"Toute société dans laquelle la garantie des droits n'est pas assurée, ni la séparation des pouvoirs déterminée, n'a point de constitution."
L'article 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen du 26 août 1789 semble en ces termes disqualifier l'édifice appelé constitution de la France depuis le 4 octobre 1958. Dont le principal caractère, la confiscation des pouvoirs par un exécutif tout puissant, interroge d'autant plus que la Déclaration de 1789 y est annexée et en fait partie intégrante.
Depuis plus de soixante ans, la contradiction demeure taboue. À tel point qu'aucune des vingt-quatre révisions constitutionnelles intervenues depuis n'a voulu expurger de la loi suprême du pays ce vice originel. Pis ! La réforme la plus marquante, imposée en 1962 par le général de Gaulle, a renforcé le trait. En instaurant l'élection du Président de la République au suffrage universel direct, la légitimité de celui-ci s'est inscrite en concurrence directe avec celle de l'Assemblée nationale, seule jusqu'alors à être adoubée par le peuple.
En avril 2001, afin d'optimiser les chances du futur chef de l'Etat d'obtenir une majorité plus malléable à l'Assemblée, une loi organique a renversé le calendrier électoral en décidant que la présidentielle précéderait désormais les législatives. L'adoption du quinquennat en septembre 2000, applicable pour la première fois en 2002, avait déjà préparé la concordance du mandat du chef de l'Etat avec celui des députés. Dans le sillon du président fraîchement élu, les investitures courtisanes se sont démultipliées. Happées par la puissance de l'appel d'air créé par la rafle de la moitié des sièges octroyée par le code électoral aux partisans du vainqueur, auxquels venaient s'ajouter les sièges issus de la répartition proportionnelle, elles ont permis l'hégémonie totale de l'exécutif.
Le mandat impératif des députés de la majorité présidentielle s'est banalisé, tandis que la fronde sporadique de quelques indisciplinés tentait vainement d'ébranler le suivisme larvé à l’égard du chef, clé de voûte de la mécanique infernale des récompenses, honneurs et avantages. En préparant leur retour à meilleure fortune électorale, les autres mouvements se sont contentés de la portion congrue.
Le comble est que François Mitterrand, adversaire cinglant de la constitution de 1958 dès l'origine, a lui aussi fini par l'adopter. Après avoir qualifié son pouvoir absolu de "coup d'Etat permanent" et vivement dénoncé le fait que "seul le président gouverne et décide", il a lui-même perpétré ce putsch juridique durant deux septennats. Élu en 1981 et réélu en 1988, il demeure un des exemples les plus fâcheux de la puissance d'attraction du pouvoir absolu conféré par la 5ème République. Comme lui, nombre de prétendants ont cédé et cèdent encore à la tentation. Leur énergie folle pour tenter d'accéder au trône en témoigne. Leur but ? Régner en maîtres. Museler à leur tour les voix discordantes auxquelles ils répéteront à l'envi que les Françaises et les Français les ont élus pour faire ce qu'ils font, réduisant la démocratie au seul suffrage universel. Bon nombre de dictateurs, élus parfois avec d'écrasantes majorités, démentent pourtant qu'il en soit ainsi !
Bref, rien n'a changé sous le ciel vénéneux de la 5ème République.
Au 21ème siècle, n'importe quel despote asymptomatique élu à l'Elysée dispose de la possibilité archaïque de réduire nos droits et libertés grâce aux armes institutionnelles mises à disposition… par le texte censé les protéger. Avec il est vrai des degrés de totalitarisme plus ou moins élevés sur l'échelle des dérèglements politiques.
La France, pays des droits de l'homme !
Certes, le préambule de la constitution et ses articles 1 à 4 commencent par proclamer nos droits fondamentaux : la liberté, l'égalité, la fraternité. Aussi, la libre détermination des peuples, l'égal accès des femmes et des hommes aux mandats électoraux et fonctions électives ainsi qu'aux responsabilités professionnelles et sociales. Sans oublier la laïcité, le respect de toutes les croyances, la démocratie… Outre la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, figurent en annexe le Préambule de la constitution de 1946, et la Charte de l'environnement de 2004.
Nos droits personnels, économiques, sociaux, écologiques, les devoirs qui en découlent et l'obligation de la puissance publique d'en assurer le respect sont réunis et forment la partie émergée de l'iceberg constitutionnel. Cela rend plus dangereuse sa partie immergée, composée de règles qui permettent à l'exécutif de les mettre seul en œuvre, d'en redessiner le contenu, d'en fixer comme bon lui semble les contours.
