reste confondu devant tant d’innocente (insolente ?) bêtise.... Tout cela se déroulant dans le majestueux décor de la plus vénérable université, sous l’autorité d’une académie pluri-séculaire censée veiller à la rigueur scientifique et à la pureté de la langue.... L’académie des Sciences morales et politiques, pour sa part, se donne pour mission rien moins que de « distinguer les idées éprouvées des pensée chimériques et les repères solides des références aventureuses »....
Pour ne pas risquer d’ennuyer le lecteur, je n’irai pas plus loin dans le reportage de ces inoubliables journées. Il lui suffira de visiter le site de l’Académie en Sorbonne pour s’en donner une idée. Toutefois, je n’en ai pas encore terminé avec le récit des initiatives de l’académie de Paris pour relayer auprès des professeurs et des élèves les efforts de l'ultra droite dans son entreprise de rétablir à son profit l’hégémonie culturelle au sein même de l’institution qui y semblait jusque là la plus rétive, l’éducation nationale.
Des collègues parisiens ont récemment reçu dans leur boîte mail une invitation à au colloque Erignac proposé par l’association du corps préfectoral en Sorbonne sur un thème en effet très propre à intéresser des préfets : « Quelles réponses à la crise de l’autorité ? »[ix] ; dans la brochette des distingués intervenants (plus de 25 personnes), on retrouve l’incontournable Chantal Delsol en position de « grand témoin » sur le thème « l’autorité éducative, une exigence sociale ». On se demande bien à propos de quoi cette dame est appelée à « témoigner ». Pour discuter avec elle, Michel Auboin, auteur d’une Histoire de la police avec l’excellent Jean Tulard, hagiographe de Napoléon, et deux anciens préfets, aux côtés d’une ex principale de collège et de la directrice déléguée de Sciences po, en guise de cautions sociétale et académique. Que viennent faire préfets ou policiers pour conseiller les professeurs sur l’autorité en classe ? Leur dire comment on fait pour obtenir une « classe qui se tient sage ? ».... Voilà une riche idée.
[i] https://www.mediapart.fr/journal/ecologie/190125/action-ecologie-autopsie-d-une-offensive-anti-ecolo-issue-de-l-extreme-droite. Depuis, le site d’Action Ecologie a répliqué très élégamment à l’article en prétendant qu’il était vide : https://actionecologie.org/2025/01/22/enquete-de-mediapart-sur-action-ecologie-un-flop-total/
[ii] https://fr.wikipedia.org/wiki/Chantal_Delsol
[iii] https://www.lemonde.fr/archives/article/2002/06/14/chantal-delsol-penseuse-a-reaction_280400_1819218.html
[iv] https://academiesciencesmoralesetpolitiques.fr/des-academiciens-en-sorbonne/
[v] https://www.ac-paris.fr/cinquieme-edition-des-academiciens-en-sorbonne-131975
[vi] https://academiesciencesmoralesetpolitiques.fr/wp-content/uploads/2020/11/Lettreinfo-766.pdf
[vii] https://fr.wikipedia.org/wiki/Herv%C3%A9_Gaymard
[viii] https://academiesciencesmoralesetpolitiques.fr/category/des-academiciens-en-sorbonne/
[ix] https://acteurspublics.fr/evenement/colloque-claude-erignac