On pourrait s’étonner de voir Frédéric Lordon et Sandra Lucbert, que leurs ouvrages précédents ne semblaient pas prédestiner à cette entreprise, se lancer ensemble dans une relecture critique de la psychanalyse dans un ouvrage écrit à deux voix, Pulsion. Mais chacun d’eux nous a déjà habitués à le/la voir s’extraire d’un itinéraire tout tracé pour effectuer d’imprévisibles embardées.
Pourtant, comme cette révision se donne pour but de comprendre comment les psychés individuelles se branchent sur le monde social et en acquièrent une forme qui n’en est pas moins singulière, c’est une entreprise qui est bien dans l’air du temps[i]. Il est intéressant d’observer que trois héritiers de Bourdieu, Frédéric Lordon, Bernard Lahire[ii] et Didier Eribon[iii], qui sont trois spécimens différents du « transfuge de classe », ont cherché, chacun à leur manière, à saisir l’articulation entre l’individuel et le social. Observons que ces entreprises rejoignent la 6e thèse sur Feuerbach de Karl Marx, qui évoque de façon percutante cette articulation : « L'essence de l'homme n'est pas une abstraction inhérente à l'individu isolé. Dans sa réalité, elle est l'ensemble des rapports sociaux. » Toutefois, la thèse de Marx pose le problème à un haut degré de généralité tandis que les trois auteurs en question cherchent à le saisir au ras de l’expérience vécue. C’est pourquoi ils ne manquent pas d’examiner ce premier transmetteur des normes sociales que représente la famille, dont l’étude a été assez peu abordée par Marx comme par les marxistes[iv]. Il en est évidemment largement question dans le livre de Lucbert et de Lordon puisque la famille constitue le terreau social primordial des individus et le terrain d’enquête privilégié, voire unique, de la psychanalyse.
Cependant il ne s’agit pas ici que de théorie. Les auteurs annoncent en effet que Pulsion est le premier volet d’une œuvre où la théorie entend armer un combat politique. Il s’agit de comprendre comment le capitalisme et le fascisme qui le suit comme une ombre contribuent à façonner les destins pulsionnels individuels et comment ils les exploitent ensuite pour persévérer dans leur domination du monde aujourd’hui quasiment sans partage. Le premier tome est donc propédeutique. Le second devrait servir de base théorique au combat politique contre cette domination, devenue uniformément mortifère.
Cela finit en effet par beaucoup se voir aujourd’hui qu’il entre dans les desseins de nos gouvernants pourtant fort policés en apparence d’organiser des carnages : carnages des Gazaouis assassinés jour après jour par l’armée israélienne équipée par nos industries et approuvée par eux ; carnages de migrants dont ils font crever les embarcations gonflables ; autres carnages qu’ils ne font rien pour empêcher quand ils n’en sont pas directement responsables : carnage de malades à qui le système médico-social peu à peu transformé en nouvelle vache à lait par le capital ne peut plus forcément dispenser les soins nécessaires ; carnage d’inadaptés sociaux appelés « malades mentaux » laissés sans aucun soin dans la plus extrême solitude ; carnage de jeunes apprentis victimes de conditions de travail nullement aménagées pour eux; carnage de travailleurs qu’on veut acculer à aller jusqu’au bout de leurs forces ; carnage de femmes et de jeunes enfants auquel le régime patriarcal a toujours voulu assigner la place de victimes ; carnage d’enfants de l’assistance publique privés des protections nécessaires dans les familles d’accueil ; carnage d’agriculteurs exposés à des produits cancérigènes et laissés sans autres solutions par un Etat qui les méprise ; carnage d’animaux de boucherie abattus dans des conditions indignes et de ce qui reste de faune sauvage qu’on prive sans cesse davantage de moyens de vie ; pour finir, grand carnage de vivants par refus de protéger notre écosystème des prédations du capitalisme... Pour comprendre cette volonté mortifère, on serait tenté de se référer à la « pulsion de mort » invoquée par Freud dans Au-delà du principe de plaisir. Mais dans leur livre, où ils entreprennent de réviser les concepts de la psychanalyse selon les coordonnées du spinozisme, Lordon et Lucbert sont formels : il n’y a pas, il ne peut pas y avoir de pulsion de mort. En effet, le spinozisme adosse sa philosophie à une vision entièrement positive du réel. C’est donc autrement qu’il faut aborder la compréhension de cette rage de destruction. Livrons ici d’ores et déjà une partie de la réponse : il s’avère que c’est en voulant faire persévérer les dominations socialement établies, car c’est à cela que les pousse leur pulsion, que les gouvernants nuisent à la vie tout entière, y compris à la leur. À plus d’une reprise dans leur ouvrage, Lordon et Lucbert citent cette phrase de Freud qui correspond si bien à notre étonnante actualité, ce moment où la puissance créatrice d’homo sapiens semble se retourner en puissance de carnage : « Par quels motifs et par quelles voies peut-on adopter une manière aussi désavantageuse à l’égard de la vie ? » En s’interrogeant de cette manière, Freud songe aux individus névrosés, mais il se trouve que sa question convient parfaitement au monde tel qu’il va aujourd’hui....
