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Cédric Lépine : L'accès à la réalisation de longs métrages de fiction est toujours compliqué pour les réalisatrices et cela sous-entend un sujet présent dans ton film, qui est la précarité féminine. Faire des documentaires, peut ainsi entraîner une précarité économique. Comment s'est passée ton entrée dans l'industrie de la fiction ?
Alexe Poukine : Je me sens très chanceuse d'avoir pu y accéder. Après, pour le coup, il y a pas mal de fiction dans mes documentaires. L'interprétation, le jeu, est souvent au centre du dispositif.
En effet, je pense qu'il y a beaucoup de réalisatrices qui font du documentaire, parce que c'est aussi des endroits où il n'y a pas beaucoup d'argent. Le rapport des femmes à l'argent, même si je ne suis pas sociologue, est un vrai sujet. Beaucoup de femmes qui ont envie de faire du cinéma vont vers le documentaire, parce qu'il n'y a pas beaucoup d'enjeux financiers.
J'ai commencé à écrire Kika alors que j'étais enceinte de mon second enfant et que j'avais irrationnellement peur que mon compagnon meurt. Je craignais de me retrouver seule mais avec deux enfants cette fois. J'avais déjà vécu seule avec ma fille dans une précarité économique telle que j'avais quatre mois de loyer de retard. J'avais vendu à peu près tout ce que j'avais, autrement dit, en tant que photographe, tous mes appareils, mes optiques, tout, même la machine à café.
À un moment donné, je me suis dit que le seul truc qui me restait encore de monnayable, c'était mon corps. J'ai finalement eu des financements pour faire un documentaire et je n'ai pas eu besoin de vendre des services sexuels. Mais le fait de me poser la question – alors que jusque-là, je pensais cette option absolument inenvisageable – m'a suffisamment marquée pour que j'en fasse un film plusieurs années après.
C. L. : Comment vois-tu ce lien entre l'urgence de traiter certains sujets à travers le documentaire qui demande également beaucoup de consentement de toutes les personnes filmées et la fiction qui demande plus de temps de préparation mais qui permet plus de contrôle au tournage ?
A. P. : Ce film-là, par exemple, je n'aurais pas pu en faire un documentaire. Il y a des documentaires sur la domination, par exemple, celui de Clarisse Hahn, Karima (2002) et aussi le film de Maja Borg, Passion (2021). De toute façon, pour moi, Kika n'est pas un film sur le BDSM.
Il y avait beaucoup de choses que j'avais envie de mettre dans le film. Cela aurait été très compliqué de les mettre dans un documentaire. Il fallait que je fasse une fiction. J'ai mis beaucoup de temps à me permettre ce que permet la fiction, c'est-à-dire d'être Dieu. C'est-à-dire de pouvoir tout choisir. Au tout début, je m'étais dit qu'on allait tourner en toute petite équipe et que la plupart des personnes allaient jouer leurs propres rôles. Sauf que cela demande un temps énorme pour pouvoir entre guillemets former les personnes à pouvoir jouer des séquences où il y a des enjeux dramatiques très forts : c'est autre chose de jouer son propre rôle et d'être comédien ou comédienne. Au bout d'un moment, je me suis rendu compte qu'il fallait vraiment que je joue le jeu de la fiction et que je fabrique.
Notamment parce que il y a 30 rôles dans le film, peut-être au moins autant de décors. Au début, je ne tournais que sur des décors naturels. Par exemple, je rêvais de filmer dans un vrai centre social, sauf que ça impliquait pendant une semaine de mettre tous les assistants sociaux dehors. Juste par rapport aux bénéficiaires, ce n'est pas possible. Il y a eu beaucoup de choses où j'ai dû un peu rentrer dans mon rôle de réalisatrice de fiction.
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C. L. : La fiction permet d'associer un personnage à toute une institution, comme une incarnation d'une politique, d'une société, alors que dans le documentaire les individus sont avant tout eux-mêmes.
A. P. : J'ai écrit Kika tout en réalisant un film sur l'hôpital public, Sauve qui peut (2024). C'était un énorme impact pour moi puisque je voyais des gens dans l'hôpital public qui essayaient de prendre soin des personnes et je les voyais partir en burn-out ou être très impactées par ce qu'elles vivaient. Il y a une espèce d'injonction contradictoire où on demande aux soignantes et aux soignants d'être bienveillantes alors que l'institution est extrêmement maltraitante envers elles. L'organisation du travail, en général, ne leur permet jamais de prendre réellement soin des gens. Je pense que c'est aussi comme ça que Kika est devenue dans mon scénario assistante sociale parce que j'avais envie de montrer ce contexte professionnel. J'avais envie de montrer que finalement, elle trouve un repos dans le fait de devenir travailleuse du sexe parce qu'il n'y a plus d'institution entre elle et ses clients.
C. L. : De l'intimité de l'histoire de Kika, tu construis un film éminemment politique par tout ce qu'elle est conduite à vivre.
A. P. : J'ai l'impression que tous les films sont politiques, peu importe qu'il s'agisse de documentaires ou de fictions. Ne serait-ce que de choisir un sujet, c'est politique. La façon dont on fait les films est politique. Le budget d'un film, c'est politique. Tout est politique.
