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Billet de blog 22 février 2015

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Les statistiques ethniques, mais pas pour les Roms !

Lors d’une intervention où je présentais un travail sur la circulation des discours xénophobes en France — à la demande de Manthia Diawara — et plus précisément sur l’instrumentalisation politique et médiatique des catégories « Africains » et « Roms », une personne dans l’auditoire, après qu’une autre eut fait mention des inévitables statistiques ethniques, m’interrogea sur ma volonté de « mettre au même niveau les Africains et les Roms ».

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Lors d’une intervention où je présentais un travail sur la circulation des discours xénophobes en France — à la demande de Manthia Diawara — et plus précisément sur l’instrumentalisation politique et médiatique des catégories « Africains » et « Roms », une personne dans l’auditoire, après qu’une autre eut fait mention des inévitables statistiques ethniques, m’interrogea sur ma volonté de « mettre au même niveau les Africains et les Roms ». Je lui rappelai alors ce que j’avais déjà dit tout au long de mon propos, indiquant qu’il s’agissait non pas d’une comparaison mais d’une analyse des constructions identitaires et de leurs répercussions : des constructions identitaires qui font que se mettent en place un certain nombre de processus discursifs xénophobes, visant plusieurs catégories instituées — qu’elles soient Rom, Africaine, Juive, Musulmane, etc.— pour les besoins de diverses instances de parole et divers intérêts selon chaque situation de communication. Le cœur du propos visait surtout à montrer combien ces catégorisations fluctuantes permettent de dénationaliser certains de nos concitoyens, c’est-à-dire les « seconde » ou « troisième » générations d’immigration, les populations « d’origine immigrée », « d’origine étrangère », ou bien encore les « gens du voyage » volontairement confondus sous le générique « Roms » avec les migrants Bulgares ou Roumains plus récents.

Or, par une insistance qui me frappa, cette même personne reprit à son compte, et pour mieux appuyer son propos, ce processus de catégorisation que j’étais justement en train de décrire : « Mais ma question c’est pourquoi les mettre en rapport. Les Africains et les Roms, il y a quand même une différence de nombre considérable en France. Parce que la question africaine, en France, elle est extrêmement grave, elle implique beaucoup de monde, notamment les enfants d’Africains qui sont pris dans une histoire coloniale qui est encore vivace. Or les Roms, c’est très grave, mais par rapport, je trouve, au legs colonial français, la question des Africains et de leurs enfants est plus dramatique parce qu’elle perdure, elle implique beaucoup de monde. C’est des millions de Français dont on parle maintenant, les Africains. »

Quelques jours après l’assourdissant silence fait, par le gouvernement, lors des commémorations d’Auschwitz, sur le génocide des Roms[1] — et quelques jours avant une intervention policière musclée visant notamment des enfants dans un bidonville du nord de la France, ignorée des médias[2] — silence(s) qui en di(sen)t long sur la position politique entérinée vis-à-vis d’êtres considérés comme « culturellement » incompatibles, la nécessité de faire un choix au prétexte d’une question de nombre apparaissait soudain comme impérative. Le nombre en tant qu’élément discriminatoire — ce même nombre requis en retour, donc instrumentalisé, pour affoler les Français face à une supposée « invasion Rom » —  associé à une lutte pour la compétition des victimes du racisme, et venu s’ajouter aux motifs et arguments que j’examinais dans une partie de mon texte sous le titre « L’Effet plumeau, ou “Comment les faire disparaître ?” » , dont voici un extrait :

« On l’aura compris, à la question : “Qu’en faire ?”, la réponse est assez simple pour une grande partie des pouvoirs publics, suivis par une partie de la population : les chasser, les évincer, les reléguer. Quitte à les spolier, quitte à s’arranger d’une élimination plus directe. Comme d’autres, ils appartiennent à la catégorie des êtres en trop, superflus dans un monde où ils n’ont pas de place et qui ne sait quoi faire d’eux… Des êtres mis au rebut pour leur épargner pire encore.

Or, en dépit du sort qu’on leur réserve, les Roumains et les Bulgares qui sont en France tâchent d’y trouver asile : ils n’ont pas d’autres choix pour survivre. Un chargé de l’ordre aura trouvé l’image à mon sens la plus expressive pour dire ce qu’il en est de ce sempiternel recommencement. Le Nouvel Observateur rapporte en effet que lors de l’évacuation du campement de la Nationale 7 à Ris-Orangis en Essonne, le directeur départemental de la sécurité publique de l’Essonne, Luc-Didier Mazoyer, chargé de l’opération, aura parlé d’ “effet plumeau” en l’expliquant ainsi : “On a beau épousseter, la poussière retombe toujours.”[3]

Cette poussière qui retombe toujours signe un échec : celui de la maintenir en l’air — de la maintenir dans une apesanteur qui la déréalise. Un subterfuge qui est un faux-fuyant, la solution de rechange pour éviter le pire : à l’instar des centres de rétention, de ces zones en dehors du visible, aux marges des lois de la République, où sont retirés à la fois de toute politique et de toute dignité des êtres dont cette même République ne sait quoi faire. Parce qu’il n’y a pas, dans la conduite actuelle des choses, d’autre choix que cette disparition faussée qui est en fait un escamotage : on escamote pour n’avoir pas pu faire disparaître davantage, c’est-à-dire plus honteusement, plus impitoyablement. La fausse sortie du pire que constitue l’escamotage, la politique de très court terme dont il est le produit, trouvent leur prétexte dans le caractère irréductible de ceux que cette conduite politique ne veut plus voir — et donc qu’elle ne peut, du coup, que voir davantage.

Une logique assez délirante et monotone à la fois, comme une hantise, se met alors en marche. Elle consiste à vouloir faire disparaître à tout prix ceux qu’on se sait incapables d’éliminer, et qui ne le veulent pas davantage. Les “Roms ” sont entraînés dans cette mécanique, cette dramaturgie sinistre, pour ne pas dire malsaine, qui tourne autour du caractère irréductible des hommes et des femmes qu’ils sont. Ce caractère irréductible, contre lequel leurs détracteurs se savent impuissants, n’est pas étranger sans doute à l’acharnement dont ils sont l’objet : face aux situations impossibles dans lesquelles ils se trouvent, la seule obstination de leur présence offre, ironiquement, le moyen de retourner cet impossible vers ceux qui les harcèlent : alors, aux impasses dans lesquelles la politique actuelle les pousse, ils opposent l’évidence des impasses de cette politique. »


[1] Jacques Debot, « Romstorie : Ni drapeau, ni dicklo*, ni micro pour évoquer la mémoire des Roms assassinés à Auschwitz », Mediapart, 29 janvier 2015.

[2] À quelques exceptions près, dont Médiapart : « Camp de roms attaqué de nuit par des hommes armés : les policiers de la BAC tirent sur les victimes », blog de JJMU, 9 février 2015.

[3] Carine Fouteau, « Invasion, délinquance, mendicité, saleté ? Tout dire sur les Roms », Médiapart, jeudi 26 septembre 2013.

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