
Agrandissement : Illustration 1

Cédric Lépine : Tu es entré dans le cinéma de manière quasi autodidacte avec une grande cinéphilie. Comment les films que tu as vu ont-ils contribué à te former et à t’inspirer à faire toi-même du cinéma ?
Ioanis Nuguet :Il y eut une période un peu dense où j’allais voir 7 à 8 films par jour, disposant de toutes les cartes illimitées de Paris pour les salles de cinéma, la Cinémathèque, le Forum des Images, etc. Cela a duré environ un an et demi. J’avais l’impression d’ingurgiter ces films en état d’hypnose, de « m’infuser » des grands cinéastes, des grands maîtres. J’aimais beaucoup voir les cinémas russe, italien ainsi que tout ce qui sortait et pouvait m’intéresser. Je rêvais vraiment de cinéma : c’est-à-dire qu’après avoir vu la journée les films, la nuit je rêvais du mélange de ces films. En me réveillant j’étais émerveillé de constater que j’avais réalisé en rêve un film à partir de ceux des autres. C’était une sensation vraiment agréable mais en même temps très périlleuse en terme de vie car étant danseur, j’ai alors perdu mon statut d’intermittent et tout le reste petit à petit. C’était mon chemin pour arriver au cinéma : j’avais à la fois envie de me plonger dans ce bain et ainsi mis à nu, repartir à zéro. Après cela, j’ai acheté une caméra et j’ai cherché des terrains d’apprentissage pour me mettre à la pratique. Au même moment je me suis mis à faire du montage. Assez vite j’ai rencontré des personnes qui m’ont un peu guidé. On m'a également proposé de réaliser un court métrage qui était un très bon exercice même si le résultat n’était pas tout à fait satisfaisant. Ce qui importait était alors de me mettre en situation de « faire » du cinéma : dès lors, on passe de l’autre côté et à partir de là on ne peut plus du tout voir les films de la même manière qu’avant. Le sens de la technique, du montage, du rythme s’acquièrent en voyant des films mais pas autant qu’en en réalisant : en ayant l’outil dans les mains, on peut alors traduire immédiatement et concrètement cette technique.
J’ai finalement appris sur le mode un peu « oriental ». En effet, du côté de l’Occident on t’explique comment faire les choses en passant par une théorie qui conduira plus tard à une pratique qui est, elle, sacralisée. À l’Orient, c’est un peu l’inverse : on est tout de suite dans la pratique, dans l’imitation, sans chercher à comprendre vraiment quels sont les dessous des choses ; on n’est pas dans l’analyse filmique que j’ai découverte finalement après et qui pour moi tuait un peu l’objet magique du film. J’ai parfois quelques réticences à expliquer, décortiquer la construction de Spartacus et Cassandra. En effet, j’ai peur ainsi de tuer cette magie-là qui pour ma part m’émeut. D’ailleurs, j’adore la position de Lynch là-dessus qui refuse absolument de dire comment il construit son film. D’autres étaient du même avis, comme par exemple Tarkovski. Les personnes dont je me suis senti frère au cinéma, ce sont les cinéastes poètes beaucoup plus que les grands techniciens même s’ils sont impressionnants. Vertov est à cet égard un technicien mais il a par ailleurs ouvert tout un champ de liberté extraordinaire au cinéma. Parmi les cinéastes français il y a Vigo avec son œuvre éclair mais d’une folle liberté. Pour moi, son court métrage À propos de Nice est un pilier de la manière dont j’imagine cette manière à la fois organique et poétique de filmer. Ensuite, je me réfère à tous les cinéastes russes : Tarkovski bien sûr, mais aussi Dovchenko dont La Terre est une œuvre très forte. Eisenstein est un grand technicien mais ses films sont déjà si conceptuels et retenus qu’ils m’émeuvent beaucoup moins. J’aime énormément les films de Sokourov. L’influence des voix off viennent vraiment chez moi de Sokourov et Tarkovski aussi comme on peut le voir dans Le Miroir.
