L'article 2 du titre premier de la constitution de 1958, intitulé "De la souveraineté" précise que le principe de notre République est le "gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple". On ne peut mieux définir une démocratie à la fois représentative et participative.
Gouvernement du peuple, par le peuple…
Les prépositions "du" et "par" mettent clairement le peuple au cœur de la gouvernance. Elles renvoient à l'exercice direct du pouvoir politique par la prise d'initiatives et de décisions. Mais aucun des quatre-vingt-neuf articles de la constitution n'institue le moindre mécanisme permettant qu'il en soit ainsi.
Gouvernement pour le peuple…
Selon l'article 24 de la constitution, "Le Parlement vote la loi. Il contrôle l'action du gouvernement. Il évalue les politiques publiques". Cela implique à tout le moins que les élus disposent de pouvoirs réels, notamment celui de proposer et de voter des lois, comme de refuser de voter ou d'amender les projets présentés par l’exécutif. Or il n'en est rien.
"Le Parlement retrouvera ses droits constitutionnels". Cet engagement du candidat François Mitterrand en 1981 de restituer le butin du hold-up de la démocratie représentative commis en 1958, est demeuré lettre morte. Il en dit long sur la gravité du forfait. Les prémices de cette spoliation avérée remontent à la vision personnelle et autocratique du général de Gaulle, exposée dans un discours tenu à Bayeux en 1946. Une vision rejetée à la Libération par les autres forces vives de La Résistance qui composaient avec lui le Gouvernement Provisoire de la France. Une vision dont de Gaulle ne démordra jamais.
La constitution projetée à Bayeux était pyramidale : au sommet, un "chef de l'Etat placé au-dessus des partis", censé diriger le Gouvernement en "arbitre", et en arrière-plan, "une Assemblée élue au suffrage universel et direct", à laquelle reviendrait "le vote définitif des lois et des budgets". Nourrissant une défiance viscérale envers les représentants élus d'une telle Assemblée, de Gaulle affirmait de manière péremptoire que celle-ci n'aurait pas "une clairvoyance et une sérénité entières". De là est née son autre idée "d'attribuer à une deuxième Assemblée, élue et composée d'une autre manière, la fonction d'examiner publiquement ce que la première a pris en considération…"
Charles de Gaulle se projetait dans cet homme au-dessus des partis, capable de guider la politique du pays. Un remake de son rôle pendant La Résistance qui cette fois, prenait toute la lumière pour lui et gommait l'intelligence collective qui avait permis de vaincre la barbarie. Les constituants de la Libération rejetèrent son projet. La constitution de la 4ème République adopta un système où prédominait une Assemblée nationale élue au suffrage universel direct, selon un scrutin de listes plurinominales et une répartition proportionnelle des sièges. Le seul point commun avec le régime souhaité par de Gaulle était l'absence totale du moindre dispositif de démocratie directe.
La 4ème République disparut une dizaine d'années plus tard, officiellement en 1958, quand le général revint au pouvoir. Mais elle se trouvait déjà en état de coma cérébral. Depuis le 17 mars 1956 en effet, le parlement s'était sabordé en votant les "pouvoirs spéciaux" au Gouvernement en vue du "rétablissement de l'ordre en Algérie". Cette carte blanche donnée à l'exécutif acheva d'anéantir les droits et libertés, déjà mis à mal par la loi du 3 avril 1955 instaurant l'état d'urgence dans cette colonie, en guerre pour son indépendance depuis plusieurs années. Par décret, la Police et la Justice furent confiées à l'Armée, débouchant sur des milliers de détentions arbitraires, de disparitions forcées, de tortures, de condamnations à mort, d'assassinats. Avec une escalade inouïe de cruauté chez tous les belligérants.
C'est également sans débats au parlement, que cette guerre fut intensifiée et qu'en juillet 1956, soixante-dix mille réservistes et deux cent mille jeunes Français du contingent furent envoyés en Algérie, portant à quatre cent mille hommes les effectifs chargés d'écraser les indépendantistes.
Suspectant Pierre Pfimlin, le nouveau chef du Gouvernement nommé le 9 mai 1958, de vouloir engager des pourparlers avec le Front de Libération Nationale (FLN), des militaires partisans de l'Algérie française provoquèrent une insurrection le 13 mai à Alger. Ils lancèrent un appel au général de Gaulle pour qu'il s'oppose à une solution de paix négociée.
Le 15 mai 1958, en écho, de Gaulle se déclara "prêt à assumer les pouvoirs de la République", dans un marché tacite avec les chefs militaires insurgés, sans dire un seul mot sur la politique algérienne qu'il envisageait. Il ne désavoua pas les factieux, dont le noyau dur était composé d'anciens et fidèles compagnons d'armes de La Résistance, qui à cet instant précis, le propulsaient vers un retour au pouvoir.
Sous la pression, Pfimlin démissionna le 28 mai 1958. Le 1er juin, le président de la République René Coty demanda au général de Gaulle de le remplacer. De Gaulle accepta et réclama "les pleins pouvoirs [] pour une durée de six mois" ainsi que le "mandat de soumettre au pays une nouvelle constitution". Ces deux conditions furent votées par l'Assemblée nationale le 3 juin 1958 à une large majorité.
Trois mois après naquit la 5ème République.