Pour entrer dans la matière de ce livre, commençons par un commencement : Dieu. Si je cherche à me représenter simplement ce que Spinoza dit de Dieu, d’après ce qu’en disent nos auteurs, je peux le faire de la manière suivante :
Dieu (pour parler comme Spinoza) n’est pas un Super-Etant qui, à partir du Rien, a créé le Tout, mais c’est, précisément, le Tout. Certes, pour l’esprit humain, spontanément créationniste, il paraît plus difficile de concevoir un Tout incréé qu’un Tout sorti de rien. Pourtant, le Rien, comme son nom l’indique, n’existe pas, et n’a jamais existé, ou si quelque chose de cette sorte existe, ce ne peut être qu’une modalité du Tout. Si je cherche encore à me représenter ce Tout sous la forme d’une image, je vois une grande « soufflerie » qui souffle des millions et des millions d’Etants sans cesse recombinés. C’est la grande Pulsion qui, depuis toujours sans doute, pousse le grand Tout à persévérer dans l’Être... Pas de plan divin, juste persévérer : le monde, des mondes, toujours recommencés[v]. La pulsion, c’est comme la forme psycho-corporelle prise dans les êtres vivants par l’Energie qui anime le grand Tout (petit souffle de la grande soufflerie). Chaque Etant inanimé ou animé, minuscule ou grand, simple ou combiné n’est qu’un mode de ce grand Etant : une forme et une manière singulière d’être et de persévérer dans son être, qu’il a prises momentanément.
Donc, l’homme est le mode humain. Chaque individu n’est qu’un mode singulier de ce mode spécifique humain. L’entreprise des auteurs va consister à tenter de retracer les étapes de l’ontogenèse physique et psychique du mode humain au moyen du récit de formation d’un Être humain générique et abstrait : le héros de ce récit s’appellera Modus.
Pour ce faire, ils vont réemployer les concepts forgés par les fondateurs de la psychanalyse, Freud et Lacan, en corrigeant leurs matrices conceptuelles selon les coordonnées spinozistes. Ce qui leur permettra, pour faire simple, d’évacuer la transcendance de l’étage de la Psyché. Donc, plus de topique freudienne : pas de sous-sol où l’inconscient se cache, pas d’instance, pas de ça ni de Surmoi ; plus de Phallus, de Loi du Père ni d’Ordre du Symbolique lacaniens. Mais des processus qui produisent des effets : le refoulement, oui, l’inconscient, oui, le stade du miroir, oui, le grand Autre, oui, l’objet a, dédoublé en objet a et objet zéro, oui.... Tout ce qui permet de reconstruire une genèse psychique et corporelle car, pour échapper à la transcendance, il faut retrouver les voies du devenir.
Voilà qui d’ores et déjà nous allège de concepts encombrants autant qu’abscons. Car si Freud et Lacan avaient réalisé une révolution théorique puissante consistant à établir que les individus, loin d’être les petites totalités souveraines qu’ils s’imaginent être, sont des unités fictives, qu’ils sont traversés par des forces qui les mettent en mouvement et dont ils n’ont pas conscience, ils avaient pourtant subrepticement rétabli la maîtrise à leur étage, soit celui du Père et du Symbolique, autrement dit du Grand Manitou[vi]. Ce qui est un peu confiscatoire. Le barbu était descendu d’un étage, mais il n’en faisait pas moins de l’ombre au Réel.
Suivons donc Modus. Pour s’animer, le mode vivant est devenu un mode composé, et de plus en plus composé. Sitôt qu’il meurt, il redevient inanimé, et il se dé-compose. Pour un mode composé, être vivant consiste donc d’abord à « tenir ses parties ». Pour le mode animé simple (le mode animal), « tenir ses parties » va de soi, mais pour le mode humain bipède, fabricant et locuteur, cela résulte d’un apprentissage long, compliqué, soumis à bien des aléas.
C’est pourquoi, nous disent les auteurs, il n’y a pas, à proprement parler, de psychopathologies. Il n’y a que des façons de « tenir ses parties » résultant d’expériences plus ou moins réussies et qui vont plus ou moins concorder avec les réquisits de la société. Les façons les mieux adaptées ne sont d’ailleurs pas forcément celles des plus « sains d’esprit » ! Les réquisits transitent par les Autres, ceux qui gravitent autour du Petit Mode, par ce qu’ils lui disent du monde social (leur message, plus ou moins concordant avec les normes sociales dominantes) et par le langage (qui formule ce message dans les codes de l’ordre symbolique dominant, plus ou moins remanié). Car il y a bel et bien un ordre symbolique, mais ce n’est pas l’Ordre Symbolique transcendantal que Levi Strauss et Lacan ont hérité de Saussure, arrivé à Modus par l’opération du Saint Esprit. C’est un ordre hégémonique humain provisoire, établi par rapports de forces, mais troué par la contestation et toujours susceptible d’être chamboulé : en effet, la lutte des classes, des sexes et des races, la lutte des vivants n’a pas seulement lieu dans le monde économique et matériel et elle se déroule d’abord dans l’ordre symbolique. Pour se socialiser, Modus doit accéder à cet ordre. Lucbert et Lordon, récusant tout Pentecôtisme, vont s’employer, dans une fiction qui met en scène un Modus générique, à retrouver les processus par lesquels le Mode s’humanise, c'est-à-dire par lesquels il accède à l’ordre symbolique alors dominant dans son groupe, et ils montrent que cette accession ne se fait pas sans mutilation ni douleur.
Pour pouvoir « tenir ses parties » il faut pouvoir épouser la fiction de l’UN, le MOI, qui dit JE. Mais cette fiction du MOI-UN, propre au Mode humain, celui-ci ne peut se la bricoler qu’en passant par le DEUX. Le « DEUX » commence dès le moment où l’individu cesse de faire un avec le ventre de sa mère. La naissance est l’accident inaugural par lequel le petit Mode est expulsé d’un ensemble symbiotique où UN et DEUX ne se distinguaient pas encore. Il n’y a pas d’autre « paradis perdu » que le sentiment de complétude (purement imaginaire toutefois)[vii] d’avant la chute du ventre maternel : le nouveau-né, petit corps-esprit mou et non achevé, est alors « percuté par la finitude » qui est le lot de tout être vivant. Dès lors, pour être UN, il lui faudra toujours passer par le truchement d’un Autre (ou de plusieurs Autres) qui seront là pour donner une forme à son corps et une orientation à son désir puis pour les valider (ou non).