Il y a eu quatre ans entre cette expérience intensive cinéphilique et le début du tournage de Spartacus et Cassandra. Je pense que j'avais besoin de quatre années pour tous ces maîtres de cinéma que j'avais en tête. Ainsi, lorsque j'ai réalisé le film, je me suis vraiment senti libre de m'exprimer, d'explorer formellement différents cinémas. On trouve plusieurs formats et le film connaît une forme évolutive à travers des plans serrés, larges, etc. Plusieurs séquences sont des scènes de rêve qui répondent à une logique du fragment et de l'éclat qui donne en un tourbillon une sorte de cohérence à l'histoire au moment où tout serait incohérent. J'aimais bien suivre ce fil où l'on prend quelques éléments du réel que l'on découpe aussi bien dans l'espace que dans la personne ou les mots. Ensuite, ces moments mis ensemble vont trouver une vérité et aussi toujours des moments parcellaires. C'est cette sensation du parcellaire que je trouve fascinant dans le cinéma. Pour moi la machine à fiction de tout film, qu'il s'agisse d'une fiction ou d'un documentaire, vient de ces trous noirs. J'ai axé tout le film sur ce que je ne filme pas : quel est le trou noir de la scène ? Qu'est-ce qui aspire la lumière ? Ainsi, le personnage de Camille est véritablement la machine à fiction : c'est pour cela qu'il n'a pas de voix alors que les enfants en ont. Dès lors, ses intentions sont toujours chargées d'ambiguïtés : elle rentre toujours dans le champ sans que la caméra vienne la chercher. On ne sait jamais d'où elle arrive : elle est comme une apparition. Ceci est propre au cinéma qui manipule des fantômes et l'histoire où elle est une fée/sorcière qui s'empare de la vie des enfants. J'avais besoin de ce bain synergétique où ma propre vie est prise et incarnée dans le tournage. Il s'agissait pour moi de trouver des sortes de « cour des miracles », comme les aleps de Borges, ces lieux magiques qui contiennent d'autres lieux matriciels. C'est cette idée que j'aimerais poursuivre dans un prochain film.
C. L. : Tu as un place en dehors du tournage auprès des personnes qui te connaissent et que tu filmes. Quand as-tu défini la place que tu devais avoir dans le récit ?
I. N. : Dès le début. C'était pour moi un choix qui appartenait à la forme. J'aurais pu faire comme les faux documentaires où l'on voit à l'écran le caméraman, mais cela n'avait pas d'intérêt pour moi car je voulais que l'histoire soit le point de vue des enfants à partir de leur intériorité. Si je me mettais à être là, j'interférais dans cette perception et j'objectivais même celle-ci. Dans ma vie la plus quotidienne, je suis cinéaste, ce qui signifie un rapport au monde. En vérité, un métier est toujours un rapport au monde alors que l'on a tendance à le cloisonner aujourd'hui. Par exemple, un fermier vit son rapport au monde à travers son métier, les heures, les saisons. En vérité, tout vrai métier est lié au rythme de notre vie, qui s'organise avec et autour de cela. Mon être au monde est un être au monde de cinéma, d'images, de peintures, de désirs comme peut l'être un poète à travers son désir de mots qu'il cherche à saisir. L'important consiste plus à saisir le regard qui transforme que la transformation elle-même.
Le projet s'est pensé de la sorte : les personnes devant la caméra devaient vivre leur vie en même temps qu'un tournage. Nous étions ainsi disposés à vivre ce moment de tournage qui s'intègre à leur vie sans la nier. Je ne me suis pas caché pour filmer. Pour saisir la vie il n'y a pas besoin de faire le mort. Au contraire, il fallait être vivant. Le tournage était absolument conscient, il n'y avait rien eu de volé. Nous avons mis en place une seule convention : que les personnes devant la caméra ne regarde pas celle-ci et qu'elles ne parlent pas de moi quand je tournais, sauf la mère qui pouvait, elle, déborder ainsi de l'écran. Pour moi le cinéma n'est pas une parenthèse, du moins dans ce que je veux faire.

Agrandissement : Illustration 2

C. L. : Non seulement le cinéma n'est pas une parenthèse dans la vie, mais en plus dans ton film il participe à aider à la fois les personnages et toi-même, à y voir plus clair dans le méandre de leur propre vie.
I. N. : C'est en effet ce que nous n'avons pas cessé de nous dire durant le tournage : « même si ce film ne devait pas être diffusé, qu'il était un échec total, au moins il nous aura permis de vivre ce que nous sommes en train de vivre. » C'était là l'essentiel. Le cinéma ne peut effectivement pas être une parenthèse dans la vie car réaliser un film mobilise tellement de moyens et de temps qu'il doit s'incarner dans la vie.
