Tu as tout-à-fait raison. Il est tout-à-fait utopique d’imaginer qu’on paye les femmes et les hommes de manière égalitaire, ce qui suffirait à financer une énorme partie de ces dépenses de la sécurité sociale. Bien plus réaliste, est de dire, notamment, que les gens et gentes devraient recevoir une retraite en proportion de leur espérance de vie. Les femmes donc, qui en effet gagne 76 centimes pour chaque euro gagné par les hommes, à travail égal, devraient oublier leur espoirs “utopiques”: soyons réalistes, exigeons le néolibéralisme, et assurons-nous que ces individuEs qui n’ont que trop tendance à vivre 6 ans de plus que les hommes, en moyenne, travaillent plus longtemps. Le réalisme, ou comment faire travailler plus et plus longtemps pour gagner moins, y compris pour celles et ceux qui osent espérer autrement.
Tu as tellement raison, que si l’on considère la probabilité que la génération à laquelle j’ai le tort d’appartenir (en plus d’être une femme, décidément je les accumule!), devienne la première depuis la révolution industrielle à voir son espérance de vie diminuer (à l’exception des générations ayant traversé des guerres), on pourrait aussi songer sérieusement à te remettre au travail.
Oui, toi ô baby boomer si réaliste, qui illumina généreusement ma lanterne quant à mon utopisme déraisonnable et totalement aberrant, telle une jeune dégénérée. Après tout, ces temps-ci tu voyages, tu peins, tu jardines, tu reprends tes études (tant qu’elles sont encore gratuites en France, autant t’assurer de coûter comme tout bon étudiant qui se respecte et étudie pour trouver un travail, pas loin de 14 000 euros par an à l’Etat). En gros, tu ne sers à rien. Enfin du point de vue du réalisme néolibéral, c'est vrai quoi, tu ne produis plus, et il est probable que tu vives plus longtemps que moi, à la fin. Tu pourrais bien te remettre au travail. Bien sûr, réalistement, il s'agirait de travailler en proportion de ton espérance de vie sans doute supérieure à la nôtre, nous qui avons le tort d’être des petits jeunes. Seul problème, je te l’accorde, c’est qu’il s’agit de probabilité: après tout, nous ne sommes pas encore morts (quoique, à force de vouloir nous faire marcher au pas, l'épuisement guette). Les espérances de vie révèlent la moyenne d'âge des gens et gentes qui meurent à un moment T.
Mais les paris peuvent être pris assez aisément: il est vrai que l’immense majorité d’entre nous devons faire face à des conditions de vie plus difficiles et plus précaires que celles qui furent les tiennes, au même âge. Regarde autour de toi, ô baby boomer des classes bourgeoises, et constatons ensemble que tes enfants, bien qu'elles et ils aient fini bourgeois-es comme toi (reproduction sociale, c'est-à-dire réalisme, oblige), qui ont désormais la trentaine ou un peu moins, et leurs ami-e-s du même âge, n'ont rien des adultes ô combien matures, et dirais-je (oserais-je?), normaux, que toi et tes potes, étiez au même âge: elles et ils ne sont pas propriétaires de leurs beaucoup trop humbles demeures, elles et ils font des enfants plus tard que ce qui fut la procréation de ta génération, et encore, quand elles et ils en font (il paraîtrait que nombre d'entre eux ont des soucis de ce côté là, soit qu'elles et ils ne veuillent ou ne puissent pas se reproduire pour cause de précarité, ou bien au vu des guerres nucléaires et crises climatiques qui les guettent ou sont déjà en cours, ou bien encore parce qu'à force de grandir et vieillir parmi les modificateurs endocriniens, ces gros perdant-e-s immatures et utopistes auraient du mal à concevoir!). Et puis enfin, comble du comble, elles et ils n'arrivent pas, ces feignant-e-s, à obtenir de CDI... ! Et ce, avec un accès moindre à la santé, et une exposition aux pollutions de toutes sortes, tout au long de leurs vies minables, bien plus importantes que celles que tu as subie, toi qui a grandi juste avant l’explosion de la révolution verte, et suffisamment de temps après la guerre, ô génération bénie et ô combien réaliste, sage, bref, normale. En somme, monsieur l'ambassadeur de la réalité, vous nous avez bien trop gâté-e-s. Par ailleurs, si on anticipe les aggravations des inégalités, violences et conditions générales de vie encore plus vastes, qui surgiront certainement et émergent déjà, grâce au réchauffement climatique dont toi et tes comparses générationnelles avez eu depuis longtemps connaissance (à partir des années 80, lorsque nous autres avons eu le tort de naître), mais pour lequel tu ne fais pas partie de la minorité qui a voulu tenter de changer le cours des choses, … On parie? Tu me donnes combien, 65, 70 ans? Oh allez, disons 75, mais c'est bien parce que je suis une femme.
