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Billet de blog 2 mai 2024

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Entretien avec Nathanaël Coste au sujet de son film "La Théorie du boxeur"

Le film documentaire "La Théorie du boxeur" réalisé par Nathanaël Coste est en salles en France depuis le 27 mars 2024. Pour en parler, Nathanaël Coste, réalisateur, scénariste, chef opérateur, monteur et producteur du film a répondu aux questions suivantes.

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Cédric Lépine : Après la coréalisation du film En quête de sens (2015), pouvez-vous expliquer comme le passage à la réalisation s'est à nouveau imposé avec La Théorie du boxeur ?

Nathanaël Coste : Après En quête de sens j'ai participé à la création d'une communauté de diffuseurs citoyens intéressés aux films sur les transitions personnelles et sociétales pour l'association Kamea Meah. Avec mon équipe on a travaillé sur la notion d'impact sociétal en réfléchissant à comment un film pouvait faire évoluer les croyances et contribuer à des passages à l'action.

Cette expérience a pris fin peu avant le Covid. J'ai alors eu envie de revenir à la réalisation que j'avais délaissée faute de temps. Habitant en zone rurale très affectée par le manque d'eau et les sécheresses, j'ai souhaité lancer un travail d'enquête sur l'adaptation de l'agriculture et de l'alimentation au dérèglement climatique en voyant les difficultés des fermes autour de moi. Un sujet complexe, humain, très local et assez toxique quand on s'y plonge. Un sujet assez éloigné d'En quête de sens mais la volonté de questionner le monde sans a priori ni dogmatisme relie ce premier long métrage à La Théorie du boxeur qui est issu de trois années d'enquête en autoproduction.

C. L. : Comment l'écriture du film s'est-elle imposée au fil des rencontres et des problématiques environnementales de l'actualité ?

N. C. : Plusieurs phénomènes m'ont marqué au fil de mon enquête dans une trentaine de fermes et auprès d'une dizaine de chercheurs.
- La rapidité du dérèglement climatique est dure à imaginer. L'Europe est le continent qui se réchauffe le plus rapidement selon une étude de l’Agence européenne de l’environnement. Vagues de chaleurs, sécheresses, pluies diluviennes : nous sommes pris de cours par la brutalité des phénomènes. L'agriculture évolue constamment mais sur le temps moyen. Pour adapter les filières et les modes de production, il faudrait un accompagnement massif aux changements de pratiques et de la planification pour créer de nouvelles filières, installer des jeunes et renouveler les générations. La loi d'agricole prochainement examinée au parlement sera l'opportunité de prendre des options ambitieuses ou non.
- Les agriculteurs sont assez esseulés face à ces changement et ils et elles portent souvent seul.es les risques liés aux adaptations et au changement de pratiques. 
Si leur courage m'impressionne, leur capacité à encaisser ces chocs n'est pas infinie, beaucoup d’agriculteur. rices rencontrés au cours de mes tournées pensent qu'ils ne pourront pas continuer encore longtemps. La crise agricole n'en est qu'à ses débuts. Le contexte est très difficile et la question de la rémunération pourtant centrale est jusqu'ici délaissée.
- Les modes d'adaptation diffèrent grandement depuis l'adaptation technique que représentent les protections anti-gel ou les stockages d'eau qui cherchent à contrer les effets du dérèglement climatique sans changer les modes de culture, jusqu'aux adaptations basées sur la nature comme dans l'agroforesterie où l'on cherche à recréer des synergies entre les espèces et de la robustesse en abandonnant au passage un peu de productivité. Ces modèles peuvent aussi se compléter car on aura besoin d'une panoplie d'approche pour faire face à ces défis, mais les politiques actuelles ont un penchant "techno-solutioniste" qui consiste à investir dans la technique sans requestionner le modèle de production pourtant à bout de souffle et destructeur des écosystèmes dont nous dépendons.

