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Billet de blog 5 août 2015

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« À Melle, une prise de conscience collective que l'art renouvelle la vie » Dominique Truco

Entretien avec Dominique Truco, directrice artistique de la VIIe biennale internationale d’art contemporain de Melle, Jardiniers terrestres, jardiniers célestes (4 juillet au 27 septembre 2015).

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De gauche à droite : Gilles Clément et Dominique Truco © DR

Entretien avec Dominique Truco, directrice artistique de la VIIe biennale internationale d’art contemporain de Melle, Jardiniers terrestres, jardiniers célestes (4 juillet au 27 septembre 2015).

Cédric Lépine : Pouvez-vous rappeler le contexte qui a conduit à la naissance de la première biennale en 2003 ?  

Dominique Truco : En substance je dirai, le désir de vivre l'art autrement.

À l'automne 2002, la Ville de Melle me confie la direction artistique de la manifestation estivale alors intitulée « Romanes, festival international d'art contemporain » initialement imaginée pour rapprocher l'art d'aujourd'hui et le riche patrimoine roman.

Créé en 1996, ce festival laisse peu de place en 2001 et 2002 à la création, emprunte essentiellement des œuvres à des collections publiques et s'essouffle avec 2 000 visiteurs, dans l'indifférence et parfois l'irritation des habitants.

La mission qui m'est confiée pour 2003 est de réaccorder les Mellois et de nouveaux publics aux artistes et à l'art d'aujourd'hui !

C'est justement mon credo et ma pratique professionnelle depuis douze ans au Confort Moderne à Poitiers, où, directrice artistique, j'ai toujours choisi de travailler avec des artistes qui, sans démagogie, parlent à tous, placent l'humain au centre de leurs recherches, transgressent les frontières de l'art, et renouvellent notre vision du monde... de James Turrell à Jacques Villeglé,  Pierre Henry, Glen Baxter, Paul Panhuysen, Alice Maher, Christina Kubisch, Jean-Luc Moulène, Julien Blaine, Serge Pey, Jakob Gautel, etc.

Par ailleurs, depuis 1997 je rêve de travailler autrement et j'ai conçu un projet à l'échelle d'une ville entière pour y inventer et mettre en œuvre des liens nouveaux de création et de fréquentation des œuvres au quotidien dans la stimulante diversité humaine, architecturale, environnementale.

C'est à Melle que je réussis à réaliser cette belle utopie depuis maintenant douze années avec la confiance des artistes, des élus, des habitants. Ici nous avons ouvert, avec 161 artistes de tous les continents et des œuvres en prise directe sur la vie, des chemins vivants offerts à tous, à la croisée de plus de créativité, de sens et d'humanité.

En juin 2003, L'art d'être au monde voit le jour, après six mois de rencontres et de rapprochements de 38 artistes et de 60 partenaires locaux appartenant à tous secteurs d'activités, de la médiathèque au bistrot, des boulangers à la mercière, des pharmaciens aux bouchers, coiffeurs, du cinéma Art et Essai au foyer logement de personnes âgées, de la mairie, aux lycées, etc. Plus de 400 œuvres sont présentes dans la ville et 6 000 visiteurs les découvrent en deux mois.

C'est à la clôture de L'art d'être au monde, en septembre 2003, que les élus et les partenaires mesurent l'impact du travail, et décident de poursuivre cette expérience réjouissante... deux ans plus tard, en 2005.

Ainsi est née la première Biennale internationale d'art contemporain de Melle.

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"État du ciel" de Sylvain Soussan © Christian Vignaud

C. L. : Quelles étaient les personnes et les institutions à l’initiative de ce rendez-vous culturel ?

D. T. : La Ville de Melle, son maire, Pierre Poupin, Yves Debien – actuel maire de Melle et premier vice-président de la Région Poitou-Charentes – et Françoise Lemaire, alors adjoints à la culture et à la communication, sont à l'initiative de cette biennale, auxquels étaient associés les membres de la commission culture.

La Ville avait obtenu les soutiens institutionnels de la DRAC Poitou-Charentes, de la Région Poitou-Charentes, du département des Deux-Sèvres. Il faut ajouter tous les partenaires privés et les complicités des habitants que j'ai fédéré après trois mois de porte à porte.