Montrer de la sororité, c'est politique aussi. Il y a quand même une espèce de croyance en la rivalité féminine qui est pour moi complètement délétère et fausse. Si elle existe, en tout cas pour ma part, c'est vraiment à la marge. Ne pas sexualiser une femme qui travaille autour du sexe, c'est politique.
Choisir de ne pas l'habiller en latex, c'est politique. Montrer une femme assistante sociale qui est complètement hors cadre parce que le cadre ne lui permet pas d'aider des gens est politique. Oui, tout est politique.
Les films de fiction sont potentiellement plus vus, c'est peut-être pour cette raison que ça peut paraître plus politique. Comme il y a plus d'argent, il y a une espèce de pression à ce que le film soit vu, donc qu'il soit plus rond, peut-être moins audacieux, moins grinçant. J'ai l'impression que tous mes films sont politiques et pour dire la vérité, Kika a coûté plus cher que mes autres films, ça c'est sûr, dix fois plus cher que mon dernier film, disons.
Mais en même temps, pour moi, il n'y a aucune différence entre les deux dans le sens où je ne trouve pas qu'il y en ait un qui soit plus intéressant, plus important que les autres.
C. L. : J'ai vu aussi le portrait d'une époque dans Kika où tu soulignes une société à bout de souffle en mettant en scène des personnes à bout de souffle.
A. P. : Oui, complètement. On voit à la fois des bénéficiaires, la difficulté de trouver un appartement, etc. Ce que je trouvais politique dans le film et que j'aime beaucoup, c'est que pour la protagoniste, la frontière entre être assistante sociale et devenir bénéficiaire est extrêmement fine. Ce constat je ne l'ai pas inventé puisque j'ai fait de longs entretiens avec des assistantes sociales. Il suffit d'un tout petit accident de la vie pour vous retrouver de l'autre côté. Je l'ai aussi constaté en tournant mon premier film, Dormir, dormir dans les pierres (2013) pour lequel pendant trois ans, j'ai filmé des personnes qui vivaient dans la rue à Paris. Beaucoup d'entre elles avaient eu des vies très semblables à la mienne avant de « faire naufrage ». Et ça, j'avais envie que ce soit dit dans le film.
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C. L. : Le parcours de Kika questionne aussi en permanence les règles sociales qui conduisent des personnes à être rejetées dans les marges.
A. P. : C'est pour cela aussi que le film commence en la montrant directement dans son travail, parce que c'est assez valorisé pour une femme d'être du côté du soin mais qu'il est très stigmatisant pour une femme d'être du côté du travail du sexe. Ce n'est pas un hasard.
Si mon premier film parle de mon oncle qui vivait dans la rue, et mon dernier film sur une femme qui vit du travail du sexe, c'est que je crois pouvoir dire que dans ma famille, pour les garçons, la peur, c'était qu'ils finissent dans la rue, et pour les filles, qu'elles soient entre guillemets sur le trottoir. Ce sont deux stigmates que j'avais envie de montrer, et en même temps, j'ai essayé de faire en sorte que ça ne soit pas stigmatisant, qu'il n'y ait pratiquement jamais cette question-là du stigmate.
Cela ne m'intéressait pas que ses parents découvrent qu'elle était travailleuse du sexe et commencent à s'offusquer de ça : ce n'est pas du tout le sujet pour moi. J'avais plutôt envie de montrer la sororité entre ces femmes.
La sororité, c'est vraiment un mot très contemporain, tellement mis en avant que j'ai peur qu'il finisse par être galvaudé et se vide de sens. Nous sommes à une époque où la domination masculine est tellement dure et il y a eu un backlash tellement important que la sororité est un peu ce qu'il nous reste. Le combat continue, mais la sororité, s'il n'y a plus ça, il n'y a plus grand-chose.
C. L. : Le film aurait pu aussi s'appeler Sauve qui peut, parce que le personnage court en permanence et que cela pourrait conduire à l'idée d'agir chacun pour soit alors que la sororité se met en place.
A. P. : C'est drôle ce que tu dis parce que les deux films se sont tous les deux appelés à un moment donné de leur écriture « Aux grands mots », en référence à « Aux grans maux les grands remèdes ». Phonétiquement, cela ne marchait pas. Je trouvais que c'était beau écrit, mais pas à l'oral.
En effet, concernant le travail du sexe, j'ai voulu essayer de faire en sorte que ce ne soit pas non plus complètement caricaturé. À un moment donné, Kika demande à la dominatrice qui la forme si elle peut lui filer des contacts de clients et elle lui dit : « tu viens ici pour que je te forme et en plus, tu veux que je te file le numéro de mes clients ? » En effet, lorsqu'une nouvelle dominatrice arrive sur le marché, ce sont des clients en moins, alors qu'elles sont toutes dans une vraie précarité. Ce n'est pas un métier facile. Mais beaucoup de métiers ne le sont pas non plus.
