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Billet de blog 12 mai 2023

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Entretien avec Ève Duchemin à propos de son film «Temps mort»

Trois hommes incarcérés aux chemins distincts bénéficient d'une permission. Le retour auprès d'une famille avec laquelle la communication a été longtemps suspendue n'a alors plus rien d'évident malgré les efforts consentis de part et d'autre.

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Cédric Lépine : Peux-tu parler de ton choix pour ton premier long métrage de fiction après tes documentaires de traiter la question de la détresse masculine d'individus en situation de privation de liberté par le biais de l'intime ?

Ève Duchemin : Dans mes documentaires déjà mon traitement favorisait l'approche de l'intime. Mon histoire de vie personnelle n'est pas associée à une « grande histoire » : je m'appelle duchemin en minuscule et j'aime bien cette forme d'anonymat.

Illustration 1
Ève Duchemin © DR

Autant cela pouvait me prendre la tête quand j'étais jeune, autant une fois la caméra entre les mains je me sens privilégiée. C'est aussi une raison qui me conduit à filmer les autres qui m'apprennent à parler. En effet, les personnages ont le courage de parler devant la caméra alors que j'en suis incapable. Maintenant j'en suis capable parce que je dois défendre les films que je réalise. J'ai découvert une forme de courage à aussi m'emparer des mots parce que je filmais des gens qui avaient le courage d'être eux-mêmes. J'aime filmer les personnes au plus près d'elles et de leur peau. J'aime l'idée de monter sur le dos des personnages pour vivre leurs aventures qu'elles soient physiques ou émotionnelles ou dramaturgiques, car dans le documentaire il y a aussi des événements qui se passent. Ce positionnement du documentaire à la fiction s'est ainsi poursuivi.

J'ai pris du temps à découvrir que l'aspect dramaturgique n'est pas forcément au même endroit entre la fiction et le documentaire. C'était important de suivre cette démarche pour ne pas faire un film à thèse et qu'il s'agisse d'une vraie fiction. L'approche intime des personnages permet de montrer que la prison est omniprésente dans leur vie puisque leur grande quête consiste à devenir autre chose que juste un détenu auprès de leur famille et de leurs proches.

C. L. : Comment as-tu élaboré les trois personnages principaux de ton film ?

È. D. : J'ai tout d'abord réalisé un documentaire sur des détenus qui pratiquent le sport autour de la problématique de la haute endurance comme moyen de tenir dans l'univers carcéral. J'ai rencontré un vieil homme en prison depuis 25 ans qui m'a dit qu'il avait hâte de sortir parce qu'il doit s'occuper de ses enfants. Je n'avais pas le temps de faire un documentaire sur lui mais sa figure poétique me hantait et il est devenu Hamousin dans le film.

TEMPS MORT de Eve Duchemin- Bande-annonce- au cinéma le 3 mai © PyramideDistrib

Pour le personnage de Bonnard, il est inspiré d'une personne passée en conseil de discipline après être rentrée de permission un lundi matin au lieu du dimanche soir prévu, ce qui est considéré comme une tentative d'évasion. Il a pu me partager sa version et j'adore les personnes qui sont surémotifs et qui sont par là des agents de vérité alors qu'ils ne sont pas adaptés en cela à la société. Ainsi, Bonnard est une figure d'ogre qui dit des vérités dans un monde où l'on n'aime pas les gens qui parlent.

Quant au petit jeune, je l'ai aussi rencontré dans le documentaire sur le sport. J'aime beaucoup avoir eu l'opportunité de découvrir derrière leur figure de gros durs qui mettent en scène leur masculinité, une vraie sensibilité lorsque je les ai questionnés individuellement. Pour eux, j'avais à leur égard une écoute féminine, ce qui m'a permis d'avoir accès à une fragilité qu'ils ne partageront jamais avec d'autres. Ce jeune qui n'était pas sorti depuis cinq ans de prison, n'est pas revenu de sa permission : il était ainsi prêt à voir prolonger son temps de détention afin de rester plus longtemps avec sa mère ! C'était bouleversant ! J'ai dès lors souhaité accompagné ces histoires de permission pour comprendre leurs choix. J'avