Cédric Lépine (avatar)

Cédric Lépine

Critique de cinéma, essais littéraires, littérature jeunesse, sujets de société et environnementaux

Abonné·e de Mediapart

3640 Billets

6 Éditions

Billet de blog 5 mai 2024

Cédric Lépine (avatar)

Cédric Lépine

Critique de cinéma, essais littéraires, littérature jeunesse, sujets de société et environnementaux

Abonné·e de Mediapart

Entretien avec Ava Cahen, déléguée générale de la Semaine de la Critique 2024

Du 15 au 23 mai 2024, la 63e édition de la Semaine de la Critique, consacrée à promouvoir les premières et secondes réalisations, en courts et longs métrages, se déroulera à Cannes durant le festival. La déléguée générale Ava Cahen incarne par son ardeur et ses convictions le choix de cette programmation.

Cédric Lépine (avatar)

Cédric Lépine

Critique de cinéma, essais littéraires, littérature jeunesse, sujets de société et environnementaux

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Illustration 1
Ava Cahen © Aurélie Lamachère

Cédric Lépine : En quoi cette nouvelle sélection est le reflet de géographies cinématographiques, des formes et des sujets qui seraient chers au comité de sélection et à la déléguée générale ?

Ava Cahen : Chaque année, nous sommes invité es par les films que nous recevons à voyager, et c'est vrai que nous aimons aller explorer le cinéma partout où il se trouve dans le monde. Ce sont avant tout les films eux-mêmes qui nous cueillent, à travers des regards et des visions ainsi que des esthétiques et des formes qui nous amènent à penser le monde autrement, ou en tout cas à ouvrir plus grand notre regard sur le monde. Nous ne cherchons pas particulièrement de zones géographiques ou de sujets, etc.

Ce sont plutôt les films qui viennent à nous, notre manière de les discuter au sein du comité de sélection, la manière dont on en débat, la manière dont ils nous habitent, aussi, sur un temps long. En effet, nous commençons à visionner des films à partir de la mi-décembre, et nous finissons les visionnages début avril. Nous avons reçu 1050 films qui sont tous vus par le comité de sélection et par moi-même. Nous nous répartissons le travail. C'est vrai qu'il y a eu des films qui ont émergé assez rapidement. Je pense par exemple à Simon de la montaña du cinéaste argentin Federico Luis, qui est un film original, à la fois dans son point de vue, dans ce qu'il nous raconte sur le handicap, et c'est avec une rare acuité qu'est abordée cette thématique.

Il y a, c'est vrai, je crois en commun à travers les films de la sélection, une vision du monde qui consiste à mettre en avant des personnages que la société invisibilise et marginalise. Je pense par exemple à la thématique de l'immigration, qui est très présente dans la sélection, notamment à travers La Mer au loin de Saïd Hamich Benlarbi présenté en séance spéciale. Dans les films français que nous allons présenter, il y a des personnages qui ont un profil franco-arabe, ce qui montre aussi la diversité de nos représentations. Nous aimons à révéler de nouveaux talents de cinéastes, mais aussi toute une nouvelle génération d'acteurs et d'actrices. Il s'agit ainsi de montrer un visage total, de représenter la société telle qu'on la voit, telle qu'elle existe partout.

C'est donc une compétition très internationale, avec Taïwan, le Brésil, l'Égypte... que nous sommes ravis d'accueillir dans notre sélection, ainsi que des films français qui viennent mettre entre parenthèses cette compétition, et montrer toute la diversité et la force de frappe du cinéma national.

C. L. : Cette année voit l'arrivée en compétition d'un film documentaire : est-ce aussi le témoignage d'un cinéma indépendant qui cultive son expression propre avec une autre liberté que celle de la fiction ?

A. C. : Nous constatons de plus en plus, et d'année en année, toutes sections confondues à Cannes des formes hybrides puissantes comme l'an dernier avec Les Filles d'Olfa de Kaouther Ben Hania et Little Girl Blue de Mona Achache, qui sont des films dont le dispositif est très personnel et très original.