C. L. : Le consentement est à la base de toutes les interactions entre les personnages du film et surtout dans le BDSM où le consentement est le sine qua non pour qu'une interaction ait lieu. Tu posais déjà la question du consentement et du désir dans Sans frapper : est-ce ainsi une continuité dans Kika ?
A. P. : Je posais en effet la question du consentement. Après, lorsque j'ai fait Sans frapper, je ne disposais pas des outils théoriques rendus accessibles par la popularisation du travail des féministes, dans le sens où l'on n'était pas du tout au même endroit de conscientisation. Aujourd'hui, rien que de dire « céder n'est pas consentir », dit tout. Et je pense que malheureusement, le patriarcat ayant complètement façonné nos désirs, c'est un vrai défi aujourd'hui, en tant que femmes mais aussi en tant qu'hommes, de se demander ce que l'on désire véritablement, en dehors des scripts sexuels que l'on nous présente comme désirables, en dehors des injonctions à répondre à des normes de genre.
Par exemple, pour le film, j'ai fait un atelier de BDSM. Je voulais physiquement aussi me mettre dans cette expérience. Au début de cet atelier, on doit dire à la partenaire qu'on ne connaît pas tout ce qu'on consent à faire ou pas, et tout ce que l'on veut qu'elle nous fasse ou pas. J'ai trouvé que c'était un exercice hyper difficile parce qu'en fait, nous sommes tellement dominé es par un scénario occidental préétabli de ce que nous devrions avoir envie... Le fait que le consentement est graduel, par exemple, rappelle que tu peux avoir envie de quelque chose et puis une minute après, non il n'y en a plus et tu vas à nouveau en avoir envie et puis pouvoir dire qu'en fait tu ne sais pas si tu en as envie et que c'est une réponse qui est complètement valable. Je me suis dit que le BDSM est bien en avance sur ce qu'est le consentement, ce qu'est le désir, la façon dont nos désirs proviennent de scripts qui ne nous appartiennent pas.
C'était important pour moi, qu'au début du film, Kika tombe éperdument amoureuse de quelqu'un alors qu'elle ne s'y attend pas du tout et qu'elle est complètement dépassée par ce désir-là : dès lors, elle est obligée de le suivre d'une certaine façon. Ça m'intéressait aussi de me dire qu'elle va vers le BDSM en pensant que c'est pour l'argent, en tentant de s'en sortir financièrement. En fait, ce n'est pas du tout pour ça qu'elle y va comme si elle était rattrapée par son inconscient, comme si son corps savait mieux qu’elle ce dont elle avait besoin.
C. L. : Pourquoi avoir fait du deuil une thématique qui traverse tout le film de manière très discrète mais omniprésente ?
A. P. : Ce qui m'intéressait, c'était de montrer quelqu'un qui fait son deuil de façon non-conventionnelle. C'est un sujet qui me touche particulièrement et j'avais l'impression qu'il y a peu de récits autour de ça. Je pense que Kika est quelqu'un qui n'arrive pas à faire son deuil parce qu'elle ne peut pas être vulnérable vu la situation économique où elle est.
Quand on parle de travail du deuil, s'il s'agit de faire un travail, ça veut dire qu'un travail ça prend du temps et qu’elle en a déjà un autre. Aussi, elle n'a pas le temps de faire ce travail. Et puis il n'y a rien autour de nous qui nous permet et nous explique comment on pourrait faire ce travail si travail il y a. En plus, entre parenthèses, le travail normalement c'est rémunéré, sinon c'est du bénévolat.
J'avais donc envie d'aller voir comment elle s'en sort avec cette vulnérabilité impossible. Je voulais faire un film où il y a un personnage qui comprend qu'en fait son désir de contrôle, ce n'est pas le bon désir et que la domination ne sera pas la clé. La clé va se trouver dans la douceur, l'accompagnement et la consolation.
C'était un peu ça l'idée. Je pense que c'est aussi un film sur l'impuissance. C'est aussi parce que comme je venais de finir Sauve qui peut, que j'avais envie de parler de cette impuissance-là, l'impuissance face à la souffrance des autres et à la nôtre. La plupart du temps, personne ne nous apprend à faire quoi que ce soit d'intéressant avec ça. On fait comme si ça n'existait pas vraiment ou en tout cas si ça existe, c'est un peu comme un déchet de la société.
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Kika
d'Alexe Poukine
Fiction
110 minutes. Belgique, 2025.
Couleur
Langue originale : français
Avec : Manon Clavel (Kika), Makita Samba (David), .Ethelle Gonzalez Lardued (Mary), Suzanne Elbaz (Louison), Anaël Snoek (Rasha), Thomas Coumans (Paul)
Scénario : Alexe Poukine et Thomas Van Zuylen
Images : Colin Leveque
Montage : Agnès Bruckert
Musique : Pierre Desprats
Son : Thomas Grimm-Landsberg
Étalonnage : Emmanuel Fortin
Costumes : Prunelle Rulens
Décors : Julia Irribarria
Production : Benoit Roland, Alexandre Perrier et François-Pierre Clavel
Sociétés de production : Wrong Men et Kidam
Distributeur (France) : Condor Distribution
Sortie salles (France) : 12 novembre 2025