La mondialisation, selon le géographe Laurent Carroué, se définit comme « le processus historique d’extension progressive du système capitaliste dans l’espace géographique mondial », autrement dit un phénomène d’intégration planétaire des économies, des sociétés et des territoires à travers des flux multiples de marchandises, de capitaux, d’informations et de personnes. Loin d’être un processus uniforme, elle constitue un système profondément asymétrique, où les territoires ne participent pas de manière égale aux dynamiques d’interdépendance. Cette dimension inégalitaire est au cœur de la pensée de l’économiste Samir Amin, pour qui la mondialisation contemporaine n’est autre que la forme actuelle d’un capitalisme mondialisé structuré par la polarisation centre/périphérie. Dans cette lecture, le monde est organisé autour de puissants centres dominants principalement occidentaux qui concentrent les richesses, les capacités de décision et les moyens technologiques, tandis que les périphéries demeurent reléguées à des fonctions subalternes dans la division internationale du travail. Ainsi envisagée, la mondialisation apparaît moins comme un mouvement d’unification que comme un système hiérarchisé, produit d’un rapport de forces historique entre les États, les entreprises et les institutions internationales.
Or, depuis plusieurs années, de nombreux chercheurs s’accordent à diagnostiquer un reflux de ce processus : montée du protectionnisme, fragmentation des chaînes de valeur, crise du multilatéralisme, affirmation de puissances régionales et remise en cause de l’universalité du modèle occidental. Ces mutations invitent à repenser le modèle de mondialisation tel qu’il s’est imposé depuis la fin de la Guerre froide. Il ne s’agit plus seulement d’en constater le déclin, mais d’en interroger la construction, les institutions qui l’incarnent, et les modalités selon lesquelles s’articulent aujourd’hui les rapports économiques et politiques à l’échelle mondiale.
Le système international contemporain, souvent assimilé à la domination de l’Occident, appelle une réflexion renouvelée : comment peut-on véritablement le définir ? Faut-il encore penser le monde selon le clivage classique Nord/Sud, ou plutôt à travers l’idée d’un espace fragmenté,multipolaire, où s’affaiblit progressivement l’hégémonie étatsunienne ? Ce billet propose d’apporter des éléments de réponse à ces interrogations.
Mondialisation = expansion du capitalisme
Il serait réducteur d’appréhender la mondialisation comme un processus unilatéral, tant elle se manifeste avant tout comme une dynamique complexe de structuration et de hiérarchisation du monde. Si l’on peut y voir une forme d’universalisation des échanges et des interdépendances, elle se distingue surtout par sa capacité à organiser et à reproduire les rapports de domination. Il ne serait sans doute pas pertinent de remonter jusqu’aux origines les plus lointaines de ce phénomène ; toutefois, les travaux de l’historienne américaine Joyce Appleby offrent un éclairage décisif sur les conditions de son émergence. Selon elle, la mondialisation ne trouve pas son origine dans la colonisation des Amériques, mais bien dans l’essor des dynamiques marchandes hollandaises et anglaises, annonciatrices de la modernité économique.
À cet égard, Fernand Braudel rappelait avec justesse que le « système-monde » n’était, au fond, que l’extension de l’« économie-monde », autrement dit du capitalisme. On pourrait dès lors considérer la mondialisation comme l’expression historique de l’avènement du capitalisme. Une telle lecture resterait toutefois incomplète, car elle ignorerait l’existence de formes antérieures de gouvernance et de régulation internationales.
Ce qui confère néanmoins au capitalisme son rôle de moteur central de la mondialisation, c’est sa capacité intrinsèque à renouveler sans cesse les mécanismes de domination et à redéfinir les rapports de force économiques. L’accumulation du capital se présente ainsi comme la dynamique structurante des échanges à l’échelle planétaire. Pour reprendre les enseignements de Karl Marx, la mondialisation peut dès lors être envisagée comme un processus supra-structurel d’organisation des moyens de production et du travail, articulant dans une même logique l’économie, la politique et les rapports sociaux de domination.
Le déclin de l’état : avènement du néolibéralisme
Les deux guerres mondiales du XXᵉ siècle ont profondément renouvelé les formes de gouvernance mondiale et consacré l’émergence de deux nouveaux pôles de légitimité politique et économique. L’ordre bipolaire issu de la guerre froide inaugure un nouvel espace de rivalités, et constitue sans doute le seul moment de contestation systémique du processus d’expansion de l’« économie-monde » tel que le concevait Fernand Braudel. Cette période marque également l’avènement d’une nouvelle lecture du capitalisme, fondée sur la mise en œuvre de politiques keynésiennes destinées à encadrer les cycles économiques et à limiter les effets déstabilisateurs du marché.
