Les Antilles françaises, en particulier la Martinique et la Guadeloupe, incarnent avec acuité le désintérêt croissant de l’État central à l’égard de ses territoires ultramarins. À l’automne 2024, la Martinique a été le théâtre de manifestations d'une rare intensité, symptôme d’un ras-le-bol structurel plus que conjoncturel. Les revendications portaient avant tout sur la cherté insoutenable de la vie, devenue une constante pour les habitants. Les écarts de prix avec l’Hexagone sont vertigineux : entre 30 et 41 % de plus pour les produits alimentaires courants, 10 à 15 % pour l’achat d’un véhicule neuf, et jusqu’à 25 % pour les pièces détachées automobiles. Une inflation d’autant plus insupportable qu’elle ne s’accompagne d’aucune compensation salariale ou politique d’aménagement adaptée.
Ces disparités économiques révèlent un mal plus profond. Une marginalisation persistante des populations ultramarines au sein du système socio-économique national. La départementalisation, mise en œuvre dans les années 1960, devait théoriquement garantir l’égalité républicaine en transposant les droits sociaux, les infrastructures et les services publics métropolitains dans ces territoires. Il s’agissait, selon les termes mêmes du général de Gaulle, de faire des Antilles des départements à part entière, et non entièrement à part. Or, cette promesse républicaine s’est largement dissoute dans les lenteurs administratives et les politiques inadaptées. Aujourd’hui encore, près d’un quart de la population vit sous le seuil de grande pauvreté, un chiffre alarmant qui témoigne non seulement d’un échec politique, mais aussi d’un abandon moral.
Une nouvelle volonté politique ?
Certains observateurs saluent néanmoins l’implication récente de l’État, en particulier à travers l’action de son ministre des Outre-mer, Manuel Valls. Sa tournée dans plusieurs territoires antillais a été présentée comme le signe d’un engagement renouvelé. L’ancien Premier ministre y a réaffirmé sa volonté de favoriser une plus grande autonomie économique des Antilles, en misant notamment sur le développement de la production locale et la souveraineté alimentaire. Cette déclaration prend un relief particulier en Martinique, où plus de 80 % des denrées consommées sont encore importées, creusant un peu plus la dépendance structurelle de l’île à l’égard de la métropole.
Mais derrière cette ambition affichée se cache une réalité moins consensuelle, que les discours politiques éludent volontiers. Car si les territoires antillais disposent indéniablement d’un potentiel agricole, encore faudrait-il que leurs sols soient aptes à produire durablement. Or, pendant près de deux décennies, ces terres ont été massivement contaminées par le chlordécone, un pesticide organochloré interdit aux États-Unis dès 1976, mais dont l’utilisation a été prolongée aux Antilles françaises jusqu’en 1993. Les conséquences environnementales et sanitaires de cette contamination sont catastrophiques pour les différents écosystèmes insulaires. Les sols, les rivières, les nappes phréatiques, les mangroves — véritables poumons écologiques et viviers de biodiversité — sont imprégnés de cette molécule toxique. On en retrouve des traces dans les cultures vivrières, les produits de la mer, et jusqu’au sein des organismes humains. La pollution, selon les estimations scientifiques, pourrait persister plusieurs siècles.
Ce désastre n’était pourtant pas imprévisible. Dès 1979, l’Organisation mondiale de la santé alertait sur les risques majeurs que représentait l’usage prolongé de tels pesticides pour la santé publique et l’équilibre des écosystèmes. Malgré ces avertissements, l’État français a délibérément choisi de faire primer les intérêts économiques des grands planteurs, majoritairement issus de l’ancienne classe békée, sur la sécurité sanitaire des populations antillaises.
Dès lors on s’interroge sur l’action du ministre des Outre-mer. Est-elle réellement différente de ce qui a été produit jusqu’à maintenant ? Rien ne permet de l’affirmer. Lorsqu’il parle d’intégration régionale et d’autonomie, doit-on véritablement considérer cela comme une réponse aux aspirations des Antillais ? Rien n’indique que ces annonces s’accompagnent d’un changement de méthode ou de regard. Les discours évoluent, les termes se modernisent, mais les logiques de décision restent les mêmes : centralisées, descendantes, détachées des réalités locales.
Intégration régionale ou désintéressement ?
De prime abord, il est vrai qu’un positionnement en faveur d’une régionalisation plus poussée pourrait, en partie, répondre aux préoccupations économiques et sociales des Antillais. Ces territoires partagent, avec le reste de la Caraïbe insulaire, un socle historique et structurel commun. On y retrouve un passé façonné par l’esclavage, l’engagisme, mais aussi par la mise en place d’économies primarisées, longtemps centrées sur les cultures de rente (canne à sucre, café) avant d’être réorientées vers une spécialisation touristique. Ce vécu partagé ne se limite pas à l’histoire. Il continue de se traduire par des réalités économiques et sociales similaires, marquées par la dépendance extérieure, l’exportation brute de ressources et une vulnérabilité forte aux crises mondiales.
