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Billet de blog 7 décembre 2016

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Entretien avec Andrea Campos, artisane au Costa Rica

Au Costa Rica, où les principales ressources reposent sur le tourisme, l'artisanat local est paradoxalement dénigré par les gouvernements successifs. Avec le témoignage d'Andrea Campos, artisane et anthropologue dont la petite entreprise s'intitule "Bocaracá", c'est tout un regard sur le fonctionnement souvent peu audible d'une société qui se révèle, ainsi que les immenses enjeux de l'artisanat.

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Illustration 1
Andrea Campos © DR

Cédric Lépine : Peux-tu présenter la situation actuelle de l'artisanat au Costa Rica ?
Andrea Campos :
En tant qu'artisane, je me pose beaucoup de questions et j'ai autant de doutes. En effet, lorsque je me demande où est l'artisanat au Costa Rica, il faut savoir ce que signifie l'artisanat pour les Costaricains. Par exemple, pour moi l'artisanat se définit avec ce que réalisent les populations indiennes originaires. Leur travail est merveilleux, qu'ils utilisent la fibre végétale pour les colliers ou mettent en valeur diverses techniques impressionnantes. Je pense que lorsque les gens pensent à l'artisanat, cela les gênent d'envisager ce type d'artisanat parce que les Indiens dans ce pays sont invisibles aux yeux du reste de la société. Il n'y a pas dans ce pays de culture artisanale : l'habitude est ici plutôt de dénigrer ce qui est fait manuellement. Le plus important est alors le prix de l'objet plutôt que la manière dont il a été réalisé.

C. L. : Est-ce que l'économie touristique du pays a permis de soutenir l'artisanat ?
A. C. :
Il existe grossièrement deux types de tourisme. Un premier qui ne voit pas la différence entre un artisanat autochtone d'un objet fabriqué en série en Chine. J'ai vu des touristes qui achetaient des souvenirs du pays en grande quantité pour le ramener en Europe, alors que c'étaient en fait des souvenirs chinois. Je vois là une contradiction, car il n'y a de leur part aucun désir de réellement savoir s'il s'agit d'un travail réellement artisanal costaricain. Il existe un autre tourisme qui valorise le travail artisanal et auquel il ne lui importe pas de payer un prix élevé car il sait que l'objet conçu le mérite. Grâce à ce tourisme, des artisans peuvent venir présenter leurs créations, en particulier à l'extérieur de la ville de San José, près des plages sur la côte. C'est ici que l'on rencontre le tourisme attiré par la nature, qui se distingue du tourisme sexuel dont le seul but est d'exploiter un peu plus les personnes.
Il n'existe pas d'espace dans la ville pour les artisans. Ceux-ci ont beau produire en grande quantité et beaucoup de talent, ce qui reste problématique c'est la commercialisation de l'artisanat parce que les lieux n'existent pas. Un autre problème apparaît avec des personnes sans scrupules qui veulent tirer profit du travail des artisans. Ainsi, des artisans sont invités à des ventes mais doivent payer un prix exorbitant pour pouvoir s'installer sur un marché alors que l'économie est actuellement difficile et qu'il n'est pas certain qu'ils puissent récupérer cet investissement initial. En raison de tous ces facteurs, les artisans ont dû chercher de nouvelles options. Le chômage étant en pleine croissance, je vois également le développement des activités informelles. Mais là aussi, dans le secteur informel, il n'y a pas de lieu pour pouvoir vendre son artisanat. C'est là une contradiction qui ne permet pas de vaincre le chômage. En outre, il n'existe pas ici cette culture qui consiste à apprécier le travail manuel : on dénigre plus facilement le prix. Pourtant, ces mêmes personnes vont dans des magasins acheter des vêtements de marque à un prix très élevé sans que cela ne les gêne le moins du monde. Évidemment, en tant qu'artisane, je suis indignée d'une telle attitude : pourquoi le client ne va pas dire dans ces magasins de marque que leurs produits sont chers alors que cela ne le préoccupe pas de m'en faire la remarque, à moi ? Cela me fait beaucoup souffrir car en tant qu'artisans, nous ne cherchons pas à profiter des gens mais à proposer un prix juste pour tous. La situation à cet égard est très difficile.

