Mon prénom est Cédric. Le 26 novembre 2015, ma journée commençait avec l’appel d’amis, dont certains étaient militants politiques comme moi et dont les portes avaient été enfoncées à l’aube par un bélier de la police et leur maison envahie par un bataillon d’assaut de la BRI. Alors que j’allais les retrouver pour les réconforter face au choc subi, un voisin m’appelait à son tour pour me dire que des policiers armés étaient devant chez moi. Rentrant précipitamment, je me retrouvais identifié de loin et interpellé au milieu du carrefour situé en face de mon immeuble, donc en pleine rue, par plusieurs hommes lourdement armés.
Après un bref contrôle d’identité, un officier de police judiciaire me remettait un document d’une seule page sur lequel était indiqué que j’étais dés lors immédiatement assigné à résidence, jusqu’au 12 décembre suivant, avec trois pointages au commissariat quotidiens (9h, 13h et 19h30) suivis d’un couvre-feu de 20 heures à 6 heures du matin. L’après-midi même, j’apprenais que mon frère demeurant dans une autre commune de la proche-banlieue parisienne était lui aussi assigné à résidence. Nous ne savions pas alors que nous étions un peu plus d’une vingtaine de militants dans ce cas sur la totalité du territoire français, au côté de près de 400 personnes de confession musulmanes, ces assignations s’ajoutant à plus de 3590 perquisitions et 540 interdictions de séjour. Entre le 14 novembre 2015 et le 18 juillet 2016, première phase de l’état d’urgence, ce sont donc des milliers de personnes et leurs familles qui ont été impactées par des mesures répondant à la paranoïa anti-terroriste de la période, elle-même largement alimentée par les opinions islamophobes et « anti-gauchistes » des services de renseignements, comme nous allions le comprendre par la suite.
Dans la décision administrative, qui n’est pas une décision judiciaire, le ministère de l’intérieur nous attribuait des appartenances et des faits largement imaginaires, s’appuyant sur les fameuses « notes blanches » non signées de services de renseignement non identifiés, donc absolument non vérifiables. Dans un contexte de confusion politique post-attentats islamistes et pré-COP21, nous étions subitement transformés en leaders d’une mouvance contestataire radicale aux contours flous et dont les activités menaçaient la sûreté de l’Etat sans qu’on sache de quelle manière. Les mesures contre nous apparaissaient ainsi comme un moyen confortable de réprimer la contestation du sommet de Paris sur le climat en utilisant les outils mis à disposition par une vieille loi coloniale de 1955 et remis à jour dans le cadre de la lutte contre le danger islamiste. Nous n’avions donc clairement rien à voir ni avec ce qui avait justifié l’adoption de la loi du 4 avril 1955 (le coup d’Etat dans le contexte de la guerre d’Algérie), ni avec ce qui semblait justifier l’adoption des nouveaux décrets sur l’état d’urgence dans la réponse à l’attaque sanglante du Bataclan par les fanatiques de l’Etat islamique le 13 novembre 2015.
Quelle réalité des faits ?
Légitimement sans doute, même les personnes les plus proches de moi politiquement, se sont demandées s’il n’y avait pas quand même de bonnes raisons de m’avoir choisi parmi 25 militants à assigner à résidence. Cette confiance profonde dans les institutions et dans leur probité, qui subsiste même parmi les esprits les plus contestataires, vient sans cesse légitimer les mesures les plus arbitraires. Et aujourd’hui, la CEDH dans sa décision, vient encore une fois légitimer ces mesures au regard d’un profil qui serait le mien, d’une assignation qui m’a été faite par des policiers dont la probité est largement remise en cause. On me demande alors : quels sont les faits qu’ils te reprochent ? Les faits, et c’est là tout l’enjeu, ne dépassent jamais les soupçons de participation et les délits d’intentions, voire d’appartenance à une mouvance dont les intentions seraient mauvaises par nature. Même dans les notes blanches, que nous avions rendues publiques à l’époque justement pour « montrer patte blanche » et attester du caractère pernicieux de nos détracteurs, n’étaient évoquées que des faisceaux de présomptions et des suspicions, le plus souvent formulées au conditionnel, selon lesquels nous aurions été présents à l’occasion de manifestations violentes ou de réunions conspiratives.
