On lit beaucoup d’articles sur le cambriolage du musée du Louvre.
Ce qu’on oublie souvent de dire, c’est pourquoi il est devenu possible de voler une œuvre en sept ou huit minutes dans un musée en France.
Et ce qui s’est passé au Louvre pourrait très bien se produire dans la plupart des musées de la capitale ou de province.
La France, sixième puissance mondiale, fait des économies sur tout : santé, éducation, services publics… Les musées n’échappent pas à la règle de destruction du service public, au musée, tout comme à l’hôpital.
On nous parle de "grand banditisme", de "préparation minutieuse". Oui, forcément, mais surtout pour écouler la marchandise.
Parce que pour voler, nul besoin d’appartenir à un réseau mafieux : tous les gardiens le savent, nos musées sont devenus des passoires avec toutes les apparences de la sécurité :
On se repose sur des machines vachement chères, portiques, caméras, badges, qui, comme tout le monde le sait, peuvent ne pas correctement fonctionner.
L’histoire de “grand banditisme” sert surtout à masquer les failles béantes du système.
Et que ce soit Rachida Dati, qui doit elle-même bientôt passer au tribunal, qui s’exprime sur un vol… c’est presque comique, s'engouffrer dans les failles, c'est ce que savent faire les voleurs, mais ça, c'est le tribunal qui le dira bientôt.
Ces vols paraissent audacieux, mais ils comportent beaucoup moins de risques qu’autrefois d’être pris sur le fait, il faut le dire.
La surveillance est défaillante avant tout par excès de confiance : les directions ont réduit le nombre de gardiens, préférant investir dans des technologies censées rassurer sur le papier. Voilà aussi le gaspillage d'argent public en faveur des groupes privés qui leur vendent ces systèmes de sécurité forcément défaillants.
Résultat : la vigilance humaine diminue, c’est mécanique, et ce ne sont pas les gardiens qui en sont responsables, ils sont la dernière roue du carrosse.
Quiconque a déjà travaillé comme gardien le sait, pour peu qu'il soit observateur : les failles sont énormes.
Dans certains musées, il suffirait littéralement de balancer une œuvre par la fenêtre pour contourner les portiques, ou alors tout simplement de... Je vais pas le dire... :D
Il ne m'appartient pas de dévoiler les failles, mais pour peu qu’on estime qu’une seule personne suffise à surveiller un mur entier d’écrans de tout le musée, on finit par n’avoir… personne qui regarde vraiment, lors d'une pause pipi, tout simplement, ou quand il y a la rotation de ceux qui surveillent sur écran.
Les différents niveaux de surveillance se renvoient la balle, chacun se reposant sur le service ou la machine payée ultra cher qui ne sert à rien dans ces cas de vol. Si l’on observe les rotations du personnel, déjà en sous-effectif chronique, on comprend vite où le problème se situe surtout.
Depuis quelques années, ce sont des sociétés privées qui fournissent les gardiens dans beaucoup de musées de la capitale désormais.
Elles prennent leur marge sur le dos du personnel de surveillance, qui n’appartient plus aux musées qu’il protège.
Et ce n’est pas anodin : ne plus se sentir lié à l’établissement qu’on surveille change tout, les réflexes, l’attention, la loyauté, la réelle connaissance du lieu et des œuvres exposées au public.
On assiste à une déprofessionnalisation du métier, au détriment du musée et de tout son personnel, gardiens inclus, ce sont les premières victimes de l'ubérisation des musées.
Le recrutement tourne désormais au casting : on choisit sur l’apparence plus que sur le savoir-faire. Le gardien est "potichisé".
Résultat : moins de gardiens, moins formés, moins intégrés, moins payés.
Ce n’est pas dire que les gardiens “potichisés” travaillent mal, c’est dire que le métier perd son sens originel.
Le gardien devient un figurant.
On oublie qu’il s’agit d’un vrai métier : exigeant, attentif, ancré dans la connaissance des œuvres et des lieux.
C’est de l’ubérisation pure et simple, auquel on assiste en interne des musées, qui se passe en toute discrétion, et pourtant, c’est sur ce métier-là de gardien que repose la sécurité des collections. Nos collections. Notre service public.
Quelle économie quand ce sont 88 millions de volés? Ils s'en foutent, ils ont des assurances, et les oeuvres finiront dans la collection d'un richissime recéleur.