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© DR

C. L. : Qu'en est-il de ces magasins de vente dans le centre de la ville ? N'y a-t-il aucun espace pour y vendre l'artisanat local ?
A. C. :
Tout d'abord, le prix de la location de ces magasins est très élevé si l'on y ajoute également les différentes charges de l'activité artisanale. L'artisan est donc contraint à laisser à un très bas prix ses objets au propriétaire du magasin qui se fera ainsi une plus une grande marge. Avant, je travaillais ainsi, mais je m'en suis vite lassée car je ne voulais plus être exploitée. J'ai donc retiré mes produits de certains magasins. Mais il ne faut pas non plus généraliser, il reste encore des responsables de magasins honnêtes. Toutefois, la majorité profitent de la situation où l'artisan ne rencontre aucune autre option pour vendre son travail. Au final, ce n'est pas une situation digne pour les artisans dans ce pays. Il existe bien de grands marchés, mais ils ne se produisent qu'une à deux fois par an. Pourtant, les artisans mangent tous les jours : comment dès lors peuvent-ils vivre de leurs activités dans ces conditions ?
En revanche, ces marchés sont très intéressant puisqu'ils permettent aux artisans de se connaître avec leurs homologues et la clientèle : ces lieux constituent de vrais poumons pour l'artisanat.
Au fond, il semble que le pays ne prend pas en considération l'activité artisanale comme ressource économique nationale, lorsque les importations massives de produits manufacturés arrivent sur le marché.

C. L. : N'existent-ils pas des exemples de coopératives ou d'associations d'artisans ?
A. C. :
Il en existe mais ces initiatives sont rares, faibles et souvent contraintes. La recherche d'autonomie ne plaît guère au gouvernement, c'est pourquoi il ne l'appuie en aucun cas. Les exemples de coopérations sont trop peu nombreuses pour être significatives du milieu artisanal.

C. L. : D'où vient l'initiative de l'INAMU (Institut National de la Femme) organisatrice du marché des artisanes le premier week-end de décembre ?
A. C. :
Je ne peux pas dire avec exactitude le cadre dans lequel a surgi cette initiative. En revanche, je crois qu'un des objectifs de l'INAMU est que les femmes puissent disposer de leurs propres ressources financières. Car le grand problème des femmes au foyer consiste à travailler énormément chaque jour sans recevoir la moindre rémunération. Souvent la maison appartient à l'homme dans le couple et lorsque celui-ci s'en va, la femme se retrouve, après une vie entière de travail, sans rien. L'idée de l'INAMU est de trouver les moyens pour que ces femmes puissent disposer de leurs propres ressources financières et faire face à un homme qui menace de quitter du jour au lendemain le foyer.
Il faut reconnaître que les initiatives de l'INAMU sont intéressantes : il apporte des appuis économiques et il existe un concours où la femme peut accéder à un fonds non remboursable. Ainsi, j'ai pu acquérir une machine pour travailler le cuir dont j'avais besoin. Cette année le soutien s'est adressé en priorité aux femmes afro-descendantes, indiennes, des secteurs ruraux qui sont les femmes qui ont le moins de possibilités d'accès à l'argent. Malheureusement, on retrouve au final les mêmes problématiques : s'il y a un soutien pour la production, au final nous ne trouvons pas d'espace pour vendre. Et lorsque nous pouvons vendre, nos prix sont comparés avec celui des produits manufacturés chinois très bas. Le client qui dans ce cas fait cette comparaison de prix, ne veut pas connaître tout le processus d'esclavage qu'il y a derrière ces produits qui permettent un prix si bas.