Mais jamais rien de factuel qui aurait pu faire l’objet de poursuites pénales : je n’avais jamais été amené à être poursuivi ou condamné pénalement pour des violences, ni pour quoi que ce soit qui pourrait être constitutif de cette violence impulsive ou maladive qu’on m’attribuait. J’avais certes été condamné pour deux graffitis deux ans plus tôt, mais rien de plus. Et quand on tape mon nom sur internet, on trouve juste un livre de témoignage naïf sur la vie des migrants de Calais datant de 2008. Dans la réalité ce qui m’est reproché, c’est ma solidarité théorique inconditionnelle envers les révoltes populaires et mes positionnement politiques radicaux dans l’espace public, à l’occasion de conférences et de prises de paroles publiques. C’est aussi et sans doute mon engagement indéfectible au cours de la dernière décennie contre les violences policières (sous pseudonymat), implication particulière qui m’a amené à documenter ces violences et à accompagner ses victimes dans leur quête de justice et de vérité. Quitte à me retrouver parfois ciblé par cette violence, comme en marge d’une manifestation suite à la mort de Rémi Fraisse le 8 novembre 2014, au cours de laquelle plusieurs agents de la préfecture de police de Paris liés au renseignement territorial m’avaient passé à tabac parce que je les filmais (l’un d’eux a ensuite été condamné).
Suites et conséquences
Nous avons porté tous les recours. J’ai été audiencé au Tribunal Administratif de Melun, puis au Conseil d’Etat et enfin au Conseil Constitutionnel, où nous avons été implacablement déboutés sans jamais obtenir un seul instant de parole. Le 11 décembre 2015, nous obtenions un laisser-passer pour nous rendre au Conseil d’Etat où, porteur d’un badge « public » et assis au milieu d’une foule d’étudiants en droit (et à côté de Pascale Léglise, la responsable des affaires juridiques du ministère de l’intérieur, auteure des arrêtés administratifs pris contre nous), anonyme parmi les anonymes, nous devions assister à une audience spectaculaire et fondamentale pour le droit français et qui allait donner lieu à un arrêt juridique portant notre nom de famille. Un arrêt qui allait ancrer dans le marbre les mesures arbitraires et liberticides qui devaient justifier à la fois l’état d’exception que l’Etat avait choisi d’imposer à la société entière, mais aussi justifier la violence d’Etat spécifique que cet état d’urgence faisait subir dans la chair et dans l’esprit de milliers d’individus anonymes.
Je considère aujourd’hui avoir subi un traumatisme. Mais je ne l’ai compris que bien plus tard, lorsque j’ai accepté d’en parler à la mère de Rémi Fraisse (tué par un gendarme le 26 octobre 2014 à Sivens) et à une autre connaissance, toutes deux psychologues, suite à d’énièmes conséquences dans ma vie de l’état d’urgence. Je n’ai jamais vu de psychologue avant 2015, j’en ai vu trois depuis. Je suis traumatisé parce que ce moment de 2015 a constitué une violence psychologique intense : subitement, j’étais assigné à quelque chose que je n’avais pas choisi, à une identité politique établie par des agents de police invisibles. On m’attribuait une violence instinctive qui ne me caractérisait pas, et un niveau d’organisation et de menace qui ne correspondait pas à la réalité de ce que je vivais.
En 2016 et 2017, les policiers sont venus à cinq reprises à mon domicile pour m’interdire administrativement de paraître sur divers arrondissements et communes d’île-de-France, à l’occasion de manifestations ou d’événements publics auxquels je n’avais même pas prévu de participer. Désormais et régulièrement, lorsque je suis contrôlé en marge d’une manifestation, la police passe des appels et m’emmène en détention sans réel autre motif que cette « potentialité violente » qui me colle à la peau : je suis présumé suspect. A chaque passage de frontière des policiers de tous les pays de l’espace Schengen semblent pris d’inquiétude quand je me présente à eux, se concertent, s’absentent pendant de longues minutes avec mon passeport, ferment des portes à clés, me posent des séries de questions dont la finalité m’échappe.
Et dernièrement, lorsque j’ai postulé à un travail dans une petite ville de province auprès d’une association caritative, la recruteuse m’a fait comprendre que mon profil était trop radical. J’ai donc été discriminé à l’embauche sur le fondement de mes opinions politiques. Pourtant, que pouvait-il y avoir d’autre information en sa possession que la retranscription intégrale sur internet (par la CEDH) du contenu anxiogène de mon assignation à résidence, et donc des notes blanches émise par d’obscurs services de police qui n’auront jamais à se justifier de leur story-telling diffamatoire ? Au cours de ces huit dernières années, l’assignation à résidence n’a cessé de me revenir en boomerang derrière la nuque, augmentant sensiblement mon niveau d’anxiété et affectant durablement ma confiance dans le monde.