C. L. : Qu'est-ce qui était déterminent pour vous dans le choix des intervenants face caméra ?

N. C. : Je suis allé rencontrer des agriculteurs et agricultrices de tous horizons : en circuit courts et longs, en bio et en conventionnel, en partant du principe que tout le monde était impacté par ces aléas. Je me suis concentré sur la vallée de la Drôme car je voulais réfléchir à la notion de résilience alimentaire d'un territoire et les enjeux d'eau sont pertinents à cette échelle de bassin versants. J'ai enfin cherché à montrer différentes filières chacune impactée différemment : arboriculture, élevage, grandes cultures, viticulture, maraîchage... J'ai cherché des agriculteur. ices qui ont une légitimité, produisent sur le territoire et qui ont un discours construit sur leur démarche d'adaptation.

C. L. : En réalisant votre film, par quels désirs êtiez-vous animé entre l'enjeu d'informer et de sensibiliser le public sur les questions de la gestion de l'eau et ensuite de créer des débats citoyens ?
N. C. : L'association Kamea Meah qui produit le film a toujours favorisé les ciné-échanges d'après film car nous pensons qu'il est important de trouver des espaces pour faire démocratie.
Ici nous cherchons à créer de l'écoute et de l'échange entre des points de vue qui parfois divergent en partant du principe que les agriculteur. ices ne sont pas responsables de la situation actuelle mais subissent en premier lieu ce système orienté sur le productivisme et qui ne prend soin ni de leurs revenus, ni de leur santé, ni des sols, de l'eau ou des écosystèmes. Le film invite à s'emparer de ces sujets dans leur complexité et avec nuance car il n'existe pas de système agricole parfait ni de solutions miracles. Comme le dit Nicolas Bricas, le chercheur du CIRAD qui intervient dans le film, « nous devons recréer un pacte entre la société civile et l'agriculture ». Ça suppose de dépasser certaines idées reçues et de retrouver les bases d'un dialogue parfois rompu dans les territoires ruraux. Avec la polarisation des idéologies et les bulles de croyances qu'on observe, c'est un pari difficile mais vital, je crois, pour se tirer vers le haut. La question de l'usage de l'eau sera bien souvent centrale dans les oppositions et les jeux d'acteurs. De grands arbitrages viendront de l'État mais localement il faudra du courage politique et beaucoup de dialogue pour nous adapter sans nous entre déchirer.
Nous sommes en train de proposer des webinaires pour former des animateurs et animatrices dans tous le pays capables d'animer des ciné-échanges suite aux diffusions du film. Il est possible de rejoindre ce mouvement via notre site ou en nous écrivant directement. 

C. L. : Quel rôle peut encore occuper le cinéma quant aux problématiques écologiques ?
N. C. : Le rôle du cinéma est central selon moi pour poser des questions, éveiller, partager le vécu de personnes qu'on ne croise jamais.
Pour servir de prétexte à des rencontres, des échanges et partager des idées c'est aussi le bon endroit. Tous et toutes isolé es devant nos télés et plateformes de streaming, on se divertit mais on ne fait pas société. Le traitement médiatique des sujets environnementaux étant bien souvent caricatural ou sensationnel, on a besoin des livres ou du cinéma pour réfléchir ensemble, pour questionner nos représentations et adopter une analyse plus systémique qui nous rend plus capable de traiter avec la complexité du monde. C’est ce que nous proposons avec l’animation des ciné-échanges, qui visent à redonner un espace de dialogue et de réflexion et de poser les bases d'actions plus concrètes.

C. L. : Pourquoi ne pas avoir interrogé des mouvements comme Les Soulèvements de la Terre, les politiques, ou encore la confédération paysanne et la FNSEA ?

N. C. : Le sujet de l'adaptation de l'agriculture et de l'alimentation est bien sûr éminemment politique comme l'est celui de l'accès à une alimentation saine, mais j'ai voulu donner la parole aux agriculteurs et agricultrices en restant hors de la parole politique et militante. L'idée est de pouvoir emmener plus de spectateurs à se poser des questions autour du modèle agricole et alimentaire, pas seulement tel ou tel courant de pensée ou tel syndicat. Le risque est toujours de ne pouvoir disposer ces réflexions que dans un entre-soi confortable alors que nous devons réapprendre à nous confronter à des opinions divergentes et à échanger des idées sans nous agresser. Le monde politique ne montre pas l'exemple à cet égard et nous enferme trop souvent dans des réflexions binaires et partisanes.

