Tribune 24 juin 2024

Qu'est ce qu'un programme économique ?

Alors que le Nouveau Front populaire entend rompre avec une politique d’injustice sociale, de destruction du patrimoine public et de saccage du vivant, il est attaqué sans relâche comme irréaliste. Comment faut-il que s’articulent le politique et le technique dans une proposition de programme adressée aux électeurs pour qu’on puisse le considérer comme « sérieux » ?

Cédric Durand est professeur d'économie politique à l'université de Genève. Elvire Guillaud est maîtresse de conférences en économie à l’université Paris-I Panthéon-Sorbonne. Elise Huillery est professeure d'économie à l’université Paris-Dauphine

Qu’est-ce qu’un programme économique ? Sommée de s’unir après la dissolution de l’Assemblée nationale par le Président de la République, la gauche est parvenue à converger sur un programme économique de rupture. Depuis, cet accord a été attaqué sans relâche, de nombreux commentateurs jugeant à la suite du Président de la République son ambition « totalement irréaliste ». Mais de quelle réalité sociale, économique et écologique parle-t-on ? Ou, pour le dire autrement, comment faut-il que s’articulent le politique et le technique dans une proposition de programme adressée aux électeurs pour qu’on puisse le considérer comme « sérieux » ?

Un programme, cela commence par une situation. Et celle de la France en 2024 est plus que mauvaise. Nos concitoyens plongent dans le désarroi, minés par la précarité, une pauvreté grandissante et des inégalités qui s’accentuent–la part des 1% les plus riches dans le revenu national atteignant 12,7%, le niveau le plus haut depuis la seconde guerre mondiale. Sur ce terreau fétide, le racisme politique progresse. Quand les services publics se délitent, que les perspectives personnelles et collectives se referment, la concurrence entre les individus s’intensifie et la haine de l’étranger revient tel un sempiternel exutoire.

Le programme du Nouveau Front Populaire vise donc d’abord à soulager et réparer. Éloigner le spectre immédiat de la pauvreté en revenant sur les réformes des retraites et de l’assurance chômage, en augmentant les salaires et en contrôlant les prix des produits essentiels. Offrir à la jeunesse une allocation d’autonomie permettant de se former. Réparer les services publics, notamment d’éducation et de santé, en recrutant des agents, en les rémunérant mieux, pour garantir leur qualité et leur accessibilité. Enfin, remettre les syndicats au centre du jeu afin de renforcer la solidarité au cœur du salariat, ce qui constitue le meilleur antidote contre l’extrême droite.

Un programme, c’est aussi une ambition. L’horizon du macronisme vise la réussite individuelle. Son idéal, une fabrique de jeunes milliardaires dont la créativité héroïque prospèrerait puis ruissellerait sur le reste de la population. Ce fantasme se cogne à la réalité d’un déclassement de la France et de l’Europe face à une économie dominée par la puissance spectrale des géants du numériques étasunien et des mastodontes industriels chinois. Comme sur le plan écologique, ces défis imposent à l’Etat de reprendre l’initiative en matière de stratégie de développement.

Il ne suffit plus de s’inquiéter du niveau de l’activité économique ; sa qualité, son contenu, ne peuvent être laissés à la seule initiative privée. Au-delà de la mise en cohérence de l’action publique, la planification écologique proposée par le Nouveau Front Populaire reposera sur une véritable politique d’investissement – mais aussi d’abandon des projets écocides, tel que le développement des infrastructures autoroutières - en mobilisant les leviers réglementaires, la conditionnalité des aides aux entreprises et la politique de crédit et en poussant cet agenda au niveau européen.  

Un programme enfin, c’est créer de la confiance. Pour le Nouveau Front Populaire, la boussole n’est pas celle du CAC 40, dont l’augmentation de près de 50% depuis l’arrivée au pouvoir d’Emmanuel Macron n’a rien signifié de bon pour la majorité des Français. En revanche, le financement de l’action publique, le niveau et la qualité de l’emploi, une inflation modérée sont des variables décisives pour une population éreintée qui a besoin d’être rassurée quant à son avenir immédiat.

Sur ce front, l’irresponsabilité du pouvoir en place est patente. L’ensemble des baisses d’impôts sur les entreprises, les hauts revenus et les hauts patrimoines accordé depuis une décennie représente, selon la méthode retenue, entre 40 et 70 milliards perdues chaque année pour les finances publiques. Autrement dit, les caisses ont été vidées pour organiser l’impuissance de l’État. Augmenter les recettes et les dépenses en faisant contribuer davantage les ménages fortunés et les multinationales ne mène pas l'économie à la faillite, au contraire, c’est la seule politique possible pour la stabiliser en préparant l’avenir.

Contrairement à celui du RN, le programme du Nouveau Front Populaire assume de prendre des mesures de justice fiscale qui devraient rapporter près d’une centaine de milliards d’euros de recettes supplémentaires par an au terme du mandat. Il engage également une politique internationale volontariste contre la concurrence fiscale pour assurer dans la durée la robustesse des finances publiques.

Contre l’inflation et en faveur de l’emploi, les mesures de contrôle des prix, le soutien à la demande populaire, la stimulation de l’offre par la politique d’investissement, et la reconstruction des services publics vont engager le pays sur un sentier de progrès social et écologique tout en stabilisant les conditions économiques à court terme.

Sérieux, le programme du Nouveau Front Populaire l’est donc assurément. Non pas simplement parce qu’il se donne les moyens financiers de ses ambitions mais, plus profondément, car il se hisse à la hauteur du défi historique : empêcher de donner les rênes du pays à l’extrême droite en indiquant comment rompre avec une politique d’injustice sociale, de destruction du patrimoine public et de saccage du vivant.