Le Référendum d'Initiative Citoyenne réclamé depuis l'automne 2018 par les Gilets Jaunes découle de l'essence même de la démocratie définie par la constitution. Mais pour le Gouvernement, il a constitué une revendication de nature insurrectionnelle. Un véritable crime de lèse-majesté, commis de surcroît par ceux que peu après son élection en 2017, le président de la République a désigné comme des êtres banals, des "gens qui ne sont rien". Qu'il a mis en opposition avec ceux "qui réussissent".
Protester contre le prix de l'essence en réclamant plus de pouvoir d'achat et l'augmentation du SMIC avec une diminution de la TVA sur les produits de première nécessité, soit, tout comme s'indigner de la hausse de la CSG, de la suppression de l'ISF, de la baisse de l'APL ou de la désindexation des retraites : quelques sous seront lâchés... Par contre, revendiquer une part dans l'initiative des lois, la question est par essence intolérable.
C'est pour ne pas même l'aborder qu'Emmanuel Macron a décrété un grand débat. Afin d'éteindre la voix des Gilets Jaunes, il a sollicité celles d'élus locaux, des maires notamment, pourtant jusqu'alors méprisés depuis son élection en mai 2017. Cette mise en scène n'a cependant pas réussi à faire oublier la brutalité avec laquelle la révolte populaire a été broyée, défigurée, niée dans sa nature et sa profondeur.
Aux quatre coins du pays, la même violence extrême s'est déchaînée, orchestrée par les préfets de département sous les ordres directs du ministère de l'Intérieur : lieux de vie solidaires détruits sur les ronds-points, ordres simultanés de dispersion brutale des rassemblements, personnes mutilées par des lanceurs de balles de défense et des grenades explosives. Des armes prohibées lors de manifestations semblables dans des pays voisins comme l'Allemagne, le Royaume-Uni, la Suède ou la Belgique. Dont l'usage par l'Etat français a été condamné par L'Europe et l'ONU. En vain.
Si elle n'est pas exclusive de comportements personnels déviants, rarement poursuivis par les procureurs de la République, la violence de l'Etat a fait ainsi basculer la vie de centaines de citoyens et renoncer des milliers d'autres à manifester avec les Gilets Jaunes. Dans un déni total de la souffrance des victimes, caractérisé notamment par le classement sans suite de leur plainte sans enquête préalable, ou à de rares exceptions, par la saisine de l'Inspection Générale de la Police Nationale (IGPN) dont la procédure ne respecte pas le principe du contradictoire.
Cette violence-là est illégale. Le dire ne signifie nullement nourrir la défiance et la haine envers la police, toujours applaudie quand elle vient en aide et protège les gens. L'Etat viole la loi en s'appropriant "La force publique […] instituée pour l'avantage de tous, et non pour l'utilité particulière de ceux à qui elle est confiée", comme le prescrit l'article 12 de la Convention des droits de l'homme et du citoyen.
Si tous les gouvernements de la 5ème République ont sans exception annexé cette force publique à leur profit, il faut remonter à la manifestation des Algériens du 17 octobre 1961 à Paris, sous de Gaulle, pour trouver une répression semblable à celle infligée aux Gilets Jaunes. Le bilan en pertes de vie humaines chez ces derniers ne peut certes être comparé avec les centaines de morts, de blessés et de disparus, dénombrés après que la police de l'époque ait, sur ordre du préfet Maurice Papon, tiré à balles réelles sur des manifestants pacifiques. Reste qu'utiliser du matériel de guerre contre des rassemblements civils relève d'une volonté analogue de l'Etat d'anéantir leur expression.
Les black-blocks ? Leur violence lors de brutales et fulgurantes irruptions contre les symboles du capitalisme financier fait des dégâts matériels qui n'affectent en rien les dividendes des actionnaires. Elle occasionne par contre de graves atteintes aux personnes. Comment ne pas se poser toutefois la question de savoir qui sont ces anonymes revêtus de noir ? Et pourquoi, alors qu'ils sont viscéralement autonomes, sans chef, ils semblent plus agiles à se mouvoir dans les manifestations que des agents publics beaucoup plus nombreux, formés, entraînés, équipés, par ailleurs dotés de services capables d'anticiper les situations les plus difficiles ?
Les citoyens qui manifestent estiment que ce n'est pas leur rôle de s'opposer eux-mêmes aux violences commises par les black-blocks. Celles-ci rendent-elles plus visibles leurs revendications, ne serait-ce qu'en raison de la surenchère des réseaux sociaux et des chaînes d'information continue ? Rien n'est moins sûr. Les exactions commises s'inscrivent d'ailleurs dans un registre tout aussi destructif et dominateur que celui des violences sociales dénoncées dans les manifestations.