C. L. : Comment interprétez-vous les mouvements du monde agricole en ce début d'année 2024 ?

N. C. : Il était temps que le monde agricole se fasse entendre et que le grand public et les médias réalisent l'ampleur du mal-être que traverse cette profession. 
Les agriculteurs n'ont pas le temps de se plaindre et beaucoup prennent sur eux alors qu'aucune autre profession n'accepterait de travailler autant en étant si mal payé pour une si grande prise de risque. Dans le système actuel, les agriculteurs sont un peu les pigeons de la farce. Ils fournissent la force de travail et portent le risque financier mais gagnent très peu. Si certains qui ont de grandes surfaces vivent très bien, la plupart sont très mal payés voire précaires. Ils n'ont aucune marge de manœuvre car pris en étaux entre le système technique qui les entoure, les aides de la PAC qui déterminent dans une large part ce qu'ils planteront ou non et les quatre centrales d'achat de la grande distribution qui dictent leur loi et tirent constamment sur les prix. L'inflation des trois dernières années a pesé très lourd et à contribué à déséquilibrer des modèles économiques déjà limites. Les aléas climatiques de plus en plus durs et récurrents s'ajoutent à ce contexte de désespérance. Nous ne sommes qu'au début de cette crise agricole qui peut repartir à n'importe quel moment. 

C. L. : Percevez-vous une différence générationnelle dans la sensibilisation environnementale au fil des témoignages que vous avez recueillis ?

N. C. : Ce n'est pas prégnant dans mon enquête. Les agriculteurs les plus âgés sont plus "rassuristes" et les plus jeunes ont tendance à s'alarmer et à perdre espoir c'est un fait.
Mais le déni climatique qui pouvait être très répandu il y a encore quelques années a presque disparu parmi les agriculteurs qui sont aux premières loges de ces changements brutaux. Le dialogue sur ces sujets même entre générations est sans doute plus facile depuis l'été 2022.

C. L. : Quelle place voyez-vous au cinéma documentaire indépendant dans la distribution actuelle ?

N. C. : Le cinéma indépendant est en difficulté car le mainstream est en train de gagner la bataille culturelle. On uniformise, on va au plus facile, au plus divertissant, au moins risqué. Le divertissement grand public qui n'a rien de mal en lui-même est en train de grignoter les espaces de création et d'audace avec la complicité des salles de cinéma qui ont plus de difficultés économiques, font moins de place aux petites productions et s'en accommodent. La dynamique était différente il y a dix ans, il y avait moins de film et plus de possibles. Aujourd'hui des distributeurs installés mettent la clé sous la porte. Autoproduire et autodistribuer un film sous statut associatif et donc sans aides du CNC comme nous le faisons chez Kamea Meah relève de la folie douce, raison pour laquelle nous en appelons au soutien des citoyens pour nous aider à continuer la diffusion du film et la campagne d'impact. 

Illustration 1

La Théorie du boxeur

de Nathanaël Coste
Documentaire
98 minutes. France, 2023.
Couleur
Langue originale : française

Avec les interventions de : Florent Dunoyer, Katia Sabatier, Agnès Bergeret, Ludwig Blanc, Sébastien Blache, Benjamin Mothé, Konrad Schreiber, Yann & Virginie Houlette, Benoît Fontaine, Jérôme Vignon, Nicolas Bricas
Scénario : Nathanaël Coste
Images : Nathanaël Coste
Assistante à la réalisation : Manon Garcia
Montage : Maxime Huyghe, Nathanaël Coste
Musique originale : Virgile Van Ginneken
Mixage : Olivier Chane
Étalonnage : Antoine Rodet
Montage son : Colas Gorce
Son : Manon Garcia, Julien Ghibaudo, Rosalie Lust, Phil Meli
Production : Nathanaël Coste, Manon Garcia
Société de production : Kameah Meah Films
Distributeur (France) : Kameah Meah

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