Pour commencer, il lui faudra passer par le truchement de l’Autre[viii] pour « tenir ses parties ». Que signifie donc « tenir ses parties » ? Eh bien, d’abord, faire la différence entre ce qui est à soi et ce qui est autour de soi. La réalité sensible est anarchique et grouillante, il faut pouvoir la découper et la filtrer pour qu’elle ne submerge pas l’appareil perceptif. Elle doit donc être interprétée. Toute appréhension du réel n'est que le résultat d’une interprétation orientée par l’intérêt du Mode[ix].
Ensuite, pouvoir donner une direction à ses mouvements, un contenu à ses désirs, organiser ses motions. Se bâtir un corps. Ce que les auteurs appellent « une consistance stéréogénique », un corps conscient de ses facultés, apte à des performances et doté d’un élan vital : ainsi la Pulsion dont Modus se trouve être un dépositaire transitoire doit-elle être protégée en lui comme la fragile flamme d’une allumette exposée à tous les vents. Le nourrisson n’étant guère qu’un asticot mou et inarticulé, tout cela va prendre du temps et ne pourra se faire sans puissants guidages et amoureux enveloppements. Le bain de sécurité et de plaisir apporté par les adultes en charge des soins corporels permettra à Modus d’activer ses cinq sens et d’en obtenir un accroissement de sa puissance d’agir. L’enfant « mal léché » aura plus de mal à devenir un petit MOI que l’enfant dorloté. Il saisira moins précisément son enveloppe corporelle. Il l’habitera moins naturellement. Il s’y cognera. Premières interventions de l’Autre dans la vie de Modus, sans lesquelles il est condamné à ne pas pouvoir persévérer dans son être. Ces premiers soins sont des premiers secours, le nourrisson est à peu près aussi débile et nécessiteux qu’un grand blessé[x]. On rejoint là les développements fondamentaux de Bernard Lahire sur l’altricialité du petit humain[xi]. À cette différence près que Lordon et Lucbert, indifférents aux problèmes posés par la phylogenèse, durcissent probablement excessivement les différences entre le mode humain et le mode animal, entièrement rabattu du côté de l’instinct, alors même que cette notion d’instinct est de plus en plus récusée par les spécialistes du comportement animal[xii].
Dans leur récit d’ontogenèse, Lucbert et Lordon insistent sur un point important de la pensée de Spinoza dont ils vont dérouler toutes les conséquences : le corps et l’esprit sont « une seule et même chose ». Le premier est cette chose vue comme une modalité de l’Etendue et le deuxième, cette même chose vue comme une modalité de la Pensée. Je voudrais m’arrêter un instant sur ce point avant d’aller plus loin car cette formulation me pose un problème. Que le corps soit une modalité de l’Etendue est assez simple à concevoir. Mais que l’Esprit soit une modalité de la Pensée, voilà qui paraît moins clair et presque tautologique, car les deux notions sont trop voisines et trop abstraites pour que l’une puisse valablement expliquer l’autre. On serait tenté de rapporter la Pensée au langage et à l’ordre symbolique, mais les auteurs en interdisent l’hypothèse : selon eux, la Pensée précède le langage, ce qui peut s’entendre[xiii]. Or si je veux chercher à avancer dans la compréhension de l’axiome spinoziste, je ne parviens à le faire qu’en rapportant la Pensée à la catégorie du Temps, c’est-à-dire à dire un continuum vécu où les expériences passées orientent un itinéraire futur. Ainsi, lorsqu’il arrive des choses au corps de Modus, celles-ci laissent des traces durables dans son esprit. Je comprendrais donc mieux l’axiome ainsi formulé : le corps est cette chose vue sous l’angle de l’Etendue et l’esprit sous l’angle du Temps. Ainsi le Temps apparaît comme une catégorie constituant le soubassement de la conscience de soi, ce qu’à sa manière Proust nous a aussi très bien dit.
Le récit dégage cinq temps de formation de Modus. Résumons ici très schématiquement leur succession.
1er temps : celui du morcellement. C’est le temps où « il y a des choses », selon l’heureuse formule de Sandra Lucbert. Il y a de la chaleur, de la lumière, des formes, des sensations, des picotements, des brûlures, de la fraîcheur etc.... Modus n’est qu’un centre de réception d’affections dont il ne discerne même pas la provenance et qu’il ne peut encore transformer en impressions mémorisables. Il est alors à l’entière merci de son entourage. Si, pour une raison ou pour une autre, celui-ci ne convient pas, il ne peut alors que se retirer à l’intérieur de lui-même afin de s’exposer le moins possible aux affections extérieures. Cette rétraction est le mode de défense propre à l’autisme.
2e temps : au dehors, « persécutions nombreuses ». Modus a commencé à effectuer un tri entre ce qui est bon et ce qui est mauvais, et à distinguer un dedans et un dehors. Et il a tendance à rapporter ce qui est bon au-dedans, et ce qui est mauvais au dehors. Les affects éprouvés par son corps laissent alors des traces dans son esprit sous la forme de « liaisons primaires », c'est-à-dire des images et des impressions qui ne sont pas encore insérées dans un système logique et symbolique organisé par le langage. Les dispositions paranoïdes de la psyché peuvent remonter à cette époque de son ontogenèse.
