Nous y sommes : Theresa May, le Premier Ministre britannique vient officiellement d’activer l’article 50 qui permet au Royaume-Uni (RU) de se retirer de l’Union Européenne (UE), plus de neuf mois après la défaite du camp des pro-européens le 23 juin dernier. Nombreux sont ceux, d’un côté comme de l’autre de la Manche, qui affichent leur contentement et qui attendent beaucoup de ce départ. Pour d’autres, c’est plutôt la nostalgie de voir une sœur ennemie favorite définitivement quitter le foyer familial.
Que diront les historiens de ces quelques 44 années passées par le Royaume-Uni au sein de l’UE ? Verront-ils ces années comme une erreur prévisible expliquant combien de Gaulle avait raison de lui refuser par deux fois l’entrée de la CEE parce qu’elle était d’esprit insulaire, trop tournée vers les Etats-Unis et le Commonwealth. Il est vrai que, dès le départ, les britanniques n’ont pas compris le projet européen et n’ont jamais adhéré à l’idée d’une Europe politique. Ils sont devenus membres sur une forme de malentendu, l’idée d’un marché commun dominant les esprits. Le premier référendum sur le maintien ou non dans la Communauté Economique Européenne en 1975 n’avait-il pas comme question : « Voulez-vous rester dans la CEE ? ». Cette drôle de question laissait de côté l’essence du projet des pères fondateurs européens et poussait à une réponse résolument positive. A l’époque, 65% de la population vota en faveur du maintien, y compris le chef de l’opposition, Margaret Thatcher. Très vite, les britanniques se sentirent poussés dans un projet qu’ils n’avaient pas choisi et qui était contraire à leur nature. A coup de rabais au budget communautaire en 1984 et de plusieurs clause d’exemptions, ils ont pu se forger une Europe à la carte mais il faut regarder ces moments sous un autre angle.
Le départ des britanniques de notre UE est un moment de tristesse car, en dépit de tout ce qui sera dit ces jours-ci et dans les deux années qui viennent, ils ont marqué notre histoire européenne et ils restent nos voisins vers lesquels nous savons pouvoir nous tourner en cas de crise profonde. Leur ambivalence à l’égard du projet européen doit être nuancée et leurs contributions reconnues.
Certes, les britanniques n’ont jamais souhaité une intégration politique et monétaire mais leur désir pour l’UE a toujours été d’être un espace d’échange contribuant au développement de l’Europe communautaire. Margaret Thatcher, dont le fameux discours de Bruges de 1988 reste le grand discours eurosceptique de la Dame de Fer, ne fut opposée à la centralisation de l’UE et à l’idée d’une Europe fédérale que parce qu’elle y voyait la fin des Etats souverains et la dissolution des identités nationales. A ses yeux, la CEE ne pouvait devenir un nouvel Etat – comme une nouvelle couche de bureaucratisation au-dessus des Etats de l’Union – qui viendrait déséquilibrer l’Europe, imposer une monnaie commune sans filet de sécurité, voire penser une Europe de la défense en dehors de l’OTAN.
A l’aune du départ des britanniques de notre UE, le discours de Bruges se révèle bien plus modéré et pragmatique en faveur de l’Europe qu’il n’a souvent été lu. Thatcher n’écrivit-elle pas en conclusion, « Que l’Europe soit une famille de nations, se comprenant mieux et s’appréciant les unes les autres, faisant davantage ensemble mais ne savourant pas moins ses identités nationales que son entreprise commune. Ayons donc une Europe qui joue tout son rôle dans le monde, qui se tourne vers l’extérieur non vers l’intérieur, et qui préserve cette Communauté atlantique – cette Europe de part et d’autre de l’Atlantique – qui est notre premier héritage et notre plus grande force ». D’aucuns diront que Thatcher tentait seulement d’appliquer son néolibéralisme à une grande Europe en libérant avant tout le marché du travail et en privilégiant le déplacement des personnes, mais il ne faut pas ignorer l’autre versant de ces idées tirées cette fois d’Adam Smith et de la fin du XVIIIe siècle, pour qui le développement du marché peut, plus rapidement que le politique, libéraliser les peuples. C’est aussi ce message qui était envoyé à une Europe à la veille de la Chute du Mur.
Que dire de la suite ? Les exemptions au traité de Maastricht en 1992, avec la possibilité pour le RU de ne pas adopter la monnaie unique, le volet social (1993), ou encore le maintien du contrôle aux frontières (1997) ont définitivement donné l’image d’un Royaume récalcitrant à l’égard de l’UE. Et pourtant, si le RU a été un partenaire exigeant, il a aussi toujours joué le jeu de l’UE et suivi les règles, bien mieux que la France par exemple. Le Royaume a dû s’adapter à un système politique et juridique qui lui était profondément étranger, à la fois parce que devenir membre de la CEE en 1973 remettait dangereusement en question le principe fondamental de souveraineté parlementaire mais aussi parce qu’il lui fallait transposer la législation européenne dans son droit interne, de nature coutumier. N’en déplaise à beaucoup, le RU l’a souvent fait plus rapidement que certains pays de l’UE.
Dès lors, il faut voir que la tension entre le RU et l’UE a surtout été et avant tout, de nature politique, ce qui ne l’a pas aidée à forger des alliances au sein des structures européennes – elles aussi différentes de la façon de vivre la confrontation politique au sein de la Chambre des Communes outre-manche.
Que restera-t-il du passage britannique au sein de l’UE ? Avant tout leur soutien à la libéralisation du marché commun et la défense du libre-échange avec un pragmatisme très anglo-saxon visant à s’opposer à toutes formes de réglementations trop contraignantes. Mais, peut-être plus important encore, c’est par leur refus de voir leur souveraineté nationale leur échapper que les britanniques ont tiré la sonnette d’alarme d’une EU trop présente, trop bureaucratique et surtout trop peu démocratique. Leur désir de voir s’imposer le dialogue intergouvernemental au sein de l’UE a pu être entendu car ils étaient des partenaires suffisamment forts. Qui le dira avec suffisamment d’éloquence, de réalisme et de courage maintenant ? Et qui pourra s’opposer au couple franco-allemand avec assez d’assurance pour faire entendre la voix de certains petits pays ?
Alors, Goodbye, dear Britain et surtout bonne chance pour les deux ans qui viennent car c’est aussi notre future UE qui va se dessiner dans les échanges nombreux qui vont avoir lieu. Sans la perfide Albion, celle que les Français adorent détester, c’est bien toute l’UE qui sera affectée. C’est bien nous, les citoyens européens, qui seront les enfants de ce divorce.