Pour moi le cinéma est un espace de liberté en dehors de toute réglementation où l'on peut réaliser l'utopie que l'on veut. C'est pourquoi le cinéma doit être une expérience qui doit m'amener à une vie nouvelle au-delà de la réussite technique du film, même si évidemment on a envie que le film soit artistiquement intéressant et important. Ainsi pour le prochain film nous cherchons l'endroit auquel nous voulons arriver, ce que nous voulons expérimenter de ce qui nous travaille : qu'est-ce qu'on fait ensemble, qu'est-ce que l'on pourrait faire ensemble, quels sont ces espaces encore d'utopie qui nous sont réservés qui pourraient nous être utiles ou nous amener ailleurs que là où l'on imaginait aller ? Ce qui était génial dans Spartacus et Cassandra c'est que nous ne savions pas où nous allions. Cet espace commun se générait ainsi en même temps que le film avançait. Cette histoire aurait pu être scénarisée mais là concrètement elle n'avait pas besoin de l'être. J'ai réfléchi que si j'avais voulu faire un scénario avec une plus grande part de liberté de fiction, finalement je n'aurais pas été aussi loin en terme de fiction que là où nous emmenait la vie. Ce qui est intéressant avec un documentaire, même s'il ne faut jamais perdre conscience de la réalité du tournage, c'est que toutes les scènes deviennent crédibles.
Il arrive très souvent que lors de l'échange avec le public à la fin de la projection de Spartacus et Cassandra certaines personnes soient persuadées que les personnages sont joués par des acteurs. Une personne m'a même dit que le père « surjoue un peu ». C'est intéressant car cela montre que l'on surjoue aussi dans la vie, pas seulement sur le tournage d'un film. Ainsi le père surjoue son personnage de victime afin de tenter d'attendrir ses enfants.
Dans la société actuelle, on a été tellement transformé par les images, du cinéma et d'ailleurs, que la caméra n'est plus une surprise pour personne. Ainsi, chacun a en lui une démarche de comédien face à la caméra : il y a, potentiellement, des comédiens et du cinéma partout.
C. L. : À partir d'une réalité filmée, le spectateur peut projeter diverses interprétations, comme par exemple les personnages éponymes de l'Antiquité, la situation actuelle des Rroms en France, etc. À quel moment as-tu senti que le film pouvait t'échapper ?
I. N. : Le film m'échappe très vite même au moment du tournage. Le cinéma est un art impur (cf. Badiou) au sens où il n'est pas fermé, où il est assailli de toutes parts. Même dans un studio, un réalisateur ne peut pas tout contrôler car la vie est tellement riche, qu'elle nous dépasse de tous points de vue, qu'elle déborde tout ce que l'on va tenter de faire. Dans le cinéma, on crée également des icônes, des scènes mythologiques. Évidemment, le choix du titre n'est pas non plus anodin : il permet au film de donner un sous-texte mythologique au film qui rejoint l'idée universelle du conte. Pour moi le conte est aussi une forme d'actualisation de la tragédie grecque : il est un peu l'écheveau où se jouent nos passions avec les problématiques liées à la parentalité, toujours des situations exacerbées extrêmement violentes qui nous rappellent nos propres chemins d'initiation. Nous sommes ainsi tous responsables de nos parents, on quitte tous à l'instar du Petit Poucet la maison familiale. Tout cela repose sur des schémas qui sont en nous et qu'il est toujours très intéressant de raviver pour les dépasser, jouer avec et semer le doute dans sa propre vie. Dans un péplum on a toujours la distance du costume et du spectacle. Alors que faire un conte avec ce qui existe dans le quotidien enlève cette distance : apparaît alors la violence de l'impossibilité pour le spectateur de mettre de côté cette expérience puisqu'elle a été vécue réellement. Ensuite, il y a l'expérience du montage et du processus de narration au cinéma qui donne conscience au spectateur qu'il va être amené quelque part. Je pense que nous avons de plus en plus conscience que les choses nous sont montré et qu'elles ne se contentent donc pas d'apparaître.

Agrandissement : Illustration 3

C. L. : Avais-tu conscience au tournage de cette dimension de faire un conte de fées que tu allais partager avec des spectateurs ?