Rien ne remplace un œil humain entraîné à repérer un comportement suspect, un badge douteux ou un chantier à risque.
Mais les musées ont préféré investir dans des systèmes hors de prix, censés remplacer des postes humains, et qui se révèlent souvent être de vraies passoires.
Je ne citerai pas les musées où j’ai travaillé, mais les économies se font toujours sur les mêmes : les gardiens.
Effectifs revus à la baisse, salaires rabotés, contrats juteux pour les prestataires. Sans parler du moindre coup de louer les gardiens le soir pour des soirées privés pour arrondir les fins de mois désormais difficile des gardiens à mi temps.
Ce ne sont plus des gardiennes, mais des “hôtesses”, avec toute la novlangue de ces entreprises, mais avec une paye qui n'est plus à la hauteur des hôtesses en plus.
"Accompagner au quotidien nos partenaires dans leurs enjeux de visitorat, en orchestrant chaque interaction pour créer une harmonie parfaite entre l’art, les visiteurs et les lieux." LOL. Blablabla.
Plus un mot sur la sécurité, les entreprises privées sont désormais à l’assaut des musées pour, au final, enrichir une seule personne : celle qui est à la tête de ces entreprises. Pur capitalisme !
Rien que la phrase sent la novlangue et l’empapaoutage à plein nez, et la rentabilité voudrait se déguiser en poésie ?! Foutaise, mépris de tous les gardiens, les nouveaux et les anciens.
Derrière, les bénéfices se font sur la paye des gardiens eux-mêmes, qu'ils soient en CDD ou en CDI.
Bosser pour un musée n'est pas la même chose que de bosser pour l'entreprise qui fournit un musée en potiches. Grosse nuance et perte de sens.
C’est presque un miracle qu’il y ait si peu de vols.
Parfois, un seul gardien doit surveiller deux salles dans son musée. Et, inutile de le préciser, les cimaises ne sont pas transparentes.
En quoi ce serait la faute des gardiens en nombre insuffisant, sans sensation d'appartenance pour assurer la sécurité du lieu où ils travaillent mais qui ne les paient plus, depuis que le service a été privatisé?
Qu’un touriste vous demande son chemin, et voilà deux salles sans surveillance.
Les sept ou huit minutes nécessaires à un vol sont vite atteintes à ce compte-là.
Autrefois, nombre de gardiens étaient eux-mêmes artistes, étudiants en art ou personnes vivant de façon modeste mais proches des pratiques culturelles ; leur présence n’était pas seulement une présence physique, elle était une présence intellectuelle : capables d'indiquer les œuvres au minimum, de repérer une anomalie parce qu’ils connaissaient l’œuvre et le lieu. Sans ça, peut-on parler de gardien s’il ne sait même pas ce qu'il garde ? Les CDD ne bénéficient pas de formation interne, souvent dans les musées seuls les CDI en bénéficient. Et les CDI disparaissent : il faudrait à l'heure actuelle, pour redevenir gardien, devenir CDI d'une entreprise de loueuse de potiches. C'est ça, le métier de gardien en devenir ?
Ce lien intime entre gardien et collection nourrissait une vigilance faite d’attention, de respect, d'expérience. On ne prend même pas soin des nouveaux recrutés, qui ne sont pas plus idiots que les anciens gardiens, lesquels se formaient eux aussi sur le tas avec l'aide des gardiens expérimentés toujours en place. Aujourd’hui, ce lien s’est rompu : le recrutement se fait sur casting, pour satisfaire des logiques commerciales — et la novlangue des prestataires le dit sans détour. Le glissement s’est opéré au détriment des gardiens eux-mêmes et, in fine, au détriment des musées et du service public.
La nature même du travail a changé.
Les rotations s’enchaînent, les équipes n’ont plus le temps d’observer ni de faire remonter les failles.
Ce n’est pas la négligence des gardiens qui est en cause — c’est la manière dont on les emploie.
Alors non, nul besoin d’appartenir à un réseau de grand banditisme pour voler dans un musée.
En revanche, oui, sans doute, pour réussir à revendre les œuvres.
Ce qui se passe dans les musées, c’est ce qui se passe dans la France entière.
Perte de sens, dévalorisation, précarisation : on retire les conditions minimales pour bien faire un métier, puis on s’étonne des “dysfonctionnements”. Voilà qu'ensuite c'est le "grand banditisme"... Quelle blague.
Avant, on recrutait des artistes, des étudiants, des passionnés.