Melle est une terre de création et cette petite ville est « faite pour l'humain » comme le soulignait Gilles Clément en août 2006 lors de notre première journée de repérage.

Il faut souligner l'attention constante à la qualité de la vie, à la nature, à la vie associative cultivée depuis les années 1970 dans la filiation de Jean Bellot, le charismatique maire-charcutier de profession, botaniste-jardinier-humaniste-amateur d'art... En 1989, Jean Bellot invite Knud Viktor à créer une œuvre sonore, Éclats d'argent, dans le site historique des Mines d'argent des rois francs.

C. L. : Qu’est-ce qui selon vous a permis la pérennisation de cet événement ?

D. T. : C'est l'adhésion des Mellois et des publics aux contenus artistiques, philosophiques de chacune de ces biennales qui a permis ce développement depuis douze ans.

Des contenus que j'ai construit sur des nécessités qui parlent à tous :

Nécessité de vivre l'art dans le tissu vivant de la ville et la proximité du quotidien.

Nécessité d'inventer de nouveaux liens de création et de fréquentations des œuvres. 

Nécessité de rapprocher les univers et de faire connaissance.

Nécessité de réfléchir à nos conditions d'existence en commun, aux enjeux écologiques, à l'hospitalité universelle, aux droits humains fondamentaux.

Nécessité de célébrer la vie et non de la saccager !

Ce qui se pérennise à Melle, c'est une prise de conscience collective que l'art renouvelle la vie. Que l'art est agissant. Ce qui s'invente depuis douze ans c'est une aventure artistique et humaine absolument singulière construite sur la confiance et la liberté de création.

Cette considération des Mellois et des visiteurs n'a cessé de s'amplifier au fil des ans. En témoigne la fréquentation en croissance constante : 6 000 visiteurs en 2003, 15 000 en 2005, 25 000 en 2007,  28 000 en 2009, 31 000 en 2011,  33 000 en 2013.

Évidemment cette fréquentation dans une ville de 3 900 habitants a un fort impact sur l'économie locale et le tourisme. Si nous avions les moyens de développer une réelle information régionale et nationale digne du contenu, nous doublerions sans aucun doute la fréquentation.

C. L. : Quel est le public de la biennale ? Mellois, touristes, néophytes, amateurs d’art, professionnels du milieu de l’art, touristes, etc. ?

D. T. : La réponse est précisément dans votre question. La force de la biennale est de réunir des publics multiples de tous âges et horizons culturels, locaux et nationaux. Et c'est réjouissant d'appréhender la diversité des visiteurs. La biennale se visite en famille, entre amis. Je viens de croiser cet après-midi dans

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"Toujours la vie invente" de Gilles Clément © Christian Vignaud

, un couple de jeunes retraités, lui garde-forestier et elle institutrice venue de Vendée. Ils sont à Melle depuis trois jours pour découvrir la biennale. Ils me déclaraient leur satisfaction. « C'est notre 6e biennale, me disaient-ils. On regrette de n'avoir pas connu la première. On est curieux de la suivante. »

C. L. : Sentez-vous que vous établissez un dialogue avec le public au fil des années en concevant votre programmation ?

D. T. : De biennale en biennale, d'œuvre en œuvre, j'ai le sentiment que s'écrit une sacrée belle histoire. Les visiteurs sont enthousiastes, toujours surpris et comme régénérés.

Je vous invite à relier en une seule phrase chaque citation sur lesquelles j'ai construis chacun de ces projets artistiques, de Francis Ponge à Albert Jacquard, de Wangari Mathai à Gilles Clément, Francis Hallé, Paul Virilio, Edgar Morin, Aimé Césaire. Il y a de l'insurrection et de la beauté dans l'air, de la poésie et de la résistance. Un nouvel art de jardiner notre vision du monde, dont dépend le monde.

C. L. : À travers la scénographie de la biennale, comment construisez-vous le dialogue entre le patrimoine local (art roman, édifices historiques laïcs ou religieux, etc.) ?