Dans le même temps, les processus de décolonisation qui s’amorcent ne signifient pas pour autant la disparition des rapports de domination : ils se recomposent selon des logiques renouvelées. La confrontation militaire cède la place à des formes plus diffuses de contrôle celles d’une hégémonie politique et économique exercée dans les espaces anciennement colonisés, à l’image des relations France-Afrique ou de la Doctrine Monroe en Amérique latine. Le modèle fordiste-keynésien domine alors la scène mondiale, les puissances industrielles trouvent un intérêt à garantir un développement limité de leurs zones d’influence afin de préserver des débouchés pour leurs marchandises et de maintenir l’équilibre de leur appareil productif fondé sur la demande publique.
Toutefois, pour comprendre la mondialisation, encore faut-il identifier ceux qui l’organisent. Des penseurs tels que Samuel Huntington et Francis Fukuyama, figures emblématiques du courant conservateur américain, ont interprété l’essor des États-Unis comme celui d’une puissance hégémonique universelle, destinée à imposer son modèle au reste du monde. Cette lecture, cependant, est partiellement contredite par plusieurs épisodes majeurs de l’économie mondiale. Les chocs pétroliers des années 1970, notamment, ont révélé la capacité de certains États du Sud à infléchir les mécanismes de domination économique, infligeant un premier revers à la diplomatie de connivence des puissances occidentales.
C’est dans ce contexte que s’affirme la puissance du secteur privé, cœur du modèle néolibéral conceptualisé par Friedrich Hayek et Milton Friedman, puis mis en œuvre par Ronald Reagan et ses successeurs. L’idéologie néolibérale repose sur la croyance en la toute-puissance du marché : elle prône la dérégulation, le retrait progressif de l’État des champs de l’économie politique, et la promotion des firmes transnationales comme moteurs du développement.
Néanmoins, expliquer la mondialisation par la seule évolution des paramètres macroéconomiques ne permet pas d’en saisir la pleine complexité, ni de comprendre la manière dont les acteurs publics et privés y prennent part.
Un hégémon incomplet
On pourrait qualifier la puissance américaine de semi-hégémonique :bien que la prééminence du dollar demeure incontestée dans les échanges, la libéralisation progressive des régimes nationaux modifie la donne. La configuration contemporaine de la mondialisation tend ainsi à réduire le champ d’action des responsables politiques nationaux au profit des forces économiques transnationales.
Cette recomposition du pouvoir érode peu à peu la confiance des citoyens envers la démocratie représentative et alimente l’émergence de discours complotistes ou de nouveaux acteurs politiques prônant un autocratisme oligarchique.
Donald Trump apparaît dès lors comme une conséquence historique des déséquilibres structurels du système international. Héritier du choc Nixon, produit des choix de Harry Truman et des institutions de Bretton Woods (FMI, Banque mondiale), ou encore ONU dont les dispositifs de pondération et de représentation demeurent incomplets.
Nouvelle gouvernance
Certes, les nouvelles configurations de la mondialisation ne sauraient être attribuées aux seuls choix économiques des États-Unis. Toutefois, ces derniers en constituent le socle principal, tant ils ont accompagné et structuré le passage d’un modèle industrialiste autocentré à une économie fondée sur la délocalisation des processus productifs et la domination de la finance. Cette mutation s’est traduite par un afflux massif de capitaux étrangers en quête de rendements élevés, révélateur d’une dynamique d’expansion extravertie du capitalisme contemporain.
Selon l’économiste français Robert Boyer, figure du courant de la régulation, cette transformation trouve son origine dans le passage aux taux de change flexibles après 1971. Ce tournant marque l’entrée dans une ère où l’État, jadis acteur central de la régulation économique mondiale, délaisse progressivement son rôle d’arbitre pour endosser celui de partenaire subordonné des firmes transnationales.
Plus précisément, c’est le changement de paradigme monétaire qui consacre cette nouvelle configuration. La disparition du régime de taux fixes, censé garantir l’autonomie des politiques monétaires nationales, a paradoxalement rendu ces dernières dépendantes des marchés financiers, devenus acteurs déterminants de la structuration de la mondialisation. En conséquence, les États ont progressivement perdu la maîtrise de leurs instruments de politique monétaire, et, par ricochet, de leurs politiques fiscales. La libéralisation quasi totale des mouvements de capitaux a conduit à une concurrence fiscale généralisée, entraînant une baisse continue de l’imposition du capital et, inversement, un renforcement de la fiscalité pesant sur les actifs liés au territoire national.
