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Cédric Lépine

Critique de cinéma, essais littéraires, littérature jeunesse, sujets de société et environnementaux

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Billet de blog 10 juillet 2014

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Entretien avec Pierre Meunier, pour son spectacle La Bobine de Ruhmkorff

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Illustration 1
© Didier Goudal

Qu’est-ce qui a fait naître cette idée de spectacle ? Un thème, une analogie, une envie de jouer ?

P. M. : C’est une rêverie qui se met en route et trouve à s’appliquer autour du sexe et du désir, de l’application des lois physiques qui régissent le désir et l’attraction des corps humains. Cela fait des années que je tourne autour des lois physiques dans mes spectacles, principalement sur la pesanteur, la gravitation. Ainsi, l’écrasement, le nivellement sont pour moi des métaphores puissantes et poétiques. Je parle de lois fondamentales autour de questions sociales et politiques aussi, bien contemporaines. Cette histoire d’attraction des corps est en fait un glissement par rapport à la pesanteur. Les corps physiques s’attirent et ainsi l’on en vient naturellement au désir. J’avais envie de creuser cette question pour moi assez joyeuse.

Il y a aussi une affliction, une tristesse devant la pauvreté de l’imaginaire lié au sexe et au désir. Nous sommes aujourd’hui matraqués par des images, pornographiques mais pas seulement, totalement fantasmatiques et irréelles, qui créent en conséquence des écarts très dommageables avec la réalité en l’occurrence chez les jeunes. Lorsque l’on se met soi-même « au boulot », si l’on peut dire, après avoir vu ces images de dingue évidemment on peut avoir des déceptions, décevoir l’attente de l’autre d’une manière complètement dramatique. C’était pour moi un moyen de rouvrir un imaginaire qui soit aussi une rêverie singulière que chacun puisse se réapproprier pour ne pas simplement être soumis à l’image du modèle dominant.

Pouvez-vous parler des machines qui vous entourent dans la plupart de vos spectacles et qui sont des personnages à part entière ?

P. M. : Elles réveillent en nous des images et des pensées qui me fascinent. Il est davantage question dans mes spectacles de la matière que de la machine proprement dite. Car s’il y a machine, c’est qu’il y a un moteur qui fait mouvoir la matière. Or, dans mon spectacle, il n’y a pas de moteur, excepté moi-même qui donne le mouvement à la matière. Le rapport à la matière est pour moi riche et fertile. Cependant, nous sommes dans le monde actuel de plus en plus tenus à l’écart de ce rapport à la matière : tout nous pousse à nous y désintéresser. Rien ne vient valoriser un tas de cailloux, une tôle dans le vent. Si l’on pense aux enfants, rien ne vient les mettre sur la piste de la rêverie. Au contraire, tout converge vers des écrans qui diffusent des représentations du monde fabriquées par d’autres. Le rapport direct à la matière offre des moments d’indépendance où chacun peut se laisser contaminer. Cette pulsation est extrêmement riche, très complexe, énigmatique, fascinante, à condition de prendre le temps d’observer la matière. Ce temps d’observation n’est pas le temps de la surface des choses qui défilent sur un écran mais un rapport de présence où le temps ne peut marcher au zapping : il suppose une certaine durée et si on ne la prend pas, on reste en surface. Il ne nous reste alors que l’information d’un objet qui bouge sans que cela ne nous fasse ni chaud ni froid.

C’est vrai qu’il faut lutter face à des comportements qui vont vers des choses de plus en plus rapides à assimiler et dont nous sommes contraints à nous en suffire. Ces forces sont très puissantes. Le pouvoir du théâtre consiste peut-être justement à un moment donné de disposer de la durée : c’est inouï comme pouvoir ! C’est un peu l’un des derniers endroits où cela est possible sans avoir à vendre son âme au diable, du moins pour l’instant, en espérant que cela dure encore.

Illustration 2
© Didier Goudal

Dans les recherches qui sont menées autour de l’électricité au XIXe siècle et dont vous vous faites l’écho avec notamment la bobine de Ruhmkorff, n’y a-t-il pas une frustration de l’homme qui se transmet dans ce qu’il invente ? Comme cette frustration masculine de ne pas pouvoir transmettre la vie comme peut le faire une femme ?