D. T. : Des Mines d'argent aux lavoirs, de l'Hôtel de Ménoc au Temple, des halles au kiosque à musique, de la rivière la Béronne, aux jardins et chemin de la découverte doté de 1 600 espèces de feuillus, Melle concentre un incroyable patrimoine bâti et naturel… éclairé par le génie roman de ses trois églises... Tous ces contextes sont des territoires passionnants d'investigations et de création pour les artistes. La place des œuvres s'accorde à la richesse de ces contextes. Ces rapprochements sont une composition. J'ai l'intuition de l'espace qui servira au mieux l'œuvre!  La directrice du studio de Bill Viola m’a adressé un message de satisfaction : « en dix ans, c'est la première fois que Tristan's Ascension et Fire Woman sont aussi parfaitement présentés dans l’église Saint-Pierre! » Après la grande halle de la Villette en 1999-2000 où Gilles Clément présentait Le jardin planétaire, et après l'Abbaye de Noirlac, il fallait cette année un temple à Gilles Clément pour présenter cette pensée visionnaire et ses 80 jardins. Merci à la communauté protestante de nous avoir offert leur temple. Dans la nef de Saint-Savinien, la Bibliothèque de terres/Poitou-Charentes de Kôichi Kurita, sur une longue table de 13 mètres, nous tient en orbite autour de la terre !  Belle adéquation également de Réaction et les 58 bougies de Florian de la Salle et Dominique Robin dans la salle des Pas Perdus de l'ancien tribunal d'instance à l'Hôtel de Ménoc, etc.

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"Bibliothèque de terres/Poitou-Charentes" de Kôichi Kurita © Christian Vignaud

C. L. : Pourquoi avoir cette année donné une carte blanche à Gilles Clément ? En quoi peut-il être un fil conducteur de cette biennale ?

D. T. : En 2007, Gilles Clément et Wangari Maathai, prix Nobel de la paix 2004, constituaient mes deux référents pour élaborer la IIIe biennale intitulée Eau, air, terre : la sagesse du jardinier. Nous entrions avec eux de plain-pied dans les questions cruciales et planétaires de la conservation de la vie. Transition de notre réflexion locale vers le global. Invitation à réfléchir ensemble à nos responsabilités collectives face aux activités qui dévastent la nature et menacent nos existences… Au cours de l'été 2006, j'invite Gilles Clément à explorer Melle pour imaginer une proposition. Je convie les « jardiniers » Jean Bellot, Jean-Luc Denis, responsable des jardins et Pierre Jozelon. Nous entrons dans le Parc de la Maladrerie, un océan d'orties traversé par un ruisseau. Une semaine plus tard, Gilles me propose son projet. En réaction à l'aberration de la loi d'orientation agricole de 2006, Gilles Clément propose alors de créer à Melle son premier jardin politique : le Jardin d'eau, jardin d'orties. Un jardin qui résiste au brevetage et à la confiscation du vivant et qui permet à petite échelle de montrer comment faire pour rétablir l'équilibre biologique des milieux aquatiques. Le jour de l'inauguration, du purin d'orties était offert aux visiteurs, et depuis 8 ans, Jean-Luc Denis continue sa distribution gratuite chaque vendredi de juillet. Le Conseil municipal avait  délibéré sur cette proposition et s'était mis hors-la-loi en s'engageant dans la création de ce jardin. La ville de Melle prenait le risque d'être poursuivie en justice !

En 2009 pour Être arbre, être nature, avec L'homme symbiotique, Gilles Clément nous invite à changer de paradigme économique et réfléchir « à comment exploiter la nature sans la détruire ». Pour la Ve biennale en 2011, avec Habiter la terre : du battement de cœur à l'emportement du monde, il élargissait la famille botanique des orties à sept nouvelles espèces. Cette année avec Toujours la vie invente, le jardinier-philosophe nous introduit au cœur de sa pensée visionnaire fondée sur une écologie humaniste expérimentée depuis 1977 à la Vallée, son jardin dans la Creuse. Une philosophie au rayonnement universel cultivée dans des livres et 80 jardins qui nous invitent « à observer la nature, à ne plus nous placer au-dessus, à faire le plus possible avec et le moins possible contre ».