3e temps : Modus a repéré la « Chose près du berceau ». Sa distinction du Bon et du Mauvais s’en modifie. Si cette Chose convient à Modus, c'est-à-dire si elle se conduit avec lui en sorte que sa puissance d’action s’accroît, sa présence est jugée bonne et son absence mauvaise. Modus alterne donc entre enthousiasme et abattement. A ce stade peut se rattacher la disposition maniaco-dépressive de la psyché. Modus surmonte alors son impuissance psycho-motrice par des efforts de son imagination. Il découvre la consolation par le fantasme. N’étant pas encore doué de langage, il se lance dans des rêveries éveillées qui ne suivent pas les règles de causalité et de consécution inscrites dans la langue. Ces rêveries ont pour thème « la longue attente », et se terminent toujours par le retour tant attendu de « la Chose près du berceau », qui n’est pas encore perçue comme individu doué d’une existence propre. À ce stade peuvent s’installer les tendances au masochisme primaire.
4e temps : Modus a compris que la Chose est un Autre. C’est son A1, premier tenant-lieu de bouche-trou du manque éprouvé par Modus depuis sa naissance. Désormais, pour avoir son Autre près de soi, Modus va devoir lui plaire. C’est pourquoi, toujours pour compenser son impuissance psycho-motrice, il va « stratégiser » : il se livre à une interprétation des attentes de son Autre et s’efforce de s’y conformer en répétant essais et erreurs, jusqu’à ce qu’il croie avoir trouvé la bonne conformation. Le système d’attentes selon lequel Modus conforme son corps-esprit, les auteurs ont fabriqué un mot pour le désigner : c’est son « servo », qui évoque à la fois un cerveau, c'est-à-dire un déclencheur d’actions et de paroles, un commandeur du corps-esprit, mais aussi un « servus », car ce n’est qu’une simple commande automatique. Les commandements qu’il en reçoit sont parfois si contradictoires et si inconfortables qu’ils peuvent en arriver à être « des manières désavantageuses à l’égard de la vie » (Freud) : d’où les diverses formes de névroses. Toutefois, si son Autre s’avère par trop disconvenant, se conformer à son système d’attentes serait s’exposer à de trop graves dangers. Modus ne parviendra donc pas à se faire un « servo » et son orientation dans le monde s’en trouvera très compliquée. Il sera alors comme coupé de lui-même, coupé de sa propre réalité : c’est la schize.
5e temps : ce temps est celui de la pleine entrée de Modus dans le symbolique, par l’intermédiaire du langage et c’est aussi celui de la découverte qu’il fait de l’ordre genré binaire et hiérarchique du monde social. C’est en même temps celui où il doit faire face à plusieurs sortes de déconvenues. La première est la découverte que son Autre n’est pas « pour lui ». Que son Autre a un Autre ou même plus simplement qu’il a une vie en dehors de la sienne et qu’il est soumis des contraintes externes. C’est aussi l’époque où les soins corporels qui lui étaient régulièrement prodigués jusque-là diminuent en fréquence et en intensité. Ces soins avaient éveillé chez Modus un intérêt érotique diffus à la surface de tout le corps (ce que les auteurs appelle le « sexual » par opposition au « sexuel »), et il s’en trouve privé, à l’époque même où il prend conscience de l’érotisme de nature sexuelle qui circule entre les adultes. À ce même moment, il arrive souvent qu’un Modus en second vienne concurrencer Modus auprès de ses Autres. Modus alors « repoussé sur les bords » se sent à la fois frustré et honteux. La découverte de la sexualité et de l’ordre genré coïncide avec la privation des caresses et l’installation de la honte suscitée par le sentiment de son insuffisance. Le sexuel, seul agencement licite par l’ordre patriarcal écrase alors en lui le sexual. C’est le moment du « sexage », le dressage à l’ordre sexuel genré, où les filles ont beaucoup plus à perdre que les garçons. C’est le moment où s’exerce dans toute sa force le refoulement de motions que Modus avait éprouvées et dont on lui a fait honte. Filles comme garçons doivent renoncer à leur premier objet-a, leur A1, comme objet d’amour. Mais si les garçons y gagnent la conquête de toute la classe des A1, autrement dit des femmes, qui leur est largement autorisée, les filles doivent reconvertir leur investissement sur une nouvelle classe d’objets au moment où elles apprennent qu’elles ne sont plus des êtres pour-soi, mais pour-l’Autre (le mâle et l’enfant qu’elle doit lui « donner »). Les auteurs ne retiennent en effet pas l’Œdipe freudien qui, admettant pleinement l’asymétrie de genres, ne modélise les aventures que du seul Modus masculin. Ils attirent en revanche l’attention sur le fait qu’un complexe universel a été ignoré par Freud, celui de Caïn, cette haine jalouse envers le cadet ou la cadette concurrent.e que, pour garder l’amour de leurs An, les aînés doivent refouler et travestir en amour protecteur[xiv].
Retenons les quatre principales forces productives de cette ontogenèse psycho corporelle :
- L’affect est une cause première. Cela fait plusieurs ouvrages que Lordon a mis en exergue de son œuvre ce concept capital du spinozisme[xv], qui lui permet de formuler une théorie entièrement matérialiste des faits psychiques et intellectuels et par suite idéologiques et politiques. L’affect est ce qui met le psychisme en mouvement dans une direction. C’est le résultat d’une rencontre avec une force affectante qui s’exerce sur Modus et qui est plus puissante que lui, dont il gardera des traces durables.
- Construction de soi par contact sensoriel. La conscience de soi nécessite d’abord la construction d’une consistance stéréogénique par un contact tactile (et plus généralement sensoriel) sécurisant avec l’adulte (ou les adultes) en charge. Les rencontres (affections) que fait Modus sont d’abord de nature physique et sensorielle, et les affects que ces rencontres produisent sont de nature physico-psychique. Elles laissent des traces configuratrices qui sont d’autant moins aisément effaçables qu’elles marquent un corps de nourrisson mou dans toutes ses parties.