Non pour mettre fin à l'instabilité du régime parlementaire de la 4ème , détruite par la remise successive des pleins pouvoirs, d'abord en 1956 par l'Assemblée au Gouvernement, puis du Gouvernement à l'Armée, et de nouveau, en juin 58, au général de Gaulle. Chacun de ces abandons en chaîne s'est inscrit dans la ligne d'une Algérie française, sans que la population ne soit consultée.
Connaîtra-t-on jamais le moment exact et les raisons de l'évolution de Charles de Gaulle quant à l'arrêt négocié de la guerre d'Algérie ? Commencée en juin 1830 sous Charles X par l'extermination d'une partie des populations autochtones et perpétuée par une colonisation de peuplement, cette conquête a maintenu des rapports de domination et de dépendance pendant plus d'un siècle.
Le 4 juin 1958, au lendemain de son investiture, de Gaulle se rendit à Alger où une foule survoltée l'accueillit comme le sauveur de l'Algérie française. Après avoir lancé en ouverture de son allocution un retentissant "Je vous ai compris ! ", il affirma : "la France considère que, dans toute l'Algérie [] il n'y a que des Français à part entière". Une déclaration qui assimilait les Algériens à la France, ce que précisément ils rejetaient.
De Gaulle tenta à son tour de gagner militairement la guerre. La nouvelle stratégie qu'il mit en place consista à détruire de l'intérieur les unités de l'Armée de Libération Nationale (ALN), branche armée du FLN, en les coupant de la population, leur unique source de soutien et d'approvisionnement. Loin d'asphyxier la résistance par la destruction de villages et le déplacement de populations entières de certaines zones dans des centres de regroupement, le plan Challe, du nom du commandant en chef nommé en Algérie en décembre 1958 par de Gaulle, s'acheva en 1961 sur un échec. L'ALN s'était réorganisée et avait reconstitué des réseaux, rendant incertaine une victoire militaire de la France.
Cette incertitude n'est sans doute pas étrangère au changement de cap du général de Gaulle et à sa décision de proposer un projet de loi sur l'autodétermination des populations algériennes. Le référendum soumis en 1961 aux peuples des deux côtés de la Méditerranée recueillit la victoire du oui et déboucha sur des accords de paix, signés à Evian en 1962.
La conscience du caractère inéluctable de l'indépendance de l'Algérie en raison de sa résistance a pu également peser dans ce changement de politique du général de Gaulle. La réminiscence du combat mené quinze ans auparavant sous le régime de Pétain pendant l'occupation nazie, n'est pas exclue. Tout comme le souvenir de la ténacité des Vietnamiens face à l'armée française, de novembre 1953 à mai 1954. La seule chose certaine est que le général de Gaulle n'a jamais renoncé à son programme politique de Bayeux.
Sa détestation affichée pour le régime parlementaire et le système des partis ne l'a pas empêché, pour soutenir ses idées, de créer officiellement le sien dès le mois d'avril 1947, appelé Rassemblement du Peuple Français" (RPF). Le parti gaulliste a régulièrement présenté des candidats aux élections et scellé des alliances pour gouverner. Au gré des tendances, fusions et inévitables éclatements, le RPF s'est perpétué en changeant de nom au fil du temps. Lui ont succédé l'Union des Républicains d'Action Sociale, les Républicains Sociaux, l'Union pour la Nouvelle République (UNR), l'Union des Démocrates pour la République (UDR), puis le RPR en 1976, l'UMP en 2002, et Les Républicains depuis mai 2015.
Comme les autres, ces partis se sont dotés de structures et de services d'ordre afin d'assurer la propagation de leurs idées, la protection de leurs personnalités et de leurs meetings. En décembre 1959, le service d'ordre du Rassemblement du Peuple Français s'est fondu dans une association loi 1901 composée de militants gaullistes, le Service d'Action Civique (SAC) dont le but statutaire était "de défendre et de faire connaître la pensée et l'action du général de Gaulle".
Le SAC a connu bien des vicissitudes avant d'être dissout en août 1982. Diverses exactions armées commises par certains de ses membres, notamment à l'encontre d'adversaires politiques, ont défrayé régulièrement la chronique.
Suite à l'assassinat de toute une famille, en juillet 1981 à Auriol, perpétré par un groupe de militants radicalisés d'une section locale du SAC convaincus de la trahison de leur chef, une commission d'enquête parlementaire fut chargée d'établir qu'elles avaient été les activités du SAC depuis sa création. Les investigations menées et les documents rassemblés ont, en juin 1982, conduit la commission "à conclure que le SAC, par sa nature, par son organisation et par son orientation a été inéluctablement entraîné à exercer des activités hors de la loi". L'enquête a révélé une importante proportion de policiers parmi les adhérents du SAC. Le propre garde du corps du général de Gaulle, commissaire de police, fut le président de cette organisation, de 1960 à 1969, date à laquelle le général quitta le pouvoir.
Contrairement à l'idée reçue, de Gaulle n'était pas en dehors de la mêlée mais plongé en son cœur. Les pleins pouvoirs accordés par l'Assemblée nationale lui ont permis de réaliser son dessein d'imposer la constitution dont il avait rêvé en solitaire au lendemain de la seconde guerre mondiale. Où il s'est taillé la part du lion.