Illustration 3
© DR

C. L. : J'ai pu noter que la majorité des artisans costaricains présents au marché possèdent leur propre page Facebook. Internet constitue-t-il une alternative pour les artisans afin de trouver un espace, fût-il virtuel ?
A. C. :
En effet, aujourd'hui au Costa Rica la personne qui ne possède pas Internet n'existe pas. J'ai longtemps voulu résister à Facebook mais je me suis rendu compte que je n'existais pas aux yeux des autres. Ainsi, mes amis communiquaient entre eux par Facebook et WhatsApp et moi je restais dès lors en dehors de leurs relations. J'ai donc dû utilisé ces outils parce que dans ce pays ils sont devenus absolument nécessaires. Et c'est vrai que ce sont pour moi des outils pour vendre, pour la bonne raison que ces mêmes outils sont utilisés par tout le monde. Ainsi, il y a quelques années encore, les gens attendant le bus discutaient entre eux de la pluie et du beau temps et commençaient ainsi à faire connaissance. En effet, il y a toujours de longues files d'attente et la pénibilité climatique était un sujet récurrent. À présent, plus personne ne se parle, car chacun a un téléphone portable entre les mains. Chaque personne qui monte dans le bus consulte son espace Facebook. Pour certains, Facebook est un outil et pour d'autre c'est un moyen de pénétrer dans l'intimité de l'autre. Cela me peine de voir tant de personnes passer des heures à épier ce que font les autres dans leur vie privée. Mais cela est un autre sujet.
J'utilise ainsi Internet comme un outil pratique pour vendre et communiquer. Ainsi, durant le marché auquel j'ai participé, les personnes qui me demandaient si j'avais un magasin, je leur répondais par la négative mais que j'avais une page Facebook. Je reste encore assez innocente à ce sujet, car je ne connais pas assez bien la nouvelle génération si férue de technologie. Internet est un bon outil pour les artisans pour faire leur négoce et pour d'autres aspects, il me fait de la peine.

C. L. : Internet répond en effet à la logique d'un monde, comme on peut le voir ici à San José avec toutes ces maisons prisons entourées de fils barbelés, où l'on peut se retrouver virtuellement enfermé chez soi.
A. C. :
Je ne sais pas comment cela se passe ailleurs, mais ici Internet est l'outil parfait pour le système qui ne souhaite pas de rassemblement en chair et en os dans l'espace public : cela permettrait à chacun de se connaître et d'échanger des idées, de s'organiser entre personnes. Facebook est à cet égard idéal parce que l'on reste finalement seul : c'est une véritable désolation pour tous. Je trouve que chacun est de plus en plus seul, triste parce que rien ne peut vraiment remplacer le contact direct avec une personne. Je trouve en effet terrible que nous vivons tous incarcérés dans notre propre maison. Cela m'effraie que la plupart de nos amis soient dorénavant virtuels.

C. L. : Existe-t-il une communauté virtuelle d'artisans qui s'entraident ?
A. C. :
Oui, en effet, elle existe. Pour ma part, j'ai appris la plupart de mes techniques sur Internet d'artisans partageant leur savoir-faire avec des enregistrements vidéo. J'ai ainsi trouvé un groupe qui travaillait le cuir et j'ai pu bénéficier de leurs propres petits secrets. On trouve ainsi des personnes de tous les coins du monde, notamment des pays comme l'Argentine où la culture du travail du cuir est très importante. Je suis très reconnaissante à ces personnes qui ont ainsi partagé leurs savoirs alors que souvent, dans la « vie réelle », ici, les techniques sont rarement partagées. De ce point de vue, je trouve qu'il y a moins d'égoïsme sur Internet quant aux partages de savoir. En effet, chacun est prêt à partager son savoir parce qu'il sait que lui aussi peut en recevoir.