- Construction de soi par l’imaginaire. « JE » est une construction imaginaire, qui se forme dans le fantasme, rêverie éveillée où Modus retrouve à volonté son Autre. Dans le fantasme, le moi se dédouble en metteur en scène et acteur observé. Ce dédoublement introduit peu à peu Modus dans sa propre vie comme sur une scène de théâtre, ou plutôt comme dans un film de cinéma. Il prend un tour pleinement spéculaire avec le « stade du miroir » dont Lacan a montré l’importance (à la suite de d’Henri Wallon) : s’étant vu dans les bras de son Autre, il s’y est reconnu d’autant plus volontiers que son Autre s’en est trouvé réjoui[xvi]. Le MOI de Modus, qui se nourrit sans cesse du regard de l’Autre, est une fiction spéculaire qu’il ne va cesser de vouloir enjoliver, comme on fignole un dessin. Cette fiction est ce qui va peu à peu lui permettre de s’affirmer comme « JE ».
- Construction de soi par le récit (entrée dans le symbolique). L’entrée de Modus dans le monde social se fait par la porte du symbolique, qui opère comme une grille générale d’interprétation de ce monde. Certes, l’ordre du symbolique était déjà présent partout autour de lui : les rapports qu’il a perçu entre ses Autres, les couleurs et formes des objets qui l’entourent contiennent des préconceptions relatives au monde social, qui aiguillent l’intuition subliminale que Modus se fait de celui-ci. Mais il leste plus particulièrement le langage de préconceptions qui justifient a priori et consolident les dominations structurelles à l’intérieur du monde social. Lorsque Modus entre dans le langage, les « liaisons primaires »,[xvii] précédemment effectuées par son corps-esprit affecté par d’autres modes, sont peu à peu écrasées et remplacées par des « liaisons secondaires » qui obéissent à des règles extérieures à son corps-esprit. Le langage prive par conséquent Modus de ses premières productions imaginaires, mais il l’introduit dans un nouveau régime de fiction puissamment productif : le récit. À partir de ce moment, Modus ne cessera de soliloquer le récit de sa vie, dont il est à la fois l’auteur et le protagoniste. Autrement dit, « JE » n’est pas l’auteur de sa vie, mais celui de son récit de vie[xviii]. Il n’est pas l’auteur de sa vie car, en toute méconnaissance des forces qui le meuvent - son servo, comme on a vu- il se heurte aux forces qu’il rencontre, bien plus puissantes que lui, puisqu’armées par tout l’ordre social formé bien avant lui, qui possède par conséquent l’inamovible évidence du « déjà là ». Néanmoins, même si le récit de vie qu’il ne va cesser de tenir, in petto, de façon plus ou moins élaborée, ne fait que lui donner l’illusion de gouverner son destin, ce récit est capital, car il soutient cette fragile fiction par laquelle le mode peut « tenir ses parties » en UN « JE ». Et c’est en s’y référant qu’il se présente désormais aux autres.
Le résumé que je viens de faire est loin d’épuiser toute la matière de ce livre, qui remanie en profondeur les concepts de la psychanalyse pour les accorder à la philosophie de Spinoza, lorsque les auteurs détaillent par exemple quatre, plus une, sortes d’inconscient. La dernière partie est consacrée à la compréhension à nouveaux frais de deux « maladies mentales » (paranoïa, schizophrénie) étant entendu que chacune d’elles n’est qu’une classe théorique, établie pour aider l’observation, et qu’il existe autant de complexions de corps-esprits que d’individus.
J’en retiendrai encore pour ma part les éléments d’une critique de ce structuralisme justement qualifié par nos auteurs de « transcendantal » et de « scolastique », que Lacan doit à Lévi-Strauss et par-delà, à Saussure. Ce structuralisme a dominé les sciences sociales dans l’Après-guerre, en permettant la construction de théories puissantes dont l’influence dans le monde académique a pris des formes quelque peu impérialistes et a laissé des traces stérilisantes au-delà même de la période de ses plus grands succès[xix].
On ne peut s’empêcher de constater que la théorie psychanalytique ou anthropologique, lorsqu’elle se fait structurale, tend à naturaliser les dominations et tout particulièrement celle des hommes sur les femmes. Mais au lieu de trouver dans la nature la raison d’être de cette domination, elle la trouve dans le langage, ou encore dans l’Ordre du Symbolique, ou la « Loi du Père ». On ne s’écarte pas ici d’un monde créé par le Verbe où celui-ci n’a d’autre figure que celle d’un vieux barbu aux prétentions omnipotentes. Suivons Lucbert et Lordon pour aller y voir de plus près.
La linguistique structurale édifiée par Saussure a fait de la langue un système clos où les mots, ou signifiants, loin de renvoyer aux objets qu’ils prétendent signifier, renvoient, comme dans le dictionnaire qui les définit, à d’autres mots. Mais si ce système permet de réaliser à quel point la langue est hétérogène au réel qu’elle prétend pourtant désigner, il échappe aux coordonnées historiques du réel humain, ensemble de phénomènes mouvants et évolutifs. Il met d’autre part en péril la possibilité même de soutenir un discours vrai, c'est-à-dire qui dit quelque chose à propos du réel que l’on peut – au moins provisoirement - tenir pour exact. Car si les réseaux de sens qu’on peut construire au sein de l’ensemble des signifiants forment bel et bien des réseaux distincts de ceux que forment les phénomènes réels, la langue n’en a pourtant pas moins acquis, à un moment de son existence, l’intention de dénoter le réel, et cette intention se trouve couronnée de plus ou moins de succès. En suivant toujours Spinoza, les auteurs considèrent en outre la part d’affects que soulève le langage, qui se colore pour chaque individu des expériences singulières dans lesquelles il rencontre les mots : le mot étoile ne suscite pas les mêmes affects pour le poète, pour l’astronome et pour le marin, le mot femme pour le genré masculin et le genré féminin, etc... Ce qui en fait tout autre chose que le système purement abstrait et fermé sur lui-même défini par Saussure[xx].
