Entretien avec Luc Chareyron, auteur et acteur de Ça résiste, pièce de théâtre mise en scène par Hervé Peyrard
Au Festival au Village de Brioux-sur Boutonne 2014, Luc Chareyron (après L’Éloge de la pifométrie) est venu présenter sa nouvelle pièce de théâtre intitulée Ça résiste pour deux représentations. Cette pièce avait bénéficié d’une résidence d’écriture à la Maison des Arts en 2013.

Dans votre spectacle, les lois de la physique vous conduisent à mener une réflexion sur la société humaine actuelle, réunissant les « sciences dures » avec les « sciences molles ».
Luc Chareyron : Ces liens entre ces domaines distincts des sciences comme le rapport entre réalité et fiction sont au cœur de ma création artistique depuis le premier texte que j’ai écrit. De même, les messages de Radio Londres durant la Seconde Guerre mondiale me fascinent énormément : ces petits messages ont eu un impact significatif débouchant sur des actions. Il y a en eux une poésie surréaliste parce que ces messages étaient volontairement incompréhensibles. Ces messages partent de Londres avec les plus grandes difficultés : le matériel sonore est mauvais, les Allemands brouillent ces messages. Ces mots ont donc toutes les difficultés pour s’affirmer dans le monde humain et pourtant ils ont une portée agissante, avec par exemple des enfants qui pourront échapper aux rafles. Ce n’est pas que l’espoir d’un jour meilleur qui est diffusé, mais une pensée menant à une action dans le cours de l’Histoire. Ces messages ont pour moi une charge émotionnelle très forte qui explique qu’ils ouvrent et ferment le spectacle Ça résiste. J’aime bien la science mais je ne suis pas un scientifique. Ce qui m’intéresse dans la science c’est le moment où elle va muter vers l’absurde.
Toutes les informations scientifiques dans le spectacle sont-elles vraies ?
L. C : Oui, car je travaille en outre mes textes avec des consultants scientifiques. Il se trouve que mon spectacle L’Éloge de la pifométrie m’a ouvert les portes de plusieurs laboratoires où il a été accueilli et notamment le CERN, le « saint des saints » de la recherche scientifique pure. En songeant à mon prochain spectacle j’ai pensé qu’il serait intéressant qu’un scientifique puisse m’expliquer ce que signifie la résistance d’un point de vue physique. J’ai été reçu par Philippe Lebrun, l’ancien ingénieur en chef de l’unité gérant le LHC, le plus grand accélérateur de particules au monde. J’ai bénéficié durant toute une journée d’une conférence privée sur la résistance, les électrons, etc. Il m’a expliqué que le monde quantique était contre intuitif. Dès lors, notre conversation ne pouvait qu’être philosophique. Ainsi, plus on plonge dans la recherche pure, plus l’appréhension du réel pose problème. « Sommes-nous des ondes ? » L’hypothèse la plus stable pour le moment est que l’univers serait un hologramme dont nous serions à la surface. Cela devient donc très complexe, conduisant à l’idée que plus on en sait, moins l’on n’en sait. Je commençais en moi à voir apparaître mon personnage dont on ignore s’il s’agit d’un universitaire, d’un savant fou. Quoi qu’il en soit, ce personnage permettait d’entrevoir la science comme une porte d’entrée sur le monde.

Pouvez-vous nous en dire un peu plus sur la création de ce personnage dont il est difficile de connaître l’identité exacte ?
L. C : Ce choix a été l’un des plus difficiles sur ce spectacle et les réponses sont venues à la fois d’Hervé Peyrard, le metteur en scène et de Dominique Fournier, la costumière et accessoiriste. Très vite, au moment des répétitions avec Hervé Peyrard est apparue la question concernant le personnage principal de la pièce : « qui est-il et que fait-il là ? » Nous nous sommes beaucoup torturés sur cette question jusqu’à ce que la costumière réponde « Eh bien, il faut arrêter de se poser cette question : il s’agit simplement de quelqu’un qui a décidé de parler. » Alors, en un jour Dominique Fournier a conçu le costume du personnage. Entre nous et sans qu’il en soit question sur scène, nous avons donné à ce personnage un nom secret : Vlad Pilastron. C’est un oncle certainement lointain de l’ingénieur un peu plus fringuant d’Éloge de la pifométrie avec peut-être des accointances avec le Professeur Tournesol et Foucault.
Le sujet du spectacle a beau traité de sujets sérieux, avec des analogies qui viennent des sciences physiques, cela ne vous empêche pas d’avoir un ton comique et parfois même burlesque dans l’interprétation de votre personnage.
L. C : Pour moi le sourire est essentiel dans un spectacle. Je ne dispose pas pour autant d’une formation d’acteur comique, bien au contraire : issu du Conservatoire, j’ai enchaîné des rôles dramatiques. Mais il y a eu ce bien heureux accident de parcours qu’est Éloge de la pifométrie où j’ai découvert les vertus du rire sur scène. Je crois vraiment que le rire éloigne de la peur. Or, un esprit qui s’éloigne de la peur est un esprit qui se libère. Je constate sur scène, dans mon rapport au public, que le rire libère le meilleur de chacun. Lorsque l’on rit, on peut entendre et commencer à discuter de tout, aussi bien de choses légères que des histoires d’électrons. Le rire est souvent quelque chose qui me dépasse : j’aborde des choses sinistres dans mes spectacles qui finissent par faire naître le rire chez le spectateur. Même si je ne contrôle pas mon potentiel comique, il est vrai qu’Hervé Peyrard, le metteur en scène, est là aussi pour l’orchestrer. Ce spectacle est le fruit d’un travail à plusieurs. Je ne peux plus envisager une pièce de théâtre sans porte d’entrée par le rire.

