Depuis quelques années, le festival de Cannes est questionné sur la place qu’il réserve aux femmes. Des efforts de communication en ont résulté, tout particulièrement cette année 2015 avec quelques initiatives. L’enjeu implicite est ici de concevoir le festival de Cannes, par sa portée médiatique nationale mais encore internationale, comme un phénomène social de grande ampleur. La représentation qui est en jeu se situe entre le reflet de la société humaine et sa mise en ordre symbolique. Les enjeux n’ont rien d’anodin et pour commencer une amorce de lecture possible, aller chercher d’autres regards et outils d’analyse peut élargir le champ de la réflexion, surtout lorsque l’on interroge la sociologie et le milieu universitaire. À cet égard, Marianne Alex, doctorante en Communication à l’Université d’Avignon et des Pays de Vaucluse, a répondu aux questions suivantes, en prise directe avec la manifestation cannoise de mai 2015. Les travaux de Marianne Alex sont dirigés par Emmanuel Ethis, spécialiste de la sociologie du cinéma, de la réception des spectateurs à l’analyse des festivals. À propos du festival de Cannes, il a ainsi dirigé l’ouvrage collectif Aux marches du palais, le festival de Cannes sous le regard des sciences sociales (2001).
En quoi le Festival est-il un modèle de représentation sociale de la femme ?
Marianne Alex : Le festival de Cannes est participatif de la représentation sociale de la femme dans le sens où c’est un événement extrêmement médiatisé qui montre de grands modèles féminins : les actrices.
Une représentation sociale est un ensemble de connaissance sur un objet, ici la femme, qui est construit et partagé socialement. Un groupe partage une idée sur la femme, des caractéristiques qui sont censées y être rattachées. Ce concept se rapproche de celui de stéréotype. Il permet aux membres d’un groupe d’avoir des références communes mais est aussi extrêmement réducteur et homogénéisant. Les représentations sociales se transmettent, entre autres, par les médias. Les actrices sont donc, à travers leurs films mais aussi à travers leurs apparitions médiatiques autres, un des vecteurs principaux de la construction de la représentation de la femme. À travers les images des actrices qu’il propose et diffuse à la télévision, le festival de Cannes diffuse également une certaine image de la femme qui pourrait s’apparenter à un idéal stéréotypé. Par exemple, les actrices sont souvent montrées et jugées sur leur apparence alors que les réalisatrices le sont beaucoup moins. C’est pour cela que les médias sont beaucoup moins durs avec le fait que les réalisatrices ne correspondent pas forcément aux codes de la féminité sur le tapis rouge : elles n’ont pas à porter de robes longues ou de talons hauts, peuvent avoir des coiffures moins sophistiquées ou ne pas correspondre aux injonctions sur la minceur. Cette différenciation entre actrices et réalisatrices (qui n’ont pas été actrices dans une première vie) sur les images diffusées par le festival et leur traitement par les médias renforce aussi l’idée que la réalisation est un métier masculin : les femmes qui le pratiquent en sont rapprochées en étant « pardonnées » de ne pas correspondre aux carcans de la féminité. Les réalisatrices émergentes comme Valérie Donzelli et Maïwenn jouent sur les deux tableaux, actrices et réalisatrices, ce qui rebat les cartes de la représentation sociale de la femme dans le contexte du monde du cinéma.
Quelles sont les raisons qui amène le Festival de Cannes à accorder autant d'attention aux tenues vestimentaires (l’accès à la salle Lumière répond à un code vestimentaire) ?
M. A. : Le festival de Cannes est souvent décris comme « le plus grand événement culturel du monde ». Il convoque et montre l’élite du cinéma, le haut de la pyramide, le plus valorisé socialement. Les publics présents pour les montées des marches doivent alors montrer qu’ils maîtrisent les codes des élites et cela passe par les vêtements, éléments les plus visibles lors de la présentation de Soi. Être élégant, par exemple, est un signe de maîtrise des codes du monde dans lequel on pénètre lors de la montée des marches. Le milieu du cinéma a également une histoire fortement entremêlée avec celui de la mode. Ces deux mondes s’interpénètrent : les grandes maisons produisent des films publicitaires souvent réalisés par des hommes de cinéma (je dis bien homme), mettant en scène des actrices reconnues avec de véritables intrigues cinématographiques ; les égéries sont également actrices et portent l’image de la marque sur les tapis rouges ; les créateurs travaillent de façon de plus en plus ostentatoire avec les réalisateurs (par exemple, Prada a créé tous les costumes de Gatsby le Magnifique). Combiner élégance et choix vestimentaires pointus est donc la preuve de la légitimité de la présence d’un individu sur les marches. C’est pour ces raisons qu’Afida Turner fait, encore une fois cette année, grincer des dents lors de ces apparitions.