Or, Lévi-Strauss comme Lacan ont été influencés par la linguistique saussurienne, qui leur a permis de placer l’Ordre Symbolique à l’abri de toute péripétie : pour Lévi-Strauss, la clé de voûte de cet ordre symbolique est « l’interdit de l’inceste » qui fonde la nécessité de « l’échange des femmes ». C’est pourquoi, selon Lévi-Strauss, « l’émergence de la pensée symbolique devait exiger que les femmes, comme des paroles, fussent des choses qui s’échangent... »[xxi]. Notons au passage que puisque les mots ne sont pas équivalents aux choses, les paroles ne sont pas vraiment des « objets d’échange » et ce n’est qu’au prix d’approximatives analogies que Lévi-Strauss compare les systèmes de parenté à un langage. Les auteurs constatent que « la rupture de symétrie carabinée » qui découle de cette nécessité prétendue réduit la moitié de l’humanité « au statut disposable d’objet »[xxii]. Et certes, tel a été le sort des femmes dans la plupart des sociétés jusqu’à une époque récente. Mais en faire une « nécessité » symbolique comme le fait Lévi-Strauss paraît quelque peu frauduleux d’un point de vue scientifique. À la suite de Dorothée Dussy[xxiii], les auteurs font remarquer que cet interdit est si peu effectif qu’il est très régulièrement transgressé et qu’en réalité Lévi-Strauss a travesti la nécessité de l’exogamie (règle à contenu positif) en un interdit (règle à contenu négatif). Au passage, on pourra s’amuser à rapprocher son explication de la naissance de la société humaine par un interdit fondateur du récit biblique de la Genèse. Les auteurs soulignent le fait que brandir cet interdit, qui n’est qu’une fiction, sert en réalité à jeter un voile d’invisibilité sur « l’autorisation effective des dominants à transgresser ».
Même escamotage de la domination chez Lacan qui veut accrocher l’Ordre Symbolique au « Nom du Père ». Le Nom du père est ce d’où procède la Loi (avons-nous déjà entendu cela quelque part ?) qui régit le désir. Je ne chercherai pas, à la suite de nos auteurs, à m’aventurer plus loin dans palais des glaces lacanien où le Nom du Père se change en Phallus et où le Phallus, qui n’en est pas un, s’avère n’être autre que « la femme ».
Je me contenterai, comme eux, de constater qu’accrocher l’ordre symbolique à des butoirs aussi masculins est assez tendancieux. Que c’est aussi une manière de ne pas vouloir le brancher sur l’ordre social, ses tyrannies et ses possibles contestations. Et qu’en réalité, dans la pratique psychanalytique lacanienne, le « Nom du Père » s’est avéré n’être autre que le Gardien de l’Ordre genré, où un genre gouverne le sens des choses et où l’autre, le second, lui est subordonné.
En lisant cette critique spinoziste du structuralisme « transcendantal », j’ai pensé alors fortement à ce qui se passe aujourd’hui dans divers lieux comme les ZAD, les manifestations contre l’A69 et contre les mégabassines, les manifestations étudiantes pour la paix à Gaza, j’ai pensé à ces drapeaux LGBT+, ces drapeaux verts à sablier et ces drapeaux palestiniens qui s’agitent ensemble sous le même vent, ces jeunes gens bariolés qui n’ont que leurs tendres corps vivants à opposer aux balles de LBD et aux grenades envoyées contre eux par les puissants et je me suis dit qu’il était trop évident que le combat d’aujourd’hui était celui des défenseurs de cet ordre genré contre ceux qui se soulèvent avec la Terre. J’ai compris que ceux qui s’opposent à eux avec toute leur rage, les Musk, les Depardieu et leurs avocats, les Bayrou et leur Betharram, mais aussi les Elisabeth Levy, les Brigitte Macron, les Amélie Oudea-Castera, ne pouvaient même pas supporter de les voir car ils sont l’avant-garde d’un monde où cet ordre genré sera dissout, pour laisser le vivant vivre à sa guise, selon des lois positives et non plus négatives. Et où par conséquent tous les hommes comme toutes les femmes ont quelque chose à gagner.
Souhaitons donc à Frédéric Lordon et à Sandra Lucbert d’affuter leur écriture dans leur deuxième volume avec autant d’art et de science qu’ils en ont mis dans le premier afin de contribuer à promouvoir cette émancipation du genre humain.
[i] Je précise tout de suite que cet article de blog n’est pas un compte-rendu, et qu’il ne prétend que mettre au point ce que j’ai personnellement retiré de cette lecture. Je n’ai pas trouvé d’analyse de cet ouvrage sinon la critique qu’en a faite dans Lundimatin Olivier Brisson, qui est celle d’un professionnel de la psychiatrie. N’ayant aucune compétence particulière dans le domaine de la psychiatrie, je ne me prononcerai pas sur elle. Mais il me semble qu’elle dérape sur un point : Brisson accuse les auteurs de faire porter la responsabilité des psychoses sur le « milieu familial ». Rappelons qu’en plein cœur de la vague de l’antipsychiatrie, le premier film de Ken Loach sur une jeune fille schizophrène s’appelait Family life. Non, la famille n’est pas un « milieu ». Qu’elle soit famille ou famille d’accueil, associée ou non à des éléments extérieurs, elle est ce à partir de quoi l’individu peut se construire, lui fournissant plan et matériaux. Elle est en même temps auprès de lui le premier relai du monde social. J’ai l’impression que sur l’épineuse question des responsabilités, les experts de la psychiatrie tiennent un discours contraint par leur position professionnelle - il s’agit d’ailleurs moins de responsabilité que de « convenance » ou de « disconcenvance », qui sont les mots utilisés par les auteurs du livre.