Illustration 4
© DR

C. L. : Quelle est la place des femmes dans le milieu artisan costaricain ?
A. C. :
Je crois qu'il y a autant d'hommes que de femmes artisans. J'ai l'impression que nous sommes actuellement plus de femmes à occuper cet espace. Jusqu'ici les femmes faisaient de l'artisanat mais n'avaient pas accès aux espaces publics réservés aux hommes. Au XXe siècle, l'artisanat était associé aux hommes. Il a fallu gagner le droit en tant que femmes, suite à des manifestations, d'entrer dans ces espaces. S'il y a plus d'artisanes, ceci est en rapport avec l'évolution générale de la société où les femmes ont gagné leur accès à de nouveaux espaces sociaux.
Je pense que du talent se trouve en chaque personne et qu'il peut l'utiliser pour se créer une activité face au chômage. Si je peux voir autant de femmes dans l'artisanat, c'est que les difficultés quant à l'accès au travail ont augmenté. Certaines activités ont été historiquement masculines, à tel point que l'on parlait de tailleur pour un homme et de couturière pour une femme, alors que tous les deux font la même chose : ils cousent ! Ainsi, il était important pour la société de distinguer l'homme de la femme dans les activités pratiquées. Le travail du cuir était associé traditionnellement aux hommes. Ainsi je ne connais pas de femme « sellière » de la génération qui a maintenant 80 ans. Peut-être qu'à cette époque les femmes travaillaient le cuir avec leur époux, mais à présent je vois à présent des femmes travailler le cuir de manière indépendante. Toutefois, les espaces dédiés à la vente du cuir pour les artisans, sont encore majoritairement masculins. Lorsque j'ai commencé à travailler le cuir, les hommes dans cet espace m'ont dénigrée comme si je ne savais pas ce que j'allais faire. J'ai donc dû gagner progressivement le respect des autres dans ces espaces où dorénavant ces mêmes hommes reconnaissent le travail que je fais.
De même, je connais très peu d'hommes qui font du crochet. Cette séparation des tâches entre hommes et femmes se retrouvent également dans le milieu indien. Par exemple, pendant très longtemps dans la communauté Boruca les masques impressionnants en bois étaient réalisés par les hommes, alors que le travail textile, également très impressionnant, était réalisé par des femmes. Actuellement, une nouvelle génération de femmes s'est affirmée en voulant également fabriquer des masques. Ces nouveaux espaces ont été gagnés par les femmes peu à peu au prix de gros efforts.
Il est notable de constater que lorsque sont présent en un même lieu des hommes et des femmes artisans, un esprit compétitif se développe.

C. L. : Quelle est la place de l'utilisation de matériaux recyclés dans l'artisanat aujourd'hui ?
A. C. :
Cet usage a commencé de manière significative il y a un peu moins de dix ans. On peut voir notamment diverses campagnes dans le pays incitant au recyclage. Il existe également des marchés spécifiques dédiés au recyclage. Ces espaces s'ouvrent ainsi à des personnes qui font preuve d'un très bel artisanat, manifestant une très belle créativité. Ainsi, j'ai une amie qui travaille avec les matériaux issus des ordinateurs jetés au rebut. Son artisanat est très apprécié par de nombreuses personnes, mais il est vrai qu'il existe aussi d'autres personnes qui vont dénigrer le prix de son travail argumentant qu'il s'agit de matériaux issus de la poubelle. La question du recyclage est en train de se développer ainsi que sa sensibilisation.
D'un côté, c'est vraiment bien que les artisans œuvrent sur ce chemin. Mais d'un autre côté, la communication autour du recyclage est utilisée abusivement par certaines entreprises qui n'hésitent pas à poursuivre une intense dégradation environnementale par leurs activités tout en traitant leurs employés comme des esclaves. Je veux bien sûr ici faire mention de l'entreprise Coca Cola qui fait preuve d'une communication considérable autour du recyclage. Il faut savoir que ce type d'initiative « écologique » permet à ces entreprises de payer moins d'impôts, de développer un discours vert pour maquiller leurs propres activités en totale désaccord avec leurs discours.
De même, la communication massive autour du recyclage des grandes entreprises a conduit les consommateurs à ne plus se préoccuper du volume de leurs poubelles, puisqu'elles sont censées être recyclées. Pourtant, il faudrait éviter à la source de produire des poubelles. Par exemple, le Tetra Brik a été imposé comme plus hygiénique, faisant disparaître les bouteilles en verre qui étaient réutilisables. En ce sens, je suis davantage sensible au discours qui promeut la diminution de la consommation que celui utilisant à tort et à travers le recyclage. C'est pourquoi il est essentiel de consommer des choses basiques. Dans ces campagnes de communication, il n'est jamais question de ce que l'on va consommer selon nos besoins. En revanche, pour les artisans, je pense que le recyclage est une option plutôt intéressante qui peut pousser à la créativité. Mais si l'on pouvait apprendre à consommer autrement et arrêter d'acheter des choses inutiles qui au final finiront à la poubelle, ce serait là plus utile que toute campagne pour le recyclage.