Le comique est également issu de votre travail sur le texte.
L. C : En effet, j’ai plaisir à jouer avec les mots et à chercher les collisions de sens. De la même manière, j’ai pu apprendre au CERN qu’une collision de la matière faisait apparaître de nouvelles choses. Ainsi, de la collision des mots naît une nouvelle signification inattendue. Le monde est anxiogène : vivre c’est mourir. Soit cette pensée nous empêche de vivre, soit on recherche comme les électrons le rebond. Cela rappelle la situation actuelle des intermittents : si l’on ne peut pas gagner contre le grand capital, nous lutterons et nous ne mourrons pas à genoux.
Il y a ainsi dans cette pièce une dimension cathartique dans le fait de se détacher de l’emprise de la peur.
L. C : Caroline Guiela Nguyen, une amie metteur en scène, m’a fait remarquer que mon personnage a très peur du vide : le plateau est vide et il se confronte en permanence au vide. Cette peur du vide devient presque métaphysique. Le monde est anxiogène parce qu’il est trop plein et voir un clown sur scène se confronter au vide peut en effet avoir un intérêt cathartique. J’ai encore peu de recul sur mon travail sur Ça résiste mais il y a une chose que j’aime beaucoup : finalement il y a sur scène peu de choses, mais le spectacle fait appel à toute mon expérience de la scène. C’est un véritable théâtre en marche.
L’intérêt de Ça résiste est aussi de réveiller la conscience politique du scientifique et de l’expert en général qui semblaient détachés du monde en se consacrant à la recherche pure.
L. C : Je ne pense pas que les scientifiques et autres spécialistes soient endormis, mais ils se trouvent au cœur d’un monde où des idéologies s’affrontent. Au CERN, il est écrit dans les statuts que l’armée ne peut avoir aucune main mise sur ce qui s’y passe. Ainsi, la recherche est détachée de toute contingence économique, de tout retour sur investissement. Le CERN a été créé à la suite de la Seconde Guerre mondiale par une poignée de scientifiques qui voulaient éviter que ne se reproduisent les conséquences de la bombe atomique. Statutairement les ministères n’ont pas accès au CERN qui est financé par 22 pays. À un moment où l’humanité était en péril, la pensée a ainsi réussi à reprendre le dessus.

À un moment de la pièce, le grand ennemi du personnage principal de Ça résiste est désigné : la pensée dominante.
L. C : La pensée dominante est pour moi un néant. C’est d’ailleurs un élément qui a aussi participé à la mise en route de l’écriture de la pièce. Je suis né en 1969 au moment des chocs pétroliers. Je n’ai cessé depuis mon enfance d’entendre parler d’un monde en crise. Au collège, au moment des choix d’orientation professionnelle, on ne me parle que de secteurs bouchés. Pompidou parlait des difficultés économiques, de la nécessité de faire des efforts pour sauver le pays : c’est le début du néolibéralisme et beaucoup y ont foi. J’ai donc vécu dans un monde en crise. C’est grâce à Jean-Yves Picq et sa pièce Le Conte de la neige noire que j’ai commencé à comprendre l’idéologie qui se manifeste derrière ces déclarations. Le discours inlassablement mené sur la crise est une pensée dominante. C’est l’art et les voyages qui m’ont permis de connaître des voix dissonantes face à cette pensée dominante. Ces voix sont moins fortes que celle qui dispose du plus puissant haut-parleur.
La pensée dominante n’est en effet possible qu’en utilisant des médias dominants.
L. C : En dix ans, à la fin des années 1990 et au début des années 2000, j’ai pu voir le paysage médiatique opérer un véritable basculement. La pensée subversive dans les journaux signifiait alors vraiment quelque chose. Ensuite, ce fut les années de récupération et à cet égard la subversion fut ce que la pensée dominante récupérait le mieux.
Propos recueillis en juillet 2014, à Brioux-sur Boutonne, à l’occasion du Festival au Village.
Crédits de la pièce Ça résiste :
Texte et jeu : Luc Chareyron
Mise en scène : Hervé Peyrard
Costumes et accessoires : Dominique Fournier
Création lumières, régie générale : Franck Besson
Création audio/vidéo : Luc Chareyron, Franck Beson
Création postiche, maquillage : Mireille Sourbier
Administration et tournées : Vocal26