Aujourd’hui, le gardien n’est plus un gardien, c’est une fonction de déco ?!
Et à force d’économiser, on finit par perdre bien plus : 88 millions d’euros en sept minutes.
Tout ça pour avoir voulu gratter sur des postes humains.
Même quand vous signalez aux directions que le nombre de gardiens est insuffisant sur une expo, on ne vous écoute pas, ou plutôt si, le chef de secteur vous entend parfaitement, mais il hausse les épaules, il sait ça, c'est pas lui qui décide, ça se décide en haut lieu.
Vous êtes pourtant, en tant que gardien, au plus près des conditions de sécurité. Mais non, c'est l'économie sur le dos des plus petits qui se fait : les gardiens.
Ça privatise des salles pour des événements privés, ça ne permet plus donc aux visiteurs de voir toutes les œuvres, qui sont désormais partagées entre les happy few qui ont accès aux salles privatisées. Les privilèges sont de retour.
Non, les gardiens ne sont pas des potiches, certains même ont perdu leur taf alors qu'ils étaient expérimentés.
On peut affirmer sans se tromper que la privatisation des services de surveillance est à l'origine du vol au Louvre.
Faudrait répondre aussi à ces questions pour parler du vol au Louvre :
Combien de musées ont basculé vers cette gestion privée ?
Quelles sont les données chiffrées sur cette évolution ces dernières années ?
Quelles entreprises transforment le recrutement en simple casting, et combien profitent au passage du travail des gardiens ainsi « potichisés » ? Ceux d’aujourd’hui ne sont pas plus incompétents que ceux d’hier, mais les conditions ont radicalement changé, à leur détriment.
Enfin, qui porte la responsabilité juridique en cas de vol : le musée, l’État ou la société privée ? Une zone grise à explorer.
Une enquête approfondie, façon Mediapart, bientôt, sur le sujet?
PS : je ne préciserai pas dans quel musée j’ai travaillé, je n’y suis plus. Quand on est en perpétuel CDD, les ressources humaines peuvent vous planter simplement en oubliant de transmettre vos papiers à temps à France Travail. Résultat : vous vous retrouvez, en tant que vacataire, sans rien pour vivre pendant deux ou trois mois de creux. Qui peut vivre sans rien deux ou trois mois?
Sans parler du fait que les contrats s’arrêtent à des dates de fin d’exposition. Si c’est le 4 ou le 5 du mois, France Travail supprime purement et simplement votre prime de fin de CDD, en la confondant avec vos revenus, comme si c’était une paye que vous aviez perçue. Vous perdez un mois complet de droit sous prétextes que vous avez travaillé 3/4 jours. En gros, ce que l’État vous donne d’un côté en prime de fin de CDD en tant que musée, il l’économise de l’autre en le faisant passer pour une paye. C’est ça aussi, le métier périlleux de gardien vacataire.
Et je ne suis pas seule dans ce cas : je pense aux amis qui se sont eux aussi retrouvés dans la mouise parce que leur musée a purement et simplement oublié de transmettre les papiers à temps, et fait trainer jusqu'à la fin du mois, et que France Travail, par-dessus le marché, a fait mine de pas comprendre et à considérer que la prime était une paye. Un mois de droit envolé.
Ubérisation des conseillers de Pôle emploi qui ne m'ont jamais répondu honnêtement sur ce point? Pot de terre contre pot de fer.
Je ne m’en suis toujours pas remise. Après des années de fidélité en tant que vacataire, ce type de trahison laisse des traces de burn out.
Autre exemple : les services des impôts, eux aussi passés à la gestion privée pour la surveillance. Aucun doute qu’un scandale éclatera tôt ou tard, puisque le privé contrôle désormais la surveillance des données publiques des sociétés, un comble!
Ceux qui étaient gardiens de nuit de ces centres d’impôts, payés correctement (1 800 €), se sont vus proposer une baisse de salaire conséquente (1 400 €). Certains ont refusé de signer avec la boîte privée, et en ont perdu leur emploi vacataire de surveillance. Les chômeurs sont bien "l'armée de réserve du capitalisme" : l’ubérisation touche tout le monde, les musée comme le reste.
Courage à ceux qui en sont les victimes, on n'en sort pas intact. Je n'ai plus de travail, je n'ai même pas de reconnaissance de mon burn out, apparemment il y a que les cadres qui sont pris au sérieux, les autres, les petits, on peut crever.