Quels sont les modèles féminins et masculins qui sont en jeu dans la montée des marches ?
M. A. : Pour les hommes, la tenue vestimentaire est extrêmement normée, hormis pour certains monstres sacrés du cinéma qui peuvent se permettre quelques excentricités. Les autres doivent impérativement porter chemise blanche, veste, nœud papillon et chaussures noires. Cette tenue convoque l’imagerie de l’homme qui a réussi socialement, qui gagne de l’argent, qui a du pouvoir, qualité la plus valorisée dans les stéréotypes masculins. Les femmes, elles, doivent mettre en avant leur beauté, un physique agréable et maîtrisé, ce qui est, cette fois, le plus valorisé dans les stéréotypes féminins. Les modèles qui sont en jeu sont donc des modèles correspondant aux attentes sexuées les plus profondément ancrées dans l’imaginaire collectif. Cela dit, il n’est pas impératif de considérer ce phénomène comme éprouvant pour tous les individus : en premier lieu, les publics qui montent les marches le font consciemment et volontairement en connaissant les exigences de l’exercice. Ensuite, l’uniformisation des tenues masculines créée également une uniformisation des statuts (hormis pour les spécialistes de mode qui reconnaissent la valeur d’un costume par sa matière et sa coupe). Si le visage de la personne n’est pas connu de façon mainstream, il peut être autant un très grand producteur que le cousin d’un régisseur ayant eu des places. Enfin, il n’est pas rare de voir des femmes se prêter avec bonheur au jeu des photographes. Le festival de Cannes a mis en place un système qui permet à chacune qui prend le temps de poser, ou même de rester statique quelques instants, d’avoir une photographie prise par un professionnel. Vivre ce que vivent les stars, avoir son quart d’heure de gloire sous les flashes est la récompense pour des efforts physiques demandés beaucoup plus contraignants que pour les hommes. L’inconfort, le manque de place pour ranger ses affaires dans une minuscule pochette ou la peur de voir son bustier descendre trop bas peut être une véritable épreuve.
Les employés du festival sont répartis à des tâches spécifiques en fonction de leur sexe (schématiquement, des hôtesses d'accueil dans la salle officielle Lumière et agents de sécurité majoritairement masculins aux entrées) : cette répartition sexuée participe elle aussi selon vous à une représentation genrée d'un modèle social ?
M. A. : La division sexuée des tâches a toujours existé et ce dans pratiquement toutes les sociétés connues. C’est une des premières entrées qui permit de réfléchir la différenciation femme-homme et le genre. Classiquement, les tâches nécessitant des capacités physiques se rapportant à la force sont masculines et les tâches d’accueil, de « Care » ou de représentation sont féminines. Quand on monte socialement, moins de femmes sont présentes à des statuts importants et plus les stéréotypes d’attribution des tâches fonctionnent et sont visibles : si une femme était chef de la sécurité au Festival de Cannes, peut-être trouverions nous des femmes agentes de sécurité. Et encore : l’utilisation de cette répartition sexuée est également là pour rassurer les publics et les participants. Lorsqu’un individu est témoin d’un phénomène ancré dans les représentations sociales, aussi stéréotypé soit-il, il ne le remarque pas forcément. C’est lorsque naît un intérêt pour la question que le phénomène devient dérangeant. Dans les plus hautes sphères de la société, cette répartition est toujours d’actualité : dans les grands salons professionnels, les meetings politiques, les grandes manifestations sportives et culturelles. Les femmes politiques qui prennent la parole sur ces thématiques rapportent toutes une anecdote de ce genre : lors d’un meeting, un homme du même rang qu’elles tend son verre en pensant avoir affaire à une hôtesse ou demande de qui elles sont les secrétaires ou accompagnatrices.