[ii] Par exemple dans L’homme pluriel, mais c’est en fait toute la production de Bernard Lahire, qui en tant que sociologue de l’éducation, questionne l’articulation entre le social et l’individuel.
[iii] Par exemple dans son dernier ouvrage, Sociobiographie.
[iv] Le penseur marxiste qui s’est le plus intéressé de près au problème de l’individu est Lucien Sève, normalien, agrégé de philosophie, grand connaisseur de Marx et auteur d’une œuvre considérable, mais dont la notoriété a malheureusement injustement pâti d’une part de son isolement du monde académique et universitaire du fait de son appartenance à l’appareil dirigeant du parti communiste et d’autre part de l’ombre d’Althusser dont l’origine sociale bourgeoise et catholique, l’adoption du point de vue structuraliste alors en vogue dans le milieu universitaire et la conservation de sa liberté à l’égard de l’appareil du parti avaient bien mieux contribué à la notoriété . Depuis son article « Les dons n’existent pas » publié en 1964 dans la revue L’Ecole et la nation, qui avait fait alors forte impression dans les milieux pédagogiques, jusqu’au 2e volume de Penser avec Marx aujourd’hui (l’Homme) de 2008 en passant par Marxisme et théorie de la personnalité écrit dès 1969, sans compter toute une série d’autres publications moins diffusées et plus ponctuelles, Lucien Sève n’a cessé de remettre sur le métier la question de l’individu du point de vue d’une anthropologie marxiste. Mais la famille reste un angle mort de cette œuvre majeure, bien que trop méconnue en dehors du cercle des penseurs marxistes.
[v] Pour une physique compatible avec cette métaphysique spinoziste, voir Paul Steinhardt, Neil Turok, Endless Universe ; Beyond the Big Bang, Phoenix 2008. Ces astrophysiciens, s’appuyant sur la théorie des cordes qui explique le comportement des particules élémentaires par l’existence de dix dimensions, ont mis au point un modèle mathématique capable de rendre compte d’une théorie selon laquelle notre Univers, plutôt que d'être né à la suite d’un seul Big Bang, passerait depuis l'éternité à travers des cycles d'expansion et de contraction, contraction s’achevant à chaque fois en un nouveau Big Bang. Cette théorie est cohérente avec le fait que l’expansion de l’Univers s’accélère au lieu de ralentir et permet de mieux expliquer l’existence de la matière noire.
[vi] Le goût de Lacan pour les formulations ésotériques propres à une secte savante avait suscité en son temps l’amusant pamphlet de François George, L’effet Yau de poêle de Lacan et des lacaniens dont on peut trouver ici de bonnes pages sur internet : https://excerpts.numilog.com/books/9791037608918.pdf.
[vii] On peut penser à la fable d’Aristophane dans Le Banquet de Platon sur l’amour comme nostalgie d’une moitié perdue, de sexe opposé ou semblable.
[viii] Comme à propos de tous les concepts lacaniens qu’ils réutilisent, Lucbert et Lordon donnent au grand Autre un contenu concret qui le rend beaucoup plus pratique que ce qu’en proposent les écrits du Maître. A la fin du livre, un index donne la liste de tous les concepts freudiens ou lacaniens remaniés par les auteurs dans un sens spinoziste avec leur définition renouvelée. Ainsi le grand Autre est un concept élastique qui ne cesse d’incorporer des réalités nouvelles : d’abord « la Chose près du berceau », il devient l’A1 et l’A2 (mère et père) puis tous les An, tous ceux qui entourent Modus et sont chargés de s’occuper de lui (nourrice, éducateur, etc.), pour finir par s’élargir jusqu’au grand Autre social qui est comme un condensé d’Autrui-qui-compte pour Modus.
[ix] On sait très bien à quel point des témoignages en justice peuvent diverger. C’est que les témoignages sont affaire de points de vue. En tant que professeur de collège, j’ai aussi pu constater que l’opération de décrire ce qu’on a sous les yeux est une des plus difficiles pour de jeunes adolescents qui n’ont pas encore à leur disposition une banque d’images enregistrées assez variée pour pouvoir rapprocher ce qu’ils découvrent de ce qu’ils connaissent et qui ne possèdent pas encore les catégories qui leur permettraient de hiérarchiser, de classer et de préciser ce qu’ils voient. Ainsi, voir est donc à la fois relatif au point de vue du spectateur, à la diversité de ses expériences visuelles passées, au sens qu’il attribue à la scène et à sa capacité à exprimer ce qu’il voit. Voir c’est donc sélectionner les éléments pertinents dans le réel et les interpréter. Sentir et goûter, c’est avant tout se remémorer et associer : j’ai déjà éprouvé cette même sensation dans tel autre contexte. Ecouter c’est encore interpréter. Reconnaître des sons, leur attribuer une provenance, une adresse et un sens ce sont encore des opérations conjointes de l’émotion et de l’entendement. Le toucher est le sens du tout petit enfant (ou du mourant) qui rencontre (ou qui quitte) le monde d’abord par le contact avec la peau.
[x] Pour illustrer l’importance de ces premiers soins pour les nouveaux nés, les auteurs évoquent le phénomène de l’hospitalisme, mis en lumière par le psychiatre américain René Spitz étudiant des enfants pris en charge dans des orphelinats où ils ne recevaient que des soins purement techniques et dépourvus de tout contenu affectif. Ces enfants accusaient d’importants retards de développement, et certains allaient jusqu’à se laisser mourir.
[xi] Bernard Lahire, Les structures fondamentales des société humaines dont j’ai rendu compte dans un précédent billet.