Et puis, soyons réaliste, exigeons le néolibéralisme, soyons logique, poursuivons ton anti-utopisme. Lorsque les baby boomers comme toi étaient actif-ve-s et décidaient de procréer, de nous pondre, nous autres milléniaux bien trop gâté-e-s et numérisé-e-s, les revenus du travail constituaient plus de 70% du PIB, et les revenus du capital, donc, moins de 30%. Et pour nos naissances à partir des années 80, ô benediction du réalisme capitaliste, ces proportions sont passées à environ 65% contre environ 35%. Donc, en tant que salarié, tu as été bien trop payé, pendant les années 70 et 80. Après, point n'est besoin d'embêter nos très occupé-e-s patron-ne-s, détenteur/rice/s du capital: la différence se joue entre nous: nous pourrions tout simplement, réalistement, calculer la difference, ainsi que les arriérés de contributions à la sécu, et vous baby boomers, soyons realistes, pourriez nous rembourser (nous accepterions bien sûr, dans notre grande magnanimité, les paiements échelonnés).
En espérant que grâce à ces quelques réflexions, la lumière soit un peu faite sur ce qui relève véritablement de l’utopie, en effet, et ce qui appartient à la catégorie du réalisme, puisses-tu accepter, cher baby boomer ô combien réaliste, l’expression de ma nostalgie: en effet, il est bien dommage que je ne dispose pas d’archives de tes discussions avec tes propres parents, à l’époque où tu fumais des joints et portais les cheveux longs (sans vraiment participer à quelque politique que ce soit, faut pas exagérer, ça c’était les ultras-minoritaires utopistes de ta génération), et où j’imagine bien ton désarroi, face aux leçons de morale, aux haussement d’épaules, à la manière condescendante dont la génération qui avait grandi pendant la guerre t’expliquait que tu racontais n’importe quoi, même quand tu ne leur confiais même pas le dixième du centième de ce à quoi tu rêvais vraiment - sans rien foutre bien sûr, pour faire de ce rêve, une réalité. Non, soyons sérieux, il y a le rêve, et il y a la réalité: il s’agit de catégories hermétiquement séparées dont l’une ne saurait transformer l’autre. M’enfin. Soyons réalistes: exigeons le néolibéralisme!
PS: ne t'en fais pas, je sais bien ce que pourrait représenter le néofascisme, cette radicalisation du néolibéralisme, née de la chair à canon de ce dernier, donc oui, je vais aller "faire mon devoir de citoyenne" le 7 mai, rassure toi, et je vais voter pour ton idôle ô si réaliste. Et désormais que tu m'as convaincue d'abandonner mon utopisme nauséabond, désormais que tu m'as, par dessus le marché (enfin depuis les grandes lois morales du marché) fait la leçon sur ce grand danger fasciste et ma responsabilité pour y faire barrage, je serai même contente d'aller voter moi aussi, avec enthousiasme et par adhésion, ecstatique, même, et emboîtant le pas de mes modèles, mes mentors, bref, les gens et gentes comme toi, réalistes. Moi qui m'apprêtais à approcher l'isoloir avec la nausée et les larmes aux yeux, la colère dans la gorge et une envie d'hurler plus grosse que moi, en faisant la liste dans ma tête, de tout ce qu'il faudrait faire pour résister aux néofascismes, à commencer par la résistance au néolibéralisme, tu m'enlèves vraiment un gros poids, me voilà soulagée. Merci. J'espère avoir bien saisi ta logique implacable, et que tu seras fier de moi. Non seulement je joindrais donc la marche, grâce à cette réaliste mise au pas, mais il s'agira en plus, d'un pas de course!
... augurant de nouveaux bruits de bottes dans cinq ans?
NB: toute ressemblance caricaturale ou parodique du billet ci-avant avec l'idéologie d'une partie d'une génération existante ou ayant existé, ne serait que le fruit des temps qui courent (beaucoup trop vite), de sorte que ce qu'ils et elles appelent "réalité" dépasse la fiction dystopique.