Économiquement, il y a la promesse de nouveaux débouchés. Pour le secteur alimentaire, cela passerait par une remise en cause des normes restrictives imposées par l’Union européenne, notamment en matière de taxes. Dans le secteur touristique, cela pourrait permettre aux compagnies locales de développer plus assidûment leurs réseaux au sein de la région, sans dépendre uniquement de la métropole ou de l’Amérique du Nord. Politiquement, une intégration régionale plus poussée pourrait être pertinente, notamment face aux problématiques environnementales et climatiques propres à la zone caribéenne. L’échange de pratiques politiques pourrait permettre une adaptation plus efficace des territoires et de leurs économies. C’est du moins, en pratique, ce qui est avancé.
Ce qui est rarement dit, c’est que des dispositifs comme l’OECO (Organisation des États de la Caraïbe orientale) ou la CARICOM (Communauté caribéenne) se sont construits dans des logiques largement néo-libérales. L’objectif principal de ces organisations a été de favoriser la libre circulation des biens, des services, des capitaux et des personnes au sein de la région, en s’appuyant sur la création d’un marché unique et, dans le cas de l’OECO, sur l’adoption d’une monnaie commune, l’Eastern Caribbean dollar (EC$), indexée sur le dollar américain. Ces structures régionales ont donc été pensées, dès l’origine, comme des espaces de libéralisation économique, plus que comme des instruments de transformation sociale ou de redistribution.
Dès lors, toute ambition d’intégration régionale des territoires français de la Caraïbe comme la Martinique ou la Guadeloupe suppose de clarifier la nature de cette intégration. S’agit-il simplement de s’aligner sur les mécanismes de marché existants, au risque de renforcer les logiques de concurrence et d’inégalités déjà à l’œuvre ? Ou bien envisage-t-on une forme d’intégration qui tiendrait compte des vulnérabilités structurelles de ces territoires, de leurs histoires sociales, et de la nécessité de repenser un modèle de développement plus équitable ?
Des mesures allant dans le sens de l’intégration régionale ont déjà été engagées, notamment avec la loi Letchimy de 2016, qui vise à renforcer l’insertion des collectivités d’outre-mer dans leur environnement régional. À cela s’ajoute le renouvellement de l’action internationale des collectivités territoriales, encouragées à établir des partenariats avec leurs voisins caribéens. Plusieurs dispositifs bilatéraux ont également été mis en place, parfois dans le cadre de coopérations techniques ou culturelles, parfois à travers des accords institutionnels.
Pourtant, les données les plus récentes, en particulier celles qui concernent l’engagement régional effectif de la France dans la zone caribéenne, contredisent largement les annonces politiques. Les outils censés appuyer cette dynamique, comme l’aide au développement ou la coopération décentralisée, sont en net recul. Dans certains cas, ils stagnent, dans d’autres, ils disparaissent progressivement du paysage institutionnel.
L’aide au développement, lorsqu’elle existe, reste marginale et faiblement structurée à l’échelle régionale. Elle ne s’inscrit pas dans une logique de partenariat égalitaire, mais dans un schéma vertical, orienté par des priorités définies depuis Paris. Quant à la coopération décentralisée, elle repose presque exclusivement sur l’initiative des collectivités locales, qui manquent souvent de moyens financiers, d’appui technique, et d’un cadre clair pour inscrire leurs projets dans la durée.
La réalité face aux promesses
En attendant que le ministre des Outre-mer dévoile les contours définitifs de son projet pour les Antilles, plusieurs interrogations demeurent. La promesse d’une autonomie accrue et d’une intégration régionale suppose, en toute logique, des engagements plus clairs et plus soutenus de la part de l’Hexagone. Cela implique notamment un usage renforcé des outils évoqués précédemment (aide au développement, coopération décentralisée, dispositifs bilatéraux) dont l’efficacité reste à démontrer.
Pourtant, le contexte socio-économique général ne laisse que peu de place à l’optimisme. Les différentes propositions budgétaires du gouvernement ces dernières années confirment une ligne claire : réduire les dépenses publiques pour contenir une dette nationale en augmentation constante. Dans ce cadre, il est peu probable que les territoires ultramarins bénéficient d’un soutien financier et stratégique renforcé, alors même que les ambitions affichées nécessiteraient l’inverse.
Sur le plan politique, une redéfinition du statut des Outre-mer caribéens pourrait apparaître comme une voie possible. L’exemple de la Nouvelle-Calédonie, où l’État a accepté d’ouvrir un processus de révision statutaire sur le long terme, est régulièrement cité comme précédent. Une telle évolution s’inscrirait dans la continuité de la volonté exprimée dès les années 1950 par Aimé Césaire, qui défendait l’idée d’une autonomie politique pour les territoires antillais. Au-delà de la simple organisation institutionnelle, cette revendication portait un enjeu plus profond : celui de la réappropriation des corps, de la terre, et du pouvoir de décision. Il s’agissait de rompre avec la logique coloniale et post-coloniale, en affirmant une souveraineté symbolique et sociale ancrée dans l’histoire particulière de ces territoires.