Certes, la prise de La Bastille et la nuit du 4 août 1789 demeurent ad vitam aeternam les symboles du soulèvement populaire qui a conduit à l'abolition des droits féodaux et des privilèges aristocratiques. S'il s'en est suivi l'accaparement du pouvoir par et pour la bourgeoisie, nouvelle classe dirigeante qui a chassé l'ancienne grâce à son éphémère alliance avec lui, le peuple de 1789 n'en était pas moins acteur de sa propre révolte.
Le peuple des villes, des campagnes, tous les citoyens attachés à la France, sans distinction d'origine, d'opinion, de croyance. Y compris les étrangers qui défendaient la République, tandis que les aristocrates s'expatriaient avec bagages et fortune dans les monarchies européennes. La fuite des capitaux fut d'ailleurs si redoutable pour l'économie que des lois sévères furent votées pour empêcher cette émigration.
En application de l'article 1er de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen du 26 août 1789, "Les hommes naissent libres et égaux en droits. Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l'utilité commune", le citoyen était celui qui adhérait aux principes de la République, tandis que l'étranger, lui, les combattait.
Force est cependant de constater que ce concept de l'utilité commune n'a pas prévalu pour les femmes. Les hommes de 1789 ne voulaient pas partager le pouvoir avec elles et les excluaient des assemblées politiques où les décisions étaient prises. Malgré leur rôle moteur dans la Révolution, les constituants ne leur ont accordé aucun droit politique. Seulement des droits civils concernant le mariage, le divorce, la gestion partagée des biens, l'égalité successorale...
Les voix singulières en faveur de l'égalité des hommes et des femmes, considérées aujourd'hui comme les prémices du féminisme, furent cruellement mises sous l'étouffoir à l'époque. Celles notamment de Condorcet et d'Olympe de Gouges. La Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne rédigée par celle-ci en 1791, reproduction (im)pertinente de la version première d'une déclaration qui se voulait universelle sans inclure la moitié de l'humanité, n'oubliait pas les hommes, revendiquant l'égalité des droits avec eux (article 1er). Elle la compléta par le principe d'une lumineuse modernité, selon lequel "la Constitution est nulle si la majorité des individus qui composent la Nation n'a pas coopéré à sa rédaction" (article 16).
L'utilité commune.
Ce moteur de l'égalité garde son sens profond au 21ème siècle. Il s'oppose aux conservatismes les plus puissants. Ceux de la vision patriarcale de la société qui assigne les femmes à leur sexe et de la réduction des classes pauvres à une menace pour le ruissellement des richesses. Bien que tout le monde sache à présent que cette théorie, créée par le capitalisme pour maintenir son ordre inégalitaire, n'a jamais fonctionné, elle est encore largement utilisée, en première ligne contre les immigrants, transformés en boucs émissaires de la misère du monde.
A l'heure du réchauffement climatique et de la pandémie de coronavirus, l'utilité commune a pris une dimension planétaire. A la mesure de notre conscience que la survie de tous dépend de la volonté politique des états, de celle de la communauté internationale, et de l'implication de chacun d'entre nous.
La Finance ne l'entend cependant pas ainsi. Elle ne semble guère affectée par ces crises majeures. En pleine pandémie de coronavirus, les sociétés du CAC 40 ont réalisé des bénéfices encore plus importants : 60 milliards au premier semestre 2021, soit 41 % de plus qu'au premier semestre 2019. Quant aux grandes firmes pharmaceutiques, elles refusent de renoncer aux droits de propriété intellectuelle qu'elles détiennent sur les vaccins, alors que des fonds publics leur ont été versés pour en permettre la recherche, le développement ou encore la distribution.
Personne ne conteste plus que c'est La Finance qui gouverne, infiltre nos lois grâce à ses lobbys, pilote à sa guise les flux d'argent et de biens. Qui peut nier qu'elle franchit anonymement les frontières pour se réfugier dans les paradis fiscaux ? Qui donc ignore qu'elle prive les caisses publiques de sommes colossales qui échappent à l'impôt, par la fraude et l'optimisation fiscale ? Qu'elle détruit la biodiversité. Qu'elle délocalise les entreprises pour mieux exploiter le travail d'autrui, même celui des enfants. Qu'elle blanchit l'argent du crime organisé de la prostitution, des armes, du terrorisme, de la drogue, brassé avec le sien dans les mêmes canaux. Qu'elle génère les pires conflits dans le monde entier, comme dans les quartiers de relégation.