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C. L. : En ce qui concerne ton propre artisanat, qu'est-ce qui t'inspire dans ta création ?
A. C. :
J'ai commencé à faire de l'artisanat alors que je me retrouvais sans activité professionnelle. Ce fut un processus assez difficile car lorsque j'étais à l'université à faire différentes recherches pour mes études, j'utilisais une partie de mon cerveau. Mais lorsque j'ai commencé à faire de l'artisanat, j'utilisais une autre partie : c'était un processus créatif très différent de l'écriture universitaire même si celle-ci a sa part de créativité. Le premier jour où j'ai commencé l'artisanat, j'ai ressenti une douleur dans une partie du cerveau comme jamais auparavant. Je sentais alors que j'étais en train d'utiliser une nouvelle partie de mon cerveau. C'est difficile au début quand on n'est pas habitué à ce processus artistique. Je sentais que la création artistique était distincte de la création intellectuelle. Je crois que mon inspiration vient surtout, parmi mes différents rapports au monde, de la nature. Lorsque je vois une plante, je vois ses formes, ses couleurs. Je crois qu'il n'y a rien de mieux qui puisse m'inspirer. Je suis née parmi les montagnes et j'ai grandi parmi la nature : cela a été fondamental dans ma vie ! J'ai également été bien inspirée par toutes les merveilleuses expressions artisanales des traditions indiennes costaricaines. Cet artisanat ne parle pas seulement de techniques mais aussi d'une histoire antique. Peut-être que tout cela est présent en moi à travers ma mémoire génétique parce que je suis métisse.

C. L. : Tu vis donc l'artisanat comme une nécessité de travailler avec tes mains. Si tu ne faisais qu'une activité intellectuelle, sentirais-tu un grand manque ?
A. C. :
En effet, car pour moi travailler avec les mains est une forme de méditation. Et cela, je l'ignorais jusqu'au moment où j'ai commencé à faire de l'artisanat. Je peux ainsi passer deux ou trois heures à faire du macramé, par exemple, réalisant nœud après nœud, et au final je me retrouve dans le même état que si j'avais fait une méditation. En outre, je n'ai rien à faire d'autre, ici et maintenant, qu'à faire de l'artisanat. C'est super enthousiasmant car je me rends compte que durant ce temps je pense également à mille choses à la fois. Parfois, je n'arrive pas à faire une méditation parce que je pense à dix mille choses. Et voilà que lorsque je fais de l'artisanat, je suis également en train de penser tout en étant en état de méditation. Cela devient un jour magnifique qui me permet de relaxer énormément.
Mes mains peuvent être fatiguées de répéter le même geste, mais mon esprit est complètement reposé. Alors que le travail intellectuel parfois me met en situation de grandes perturbations, aboutissant à des moments heureux aussi. Lorsque je suis surchargée de travail, je me dis que j'aimerais ne faire alors que de l'artisanat. Je sais aussi que j'aime semer. Cela me permet de sentir les plantes qui sont une des choses qui me tranquillisent le plus. Si je ne pouvais plus faire d'artisanat, je pense que je ferais du jardin, tandis que ne se consacrer qu'au travail intellectuel, pour qui que ce soit, est insatisfaisant car très pesant aussi bien pour l'esprit que le corps.