The Brink of Dreams / Les Filles du Nil (Rafaat einy ll sama) de Nada Riyadh et Ayman El Amir est différent, parce que c'est moins un film à dispositif, qu'un film qui suit les femmes qui le mettent en scène. Ce sont des caractères libres très insoumises qui vont se battre à travers l'art qu'elles performent dans les rues d'un tout petit village au sud de l'Égypte. Elles vont se battre contre le patriarcat, contre les clichés, contre la domination des hommes. Ce documentaire a permis de libérer une voie d'une société invisibilisée par endroits, alors que la parole des femmes en Égypte est un cas épineux.

La forme du documentaire permettait, avec ses moyens, avec sa narration, avec les outils de cinéma dont il dispose, de tout à fait rendre audibles ces voix si percutantes, si importantes. Et au-delà même de ce documentaire et de la condition de ces femmes en Égypte, je crois que c'est un film qui parle de la condition des femmes en règle générale et de comment par l'art on peut aussi s'émanciper.

C. L. : L'industrie et notamment la distribution en France est malheureusement très fragile et ainsi Rezo Films, le distributeur du film Levante de Lillah Halla primé lors de la Semaine de la Critique à Cannes en 2023, a dû cesser son activité. Quel rôle peut avoir la sélection de la Semaine pour défendre la vie d'un film en salles ?

A. C. : La situation reste fragile en effet. La bonne nouvelle cette année, c'est que les films que nous allons présenter sont tous accompagnés de distributeurs français. Ils auront donc accès aux salles de cinéma, et je l'espère, nous sommes là aussi pour cela, qu'ils vont trouver un public. L'exposition du film à Cannes constitue la première mondiale des films : après le moment où nous avons été, nous, avec le comité de sélection, les premiers spectateurs et spectatrices, les premiers regards de ces films, tout d'un coup, nous libérons le regard et nous l'offrons en partage à d'autres. Ce n'est qu'un premier temps, puisque nous réalisons la reprise des films de la Semaine de la Critique un peu partout en France, et puis nous accompagnons les films dans des festivals du monde entier, jusqu'à leur sortie française.

Il existe un vrai travail pour accompagner les distributeurs qui sont mis en difficulté, leur montrer qu'une sélection cannoise, comme la nôtre en tout cas, n'est pas là que pour exposer un film ou le sélectionner. Il s'agit de travailler à son rayonnement et de faire en sorte que les films rencontrent son public. En effet, le but de toutes nos démarches et ceux des cinéastes qui font leurs films, c'est d'être vus par le plus grand nombre : nous essayons d'y travailler. C'est une réalité, les distributeurs sont fragilisés et à l'endroit des premiers et des deuxièmes films, comme c'est le cas pour la sélection de la Semaine de la Critique, ce sont des paris que nous faisons. Nous croyons au présent, et nous pensons que ces talents vont avoir un très bel avenir. C'est ce que nous leur souhaitons.

Illustration 2

C. L. : Est-ce que tu as l'impression depuis la pandémie de Covid que l'industrie du cinéma souffre de la forte concurrence des plateformes ?

A. C. : Il est vrai aussi que l'avènement des plateformes, amène une standardisation et une uniformisation des sujets, des points de vue, de traitement, à plein d'endroits. Cependant, je remarque, en fait, depuis trois ans, on voit, en tout cas les films des sélections en témoignent, des choses qui sortent des standards. Je découvre ainsi un cinéma plus intimiste et je pense par exemple à Blue Sun Palace, long métrage américain de la réalisatrice américaine d'origine chinoise Constance Tsang. Dans le cinéma indépendant américain notamment, il n'est pas évident de trouver toujours des pépites mais je crois que ces dernières années il se passe quelque chose. Ainsi des réalisatrices comme Constance Tsang mais aussi Céline Song qui sont aussi issues de l'immigration, ont d'autres histoires à raconter. Cela passe par d'autres formes et une autre expression. Je crois encore beaucoup que, si le cinéma ne peut pas changer le monde, il peut changer le regard qu'on peut en avoir. Du côté des premiers et des deuxièmes films, il ne faut surtout pas s'arrêter d'y croire parce qu'on est nourri en permanence en réalité par des cinéastes venant de pays mis en difficultés. Je pense par exemple à notre cinéaste argentin alors que l'Argentine est en ce moment sous dictature fasciste où la création et la culture sont complètement muselées : dès lors, oser faire un film comme Simon de la montaña dans ce contexte-là donne envie d'y croire. Nous pouvons faire la révolution par le cinéma pour pouvoir exposer aussi ces états de révolution et les premiers et les deuxièmes films y contribuent.