Gilles Clément est le grand penseur et praticien d'une écologie humaniste. Il nous conduit à cette prise de conscience que « le jardinier d'aujourd'hui, c'est l'ensemble des habitants de la planète. La population humaine est responsable dans son ensemble du jardin planétaire. » Citation dont j'ai confié la mise en image à Pascal Colrat pour la biennale 2015.

C. L. : Quel est le lien que les artistes de la Biennale cultivent avec l’écologie ?

D. T. : Cette biennale conjugue écologie et philosophie de l'existence avec 25 artistes qui ont le génie de vie. L'écologie est la science de la vie ! Sous différentes formes elle habite tous les artistes invités : Julien Blaine, Karine Bonneval, Patricia Cartereau, Gilles Clément, Pascal Colrat, Alain Cugno, Olivier Darné et le Parti Poétique, Nikolas Kozakis, Raoul Vaneigem, Kôichi Kurita, Manuela Marques, Laurent Millet, Oscar Munoz, Dominique Robin, Marie-Monique Robin, Florian de la Salle, Sylvain Soussan, Yuriko Takagi, Bill Viola aux étonnants peintres-paysans Warli Ramesh Hengadi, Jivya Soma Mashe, Shantaram Tumbada, Reena Umbersada, Anil Vandag.

L'impact sur la ville est réel. Depuis la création du Jardin d'eau Jardin d'orties, le Conseil municipal a supprimé tout pesticide. À Melle, nous sommes en terre saine.

C. L. : Pouvez-vous définir ce « nouveau projet de société pour un jardin planétaire viable » dont vous parlez ?

D. T. : J'invite vos lecteurs à venir découvrir concrètement de beaux exemples de ces nouveaux projets de société notamment dans Toujours la vie invente de Gilles Clément et dans les deux films manifestes de Marie-Monique Robin diffusés en permanence dans la salle de l'ancien tribunal d'instance de l' Hôtel de Ménoc. Bouthan : au pays du Bonheur national brut et Femmes pour la planète témoignent justement, tout comme son exposition Sacrée croissance à découvrir au Zoodysée de Chizé, des alternatives qui se développent dans le monde pour reconquérir l'autonomie alimentaire, l'autonomie énergétique, l'autonomie bancaire… face aux asservissements. Il ne tient qu'à chacun de nous… Du jardin où l'on devrait accumuler le meilleur dépend la vie du jardinier !

Je vous recommande aussi les deux films de Nicolas Kozakis et Raoul Vaneigem, Qu'en est-il de votre vie ? et Un grain de poésie dans un désert de sable, aussi radicaux que poétiques.

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Nicolas Kozakis & Raoul Vaneigem "Un grain de poésie dans un désert de sable, capture d’écran - vidéo digitale, 9’54, 2015 © ima © DR

C. L. : Pour intituler cette nouvelle biennale, pourquoi invoquer le ciel et la terre ? Sont-ils selon vous les deux éléments essentiels de la création ?

D. T. : Ce n'est pas une invocation, c'est une vertigineuse et cosmique réalité ! L'Humanité se tient en suspension dans l'univers qui semble avoir commencé il y a 15 milliards d'années sur un petit enclos sphérique à la biomasse épuisable, en révolution autour du Soleil… Physique, astrophysique et métaphysique de l'existence !

C. L. : Les artistes de cette biennale venant du monde entier, leurs œuvres traduisent-elles un panorama international de la conscience écologique ?

D. T. : Une conscience écologique planétaire, à l'image du sommet qui se tient du 30 novembre au 11 décembre 2015 à Paris et va réunir 198 chefs d'Etats… La biennale a d'ailleurs reçu le label COP 21.

C. L. : L’idée du jardinier créatif peut faire penser au « Il faut cultiver son jardin » énoncé en conclusion par le Candide de Voltaire après avoir parcouru un triste tour des atrocités du monde.

D. T. : « Cultiver son jardin » est certainement le plus simple, le plus fertile et le plus universel degré d'accomplissement de l'existence humaine.

C. L. : La Biennale permet-elle selon vous de repenser la réalité sociale et écologique au niveau local, telle une invitation au public de prendre ses responsabilités locales dans un univers aux enjeux mondialisés ?

D. T. : Elle y contribue, en complémentarité avec de nombreux autres chantiers individuels et collectifs.

Pour plus d’informations : www.biennale-melle.fr

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