Au cours des huit dernières années, je n’ai jamais eu la parole, ni devant le tribunal administratif et le conseil d’Etat, ni devant le Conseil Constitutionnel et la Cour Européenne des Droits de l’Homme. Dans l’espace médiatique, mon frère avait pris sur lui la communication au moment de l’assignation, parce qu’une publication de la Ligue des Droits de l’Homme avait diffusé son nom sans concertation préalable, et parce que ses relations avec le monde associatif étaient plus abouties que les miens. Ces relations allaient contribuer à ce que les médias nous qualifient simplement de «militants écologistes », alors que ce n’était certainement pas la raison profonde de notre présence sur une liste de 25 personnes supposément menaçantes pour la sûreté de l’Etat français.
Mon individualité a donc été piétinée sans que jamais je ne puisse donner mon analyse ni me défendre de ce qui m’était reproché. Et dans cette décision qui vient après huit années de silence, la CEDH vient confirmer les appréhensions que j’avais dés 2015 par rapport aux conséquences durables de l’état d’urgence, mais aussi des choix de communication que nous avons fait pour tenter de nous préserver de l’opprobre publique : en faisant une différence entre moi et mon frère, remettant en cause les griefs contre lui tout en donnant raison à ceux contre moi (sans réussir pour autant à ébranler notre solidarité et notre affection mutuelles), et alors même que l’argumentaire policier contre nous deux comportait les mêmes éléments, la décision de la CEDH est choquante, au sens du droit comme au sens de la violence symbolique qu'elle institue, et qui façonne durablement notre société pour le pire plutôt que pour le meilleur. Il n'y a donc pas de victoire dans l’arrêt de la CEDH du 16 mai 2024 qui porte notre nom de famille.
Ce que ça dit du présent et de l’avenir
Cette décisions tardive, alors que tout le monde semble avoir d’autres chats à fouetter, dit combien l'anti-terrorisme a modelé les esprits durant les trois dernières décennies et combien les politiciens et magistrats aujourd'hui s'accordent tous sur une vision sociale-démocrate ou libérale-conservatrice de la société et du monde, dans laquelle s’opposent de façon binaire les bons et les mauvais manifestants, les bons et les mauvais migrants, les bons et les mauvais musulmans, les bonnes et les mauvaises victimes civiles. Les premiers peuvent subir un trauma et éventuellement recevoir une ridicule compensation financière après une décennie, mais jamais d'excuses, les seconds voient l'injustice qu'ils ont subi inscrite dans l'histoire comme un mal nécessaire. Les premiers sont les victimes collatérales d’un système qui ne demande qu’à s’améliorer, tandis que les seconds sont ces « terroristes » que la aison d’Etat s’emploie à éliminer. Et ce sont des élites hors sol qui distribuent les bons et les mauvais points, les récompenses et les lots de compensation, voire décident de la mise à mort sociale ou physique de simples gens assignés à une catégorie sociale définie par d’autres qu’eux-mêmes. Si l’on transpose à ce que subit la population palestinienne, tout prend soudainement son sens.
En copie de nos assignations à résidence, il y avait deux courriers adressés dès le 23 novembre 2015 par le gouvernement français au Conseil de l’Europe et aux Nations Unies, pour les informer que l’état d’urgence allait apporter des dérogations aux conventions internationales pour le respect des droits humains fondamentaux. Lors de l’introduction de notre recours auprès de la CEDH, le Défenseur des droits et le rapporteur spécial de l’ONU pour les Droits Humains étaient intervenus volontairement à nos côtés. Ce sont donc l’ensemble des institutions censées garantir le respect des droits fondamentaux qui ont été déboutées dans leurs requêtes, ou qui ont accepté à minima que la garantie de protection qui s’y applique est à « géométrie variable » en fonction du profil, réel ou supposé, des victimes.
En 1955 comme en 2005 ou en 2015, l’état d’urgence n’était pas temporaire, il a au contraire institué graduellement un état d’exception permanente que les juridictions et institutions démocratiques ont légitimé un peu plus chaque année depuis la période coloniale. A trop avoir laissé faire, nous aurons la société que nous avons mérité.