Cette orientation avait pourtant été fermement écartée par le général de Gaulle, qui voyait dans la départementalisation un aboutissement, et non une étape transitoire vers l’autonomie. La perspective d’une décolonisation politique, même partielle, fut réprimée, tant sur le plan institutionnel que symbolique. Ce refus d’ouvrir un véritable débat sur l’autonomie a marqué durablement le rapport entre l’État et les populations antillaises. Le Général de Gaulle avait d’autres vues.
Une place importante pour l’Hexagone
Géostratégiquement, les Antilles ont longtemps occupé une place centrale dans la stratégie spatiale et militaire française. Leur position dans la Caraïbe en faisait un point d’ancrage clé pour l’État, notamment durant la guerre froide, face aux velléités d’influence des États-Unis et du bloc soviétique dans la région. La présence de bases militaires, d’installations de surveillance, et plus tard d’infrastructures spatiales comme le Centre spatial guyanais, s’inscrivait dans une logique de contrôle et de projection stratégique. L’Amérique latine, et plus encore les Caraïbes, constituaient un point névralgique des tensions entre grandes puissances. Dans ce contexte, les Antilles françaises occupaient un rôle stratégique pour l’Hexagone, à la fois comme poste avancé de présence française dans l’espace caribéen et comme levier d’ancrage diplomatique face aux dynamiques régionales pilotées depuis Washington ou Moscou. Cette position géopolitique particulière conférait aux Antilles une valeur bien au-delà de leur poids économique ou démographique.
Le déclin stratégique
L’Union soviétique a cédé sa place à la Chine, et le théâtre des tensions géopolitiques s’est déplacé vers l’Indo-Pacifique, où la France dispose d’autres leviers d’influence à travers ses territoires. Pour continuer d’exister comme un acteur majeur de cette nouvelle phase de la mondialisation, tant politique qu’économique, Paris a donc ajusté sa stratégie. Ce réalignement a des conséquences directes pour les territoires antillais, qui en pâtissent largement : le désintérêt croissant de l’État se traduit par un renforcement des problématiques déjà existantes, celles que nous avons évoquées précédemment.
Dans ce contexte, la question de l’intégration régionale ne joue pas le rôle de moteur de développement, ni celui d’un regain d’intérêt respectueux des aspirations locales. Elle apparaît plutôt comme une réponse tactique au désengagement progressif de l’Hexagone dans cette partie du monde.
Ce que l’on tait impunément
Dès lors, l’idée d’autonomie semble répondre avant tout à des enjeux internes à la métropole. À l’image des Outre-mer britanniques ou hollandais, les Antillais pourraient, à terme, se voir proposer un statut particulier, présenté comme une forme d’indépendance encadrée, notamment sur les plans fiscal, économique et juridique. En apparence, il s’agirait d’un élargissement des marges de manœuvre locales. En réalité, cette autonomie resterait largement conditionnée par une dépendance persistante vis-à-vis des anciens centres décisionnels et économiques.
Penser que des territoires de cette taille, dont les économies sont encore largement dominées par des structures monopolistiques ou para-monopolistiques, pourraient s’insérer efficacement dans un cadre de concurrence ouverte sans soutien massif est illusoire. Dans un tel environnement, d’autres acteurs disposeraient de moyens bien supérieurs, et les déséquilibres structurels déjà existants seraient aggravés. Par ailleurs, l’héritage de l’administration coloniale reste profondément ancré dans les logiques de fonctionnement des institutions publiques antillaises. Cette présence, à la fois symbolique et administrative, continue de peser sur les modes de gouvernance et limite l’émergence de modèles adaptés aux réalités locales.
Dans ce contexte, une transition vers l’autonomie, si elle n’est pas accompagnée d’un véritable transfert de compétences, de ressources et de responsabilité, ne ferait que masquer un désengagement progressif de l’État central. Les territoires seraient alors laissés seuls face à des défis économiques, sociaux et environnementaux pour lesquels ils ne disposeraient ni des outils ni de la stabilité nécessaire.
Rétablir la dignité passe par l’action républicaine
Les Antillais, comme de manière plus large les trois millions de Français qui vivent dans les territoires ultramarins, expriment d’abord la volonté simple mais fondamentale d’exister pleinement au sein de la République, tout en étant reconnus dans leurs spécificités historiques, culturelles et sociales. Il ne s’agit pas d’une demande d’exception, mais d’égalité réelle — une égalité qui prenne en compte les trajectoires singulières de ces territoires.
Cette volonté peine pourtant à trouver une écoute véritable à Paris. Le centre continue de privilégier la défense d’intérêts stratégiques, souvent portés par des groupes d’influence ou des acteurs économiques installés, dont les priorités sont étrangères aux besoins des populations locales. Ce déséquilibre est devenu une constante. Il pèse sur les consciences, il use les volontés, il entame la dignité. Il rappelle que la promesse républicaine, dans ces territoires, reste incomplète.