C. L. : Dans la continuité de cette question, le monde des festivals en France est en crise avec les personnes qui font les festivals toujours soumis à plus de précarité comme le souligne les interventions du Collectif Sous les écrans, la dèche.

A. C. : Nous nous apprêtons à recevoir le Collectif Sous les écrans, la dèche à la Semaine de la Critique pour leur donner la parole sur scène à Miramar. Tous les métiers du cinéma sont en difficulté, tous ceux qui travaillent pour les festivals. Plus qu'une discussion, c'est une réflexion collective qu'il serait bon d'enclencher, pour aboutir à du concret. Je crois que Cannes n'est pas qu'un endroit de glamour, de célébration et de fête : il faut aussi faire entendre des messages politiques qui nous permettent d'envisager un avenir meilleur et serein pour continuer à pouvoir exposer librement des films aussi libres tels que Cannes les expose, toutes sections confondues.

C. L. : La perception du cinéma est également en train de changer avec les révélations d'abus qui ne peuvent plus cautionner les agissements d'un ou d'une cinéaste au nom de l'Art. Cela change-t-il aussi l'appréhension du cinéma à mettre en valeur ?

A. C. : Quand on rencontre ou qu'on découvre les équipes de films, nous sommes vraiment rassurés en ce sens. Nous constatons que les films que nous avons sélectionnés sont très authentiques et nous paraissent être, à travers de bons yeux, entre de bonnes mains, raconter des trajectoires et des destins de personnages, dont on parle peu. En ce qui concerne, par exemple, le mouvement #MeToo, nous avons sélectionné deux films qui traitent à minima ces questions. Je pense évidemment à Julie Keeps Quiet (Julie zwijgt) de Leonardo Van Dijl. Ce film belge parle justement de la libération de la parole dans un cadre sportif. Si tous les outils sont mis aujourd'hui à disposition pour les victimes d'abus pour pouvoir en parler, toute la difficulté reste intérieure, évidemment, et ça concerne la victime. Cela passe par le regard d'un réalisateur, ça passe par le regard d'un premier film qui prend soin non seulement de son personnage, mais également de son actrice, absolument fabuleuse.

Animale, que nous présentons en clôture, signé Emma Benestan, raconte le sexisme et le machisme, autour d'une jeune femme qui a un rêve, mais qui est sous domination, en tout cas, qui vit ce rêve en terre des hommes. C'est un rêve que les hommes, normalement, ont pour eux, et qu'ils ne veulent pas partager. L'action se passe dans le milieu de la course camarguaise de taureau. On voit bien que dans le traitement de ces films, dans les questions que les cinéastes se posent en terme de mise en scène, de point de vue, d'angle, de rapport de caméra au personnage, au corps, etc., il se passe quelque chose, qu'il y a une prise de conscience, tout naturellement, qui a été faite, et que nous, nous épousons volontiers.

Je veux juste ajouter pour conclure que ça me réjouit de voir que c'est ma première année où je peux voir autant de films queer. C'est génial parce que c'est révélateur d'une société qui change, et de regards qui changent. Cet aspect queer se trouve dans tous les sens du terme très bien illustré dans Les Reines du drame d'Alexis Langlois.

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.