I. N. : Finalement, cette dimension est arrivée assez tard : je n'en avais pas parlé au producteur lorsque j'ai écrit le film parce que j'avais peur. Nous sommes dans une époque où l'on s'effraie du fantastique, de la poésie, du romantisme, du lyrisme, de l'onirisme. J'ai donc dû avancer stratégiquement alors que mes producteurs avaient en tête une vision de films très réaliste à la manière des frères Dardenne, alors que leur cinéma n'est pas du tout mon univers. Je respecte totalement le travail de ces cinéastes où je retrouve toutes les dimensions artistiques que l'on peut attendre du cinéma, mais leur cinéma ne m'inspire pas. J'ai donc dû avancer un peu caché sur ce qu'allait être mon film. C'est en parlant avec un ami de l'ACID alors que le film était terminé, que j'ai commencé à oser parler de conte. Pourtant, toute la construction du film repose sur la forme du conte avec les traversées de forêts, des fleuves souterrains auxquels fait référence la composition musicale. Finalement, je pense que c'est bien que cette dimension du conte dans le film ne soit pas aussi ostensible.
C. L. : Tout comme un conte lu par un adulte, ton film renvoie le spectateur à sa propre enfance.
I. N. : C'est là un aspect subliminal du cinéma. Ainsi, des émotions en tant que spectateur nous assaillent sans que l'on puisse savoir pourquoi. Ceci se passe en dehors de tout didactisme : cela ne peut être une démonstration, c'est impossible. Le film renvoie pour moi au phénomène de l'hypnose : les séquences d'un film sont là pour nous mettre dans un état pour recevoir un moment. Dans un film, il y a cinq-six moments et ce sont eux qui sont importants à vivre. Il faut parvenir à les préparer et que le spectateur se trouve dans une certaine osmose pour recevoir ce moment qui serait, oserais-je dire, une pureté artistique dans cet énorme film complètement impur. Ce sont avec ces moments que l'on peut alors dire qu'il y a du cinéma. Il y a très peu de films où l'on peut dire qu'il y a en permanence ces moments de cinéma. Chez Tarkovski on le trouve: il ne lâche jamais ses scènes et cette dimension est pour moi phénoménale. La densité chez Tarkovski est de chaque plan et s'affirme également dans leur longueur. Chaque plan est chargé d'une puissance divine. Cette référence comme aîné est chez moi très forte à digérer mais elle m'inspire, tout comme le cinéma de Jean Vigo où l'on trouve une grande volatilité, expressif d'une grande liberté.
Le vide du cinéma dans un film est lorsqu'une scène n'est plus réduite qu'à la seule information qu'elle donne : c'est au mieux de l'illustration. En tant que cinéaste il faut se battre contre ses producteurs contre cette propension d 'un film à n'être qu'un support d'informations. Le risque se trouve dans le souci de vouloir faire comprendre : j'aimerais faire un film qui s'affranchisse complètement de cette préoccupation. Je n'ai pas encore réussi à le faire : on m'a forcé à ce que chaque moment du film soit compréhensible et j'avoue que pour certains il fallait le faire. Cela amène les spectateurs sur des questions qui m'intéressent beaucoup moins même si elles sont légitimes. Je pense qu'il y a une peur chez le producteur, chez le distributeur et chez le spectateur de ne pas comprendre. Quand on ne comprend pas, soit on considère que le film est mal fait, soit que c'est idiot. Mais on est incapable de prendre les choses telles qu'on nous les présente, comme de véritables apparitions. Le rapport du spectateur à un film devrait être comme face à une apparition divine, où l'on reste dans un état d'incompréhension : il suffit alors juste de profiter de ce moment de présence, la compréhension viendra éventuellement plus tard. L'expérience artistique prime sur son intellectualisation. C'est vivre l'expérience de l'altérité pour être capable de l'accueillir sans nécessairement la comprendre. Nous ne sommes hélas à présent plus capable de faire cette expérience parce que l'on a appauvri l'écriture des scénarios. La narration à l'heure actuelle, issue des cinéastes américains de ces dernières années, réduit les capacités d'invention. Il y a heureusement des exceptions comme chez Paul Thomas Anderson pour parler d'un cinéaste populaire.
Je m'interroge sur les choses les plus basiques de la fiction à faire comprendre: pas seulement la fiction du cinéma, mais la fiction de nos vies. Ainsi, lorsque l'on se parle de nos vies, on s'en fait une fiction, réunissant les éléments épars et dysfonctionnels de celle-ci reposant sur nos propres pertes de mémoire. Dès lors, la fiction de nos vies s'appauvrit considérablement, comme si nous n'étions plus capables de retournement.