[xii] La notion d’instinct a connu de nombreuses critiques de la part de ceux qui ont observé de près les sociétés animales, qui ont mis en évidence de nombreux traits de comportements explicables par l’éducation. On rapporte sans doute excessivement la faible plasticité des comportements animaux à ce très théorique instinct alors qu’elle peut souvent s’expliquer plus simplement par les contraintes de leur anatomie. Le fait que l’oppression patriarcale se soit appuyée pendant des millénaires sur l’idée entièrement fabriquée « d’instinct maternel » montre que cette notion d’instinct repose en grande partie sur une base plus idéologique que scientifique. Le mot « câblage » utilisé par les auteurs comme un leitmotiv pour caractériser le fonctionnement animal renvoie à la vision cartésienne simpliste de l’animal machine qui méconnait les apports récents de l’éthologie animale.
Une ontologie qui couperait l’humanité de ses origines animales ne pourrait rendre compte de façon satisfaisante de la phylogenèse et de la possibilité même d’une évolution. Ainsi le stade du miroir a été décelé chez plusieurs espèces et l’exogamie existe chez les primates. Les études de Bernard Chapais qui a cherché à comprendre l’apparition de conduites systématiques dans les groupes de primates qui pourraient être les prodromes des règles anthropologiques concernant la parenté constituent de passionnantes tentatives pour reconstituer cette phylogenèse. Les auteurs de Pulsion qui ont produit une critique avisée du structuralisme de Lacan par les voies d’une ontogenèse ne devraient pas être indifférents aux bénéfices que l’anthropologie peut retirer de la phylogenèse.
[xiii] Ce qu’exprime l’élégante formule de Boileau : « Ce que l’on conçoit bien s’énonce aisément et les mots pour le dire nous viennent aisément ». On peut penser que ce sont des affects qui dirigent nos « intuitions » (ou désirs de pensée) dans certaines directions. On peut alors se représenter les avancées intellectuelles comme résultant d’une sorte de jeu de billard à travers le temps et les psychés des inventeurs : un affect pousse un esprit à produire une idée qui rencontre une personne affectée dans la même direction, mais avec un écart ; celle-ci va remanier l’idée dans le sens de cet écart, etc.... Ainsi les idées se renouvellent-elles de choc en choc, de rencontre en rencontre. Le tribunal de l’opinion, lui-même orienté par certains affects dominants, sélectionne ensuite.
[xiv] Il s’ensuit que les cadets n’ont clairement pas la même place que les aînés, qui figurent parmi leurs Autres. Ne connaissant rien de la production psychanalytique contemporaine, j’ignore si cette question a été récemment abordée. Elle le mériterait certainement. Certains cadets parviennent toutefois à prendre la place symbolique de leur aîné, tel Victor Hugo qui prit la place d’Eugène ou Arthur Rimbaud qui prit la place de Frédéric.
[xv] Citons entre autres La Société des affects : pour un structuralisme des passions de 2013, Imperium : structures et affects des corps politiques de 2015 et Les affects de la politique de 2016.
[xvi] Notons que la reconnaissance de soi dans un miroir n’est pas le propre de l’homme, ce que montre cette courte vidéo : https://www.youtube.com/watch?v=BdUDDqZbx9E&ab_channel=LamaFach%C3%A9
[xvii] Valuation et représentation mentale de toute nature, associée à un affect.
[xviii] Dans Senilità, Italo Svevo affirme que chacun d’entre nous porte en lui le roman de sa vie que, dans la plupart des cas, par doute et par manque de temps, il n’écrira pas.
[xix] Le premier tome de l’ouvrage de François Dosse, Histoire du structuralisme, qui dresse le panorama intellectuel depuis l’Après-guerre jusqu’aux années 1990, donne un bon aperçu de ces visées omnipotentes. Dans un autre registre, le roman à clef de Laurent Binet, La septième fonction du langage donne plaisamment à rire de ces prétentions.
[xx] C’est de là, sans doute, que vient le pouvoir de suggestion sur lequel se fonde la poésie, qui découd les règles du langage. Pour une vision de la langue plus vivante, il faut réintroduire des locuteurs situés : voir les travaux d’Erwin Goffman utilisés par Bourdieu, Quand dire c’est faire, sur le pouvoir performatif des paroles. Nos deux auteurs font aussi référence à Jean-Jacques Lecercle, linguiste angliciste marxiste qui montre que la langue fonctionne à l’intérieur de ce qu’il appelle « une structure d’interpellation » qui ne comporte pas que le destinateur et le destinataire mais tout un auditoire présent ou virtuel dont l’opinion majoritaire peut influer sur les conditions des échanges.
[xxi] Comme s’il craignait qu’on ne lui objecte le fait que la modernité puisse la rendre caduque, Lévi-Strauss insiste dans Les Structures élémentaires de la parenté sur le caractère intemporel de cette règle de l’échange des femmes : « [C’est un] fait fondamental que ce sont les hommes qui échangent les femmes et non le contraire. Ce point de vue doit être maintenu dans toute sa rigueur, même en ce qui concerne notre société, où le mariage prend l’apparence d’un contrat entre des personnes ».
[xxii] Notons qu’en tant qu’académicien, Claude Lévi-Strauss, associé à Georges Dumézil qu'il accueillit sous la Coupole, se fait sans sourciller le défenseur de l’asymétrie des genres en écrivant : « Le genre dit couramment "masculin" est le genre non marqué, qu'on peut appeler aussi extensif en ce sens qu'il a capacité à représenter à lui seul les éléments relevant de l'un et l'autre genre » affirmation grammaticale qu’on s’amusera de retrouver dans l’exposé des motifs d’un texte déposé par le sénateur LR du Rhône Etienne Blanc sous le lien que voici : https://www.senat.fr/leg/exposes-des-motifs/ppl21-385-expose.html
[xxiii] Dans Le berceau des dominations. Anthropologie de l’inceste.