P. M. : Le rapport de l’homme face à la matière se passe entre l’activité et la contemplation. Mon personnage n’est pas que dans le faire, dans le fait de produire en permanence de l’événement. Je suis dans cet espace de l’observation et donc de la rêverie, centrale pour moi. Il se trouve que je suis fasciné et nourri par la vision et la présence de mécanismes en marche, parce que c’est ce qui tient le mieux le rôle de rouage, de la transmission, du développement d’une puissance qui s’agrandit, qui se réduit ou qui se ralentit. Ce sont pour moi des choses très organiques que je relie aussi aux mécanismes de la pensée autant que des corps. C’est pour cette raison que j’aime à m’entourer sur une scène de ces mécanismes, d’autant plus que nous en sommes à l’heure actuelle de plus en plus privés. En effet, compte tenu de la robotisation galopante, il n’y a plus de transmission des mouvements. À présent, un moteur est destiné à un micromouvement, ce qui sert notamment beaucoup à l’ordinateur. Autrefois un seul moteur pouvait décliner près de 150 sortes de mouvements, comme sur un métier à tisser, avec une ingéniosité extraordinaire à partir d’un mouvement circulaire et des rythmes asynchrones. C’est sidérant, c’est magnifique, comme un cœur qui donne l’énergie à tout le reste qui suit. Maintenant, tout ceci est terminé : les moteurs sont par exemple cachés par des carters qui doivent assurer la sécurité de l’usager. Dès lors, les enfants comme les plus jeunes n’ont plus idée de cette mécanique. Je le regrette car nous perdons ainsi une vraie richesse visuelle et poétique, assez primitive dans ces rapports de forces assez simples même si la mécanique est assez complexe.

Votre personnage conserve ce regard d’enfant qui pourrait le conduire à se demander « Comment on fait les bébés ? »

P. M. : Ou plutôt « Comment on fabrique le monde ? » Je trouve cela assez excitant, comme cette confrontation avec les forges industrielles, lieu de la démesure. Tout ceci est totalement ignoré. Il y a un étrange écart qui se creuse entre ceux qui fabriquent le monde et ceux qui le consomment : nous sommes sommés d’en bouffer et il nous est interdit d’aller voir comment se fabrique le monde, car cela n’intéresse soit disant personne.

Votre personnage sur scène, qui lance de magnifiques proses autant qu’il use de tout son corps, incarne cet idéal de réunion entre la « tête et la main », là où le monde actuel sépare l’intellect du travail manuel.

P. M. : Oui, du moins j’essaie d’éprouver ce lien et d’en rendre compte avec mes mots car il y a à la fois une jubilation et une prise en compte de ce que l’être humain est capable. Dans mes travaux de théâtre, je dis souvent qu’il n’y a rien de cérébral puisque je pars toujours de ce que j’éprouve. Ce sont des sensations fortes qui m’attirent, me captivent et à partir de là la pensée se met en route : des bribes de mots et de phrases mais qui sont fondatrices de tout. Ensuite je m’en empare et je m’en amuse car j’adore écrire. La fondation de mon travail est avant tout sensible. Je ne pars pas du tout de la question « qu’est-ce que je pourrai dire sur le sexe, sur le tas ». Les tas m’ont un jour attiré et je m’y suis dès lors beaucoup intéressé. J’y ai cédé car il y a dans ces rapports-là quelque chose de très bienfaisant.

Propos recueillis en juillet 2014, à Brioux-sur Boutonne, à l’occasion du Festival au Village.

Texte, jeu, mise en scène : Pierre Meunier

Collaboration artistique : Marguerite Bordat

Lumière : Bruno Goubert

Peinture : Catherine Rankl

Voix : Valérie Schwarcz

Chargée de Production : Claudine Bocher

Production  La Belle Meunière

avec le soutien du Ministère de la Culture - DRAC Auvergne et du Conseil Général de l'Allier.

Remerciements à Hervé Pierre.

Durée du spectacle : 1h15

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