C. L. : Faire de l'artisanat est-il aussi pour toi une revendication sociale pour trouver son espace personnel dans la société ? L'artisanat ayant en outre pour avantage de permettre un contact direct avec le réel à travers la matière travaillée.
A. C. :
Lorsque je travaille à l'université, je sens le besoin de me mettre en même temps à faire de l'artisanat. Car quand j'ai commencé à en faire, j'en senti un processus de rupture où je suis face à un chaos très riche. C'est aussi dur mais au fur et à mesure je vis une transformation. La première chose importante à faire dont j'ai pris conscience, c'est être humble. En effet, lorsque l'on travaille sur l'ordinateur sur un projet universitaire, on a tendance à dévaloriser le travail manuel. Mais tout travail est honorable et n'a pas à subir un classement hiérarchique par rapport à un autre. Ce fut là ma première étape dans mon travail sur moi. Ensuite, il a fallu que j'abandonne l'idée que je ne savais rien faire de mes mains. En fait, c'est nous-mêmes qui nous donnons nos propres limites. Je me suis rendu compte que beaucoup de choses pouvaient se faire seulement en commençant à les faire.
J'ai également pris conscience à quel point étaient utiles les artisans, parce qu'ils permettent de se donner confiance en nos propres capacités. En outre, la plupart du temps les artisans réalisent des choses très utiles. Souvent, les gens passent leur vie à écrire, réfléchir et au final ils ne concrétisent rien. Cela est très triste parce que même s'il s'agit de réflexions très importantes et intéressantes, cela ne sort jamais d'un petit espace, qu'est l'université. Ainsi, il faudrait se demander si les thèses qui sont de très bonnes réflexions sur un sujet, sont utiles pour un objet concret de la vie. Mais à ces personnes, il ne leur importe aucunement, la plupart du temps, de confronter leur pensée à la réalité.
J'ai une très grande reconnaissance envers l'artisanat qui produit du réel qui est en outre très pratique. Toutes ces personnes qui réalisent des chaussures, des pantalons, des chemises, de la nourriture sont très utiles. À tel point que je me dis que nous devrions avoir un objectif pratique chaque fois que nous commençons tout type d'investigation : cela devrait même être une exigence. On devrait alors se demander quelle est notre propre proposition pour la vie réelle. Si rien ne résulte de pratique, on peut alors s'interroger sur le sens à donner quant à toute cette dépense d'énergie. Pour cette raison l'artisanat est quelque chose où je trouve mon propre équilibre. Je pense que de nombreuses personnes au sein du milieu universitaire finissent par perdre le contact avec le réel. Ils ne se rendent pas compte qu'il y a de nombreuses personnes qui ont des vies différentes et autant de regards sur la réalité. Ce qui fait qu'ils finissent par considérer plusieurs membres de la société à travers des aspects très stéréotypés.
L'artisanat m'a permis d'aller dans des lieux où l'académie ne m'aurait jamais permis de m'y rendre. J'ai vendu dans la rue et sur la plage où j'ai rencontré des personnes magnifiques qui ont voyagé à travers le monde entier et qui avait tant à raconter. Pour enseigner des choses sur le monde, ils n'avaient pas besoin de porter de cravate ! Grâce à eux ma vision du monde s'est élargie. Si je m'étais limitée à l'écriture, j'aurais perdu tout cela. Pour tout cela, l'artisanat est une activité très importante dans ma vie qui m'a beaucoup fait réfléchir. À partir de toutes ces expériences, je suis aujourd'hui une autre personne avec une autre vision de la vie.

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Une dédicace toute particulière à Hélène

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