Libertarianisme trumpien et crise de l’hegemon incomplet
Pour reprendre le théorème de Thucydide, la nouvelle phase de la mondialisation illustre comment l’essor d’acteurs puissants engendre à la fois des inquiétudes et des crises qu’ils contribuent eux-mêmes à créer. La logique du libre marché, censée réguler les échanges par elle-même, se heurte désormais à ses propres limites, confrontée à l’expansion dans un monde aux ressources finies et à un ordre international dérégulé et vorace.
La domination nécessaire à cette expansion exige des compromis stratégiques, comme le souligne Donald Trump lorsqu’il observe que la guerre n’est pas favorable aux affaires, référence directe aux effets économiques désastreux de la guerre du Vietnam sur les États-Unis. Dans ce contexte d’économie extravertie, l’État se retrouve au centre de toutes les interrogations, car son évolution conditionne désormais la structuration des relations internationales. Si le capitalisme perdure, c’est désormais le cadre néolibéral qui remet en cause l’ordre mondial traditionnel. Selon Yanis Varoufakis, ancien ministre des finances grec, un nouvel ordre se met en place, organisé autour de la toute-puissance de structures omniprésentes : celles qui contrôlent les technologies de l’information et de la communication, ainsi que l’ensemble des réseaux mondiaux, essentiels pour orchestrer la circulation des capitaux et des informations.
Arnaud Orain apporte une dimension historique à cette analyse en étudiant les stratégies des compagnies des Indes, véritables architectes d’un monde organisé en réseaux. Ces réseaux, à l’époque, étaient de nature régionale, et il est possible d’établir un parallèle avec la configuration actuelle : les acteurs économiques de la mondialisation tendent aujourd’hui à se replier sur leurs espaces géographiques et sur leurs anciennes zones d’influence. Cette dynamique se manifeste à la fois dans le contrôle des nouvelles technologies de l’information et de la communication par les puissances occidentales et dans la mise en œuvre de la stratégie des nouvelles routes de la soie par la Chine.
Ces deux logiques entrent en tension, voire en conflit, illustrant la persistance d’une compétition entre réseaux économiques et géopolitiques, chacun cherchant à protéger ses zones d’influence tout en conservant sa capacité à organiser les flux mondiaux de capitaux et de ressources. On observe ainsi un glissement majeur : d’un monde en réseau asymétrique, dominé par les États après 1945, on passe à un univers façonné par ceux qui régulent les flux financiers et structurent les réseaux économiques. Ce phénomène marque le retour de formes d’organisation structurelles anciennes tout en renouvelant la contestation du monopole des États sur les instruments régaliens et les leviers de l’économie politique. Pour reprendre les analyses de l'économiste Cédric Durand, ce sont désormais ces nouveaux détenteurs des moyens de coercition économique et financière qui structurent le pouvoir mondial, reléguant l’État à un rôle secondaire dans la régulation de l’ordre global.
Comment penser la mondialisation ?
L’émergence des grandes firmes comme acteurs centraux transforme profondément les systèmes politiques. C’est la logique de l’accumulation qui domine : la détention du patrimoine confère le contrôle des flux économiques. Il est frappant de constater qu’en France, la part des acteurs privés dans l’économie a augmenté de façon exponentielle depuis l’arrivée d’un personnel politique voué à optimiser l’organisation de l’État. Cette accumulation a engendré de nombreuses contestations, comme lors de la crise des subprimes et de la crise de l’euro qui a suivi. Il devient alors nécessaire de désigner des responsables pour les maux qui touchent les populations marginalisées. Ces responsables sont souvent externalisés et attribués à l’étranger, victime de la circulation excessive des capitaux. Cela conduit à une recrudescence de nationalismes exacerbés, censés répondre aux crises induites par les structures de domination économique. La mondialisation leur est d’autant plus favorable qu’ils peuvent s’appuyer sur des technologies de l’information et de la communication (NICT) puissantes, capables d’organiser et de normaliser les comportements culturels et sociaux.
Vers quel monde allons-nous ? L’effondrement de l’URSS a convaincu les décideurs qu’il n’existait plus d’alternative à l’expansion de l’économie-monde et à sa voracité. La seule divergence demeure dans le rôle que l’État doit jouer dans la gestion des affaires. Est-ce suffisant pour imaginer un système mondial renouvelé ? Le communisme, dans sa forme politique, avait au moins le mérite de contester une logique d’organisation de la vie humaine devenue épuisante. L’hydre de l’accumulation continue de faire pousser de nouvelles têtes, et il devient de plus en plus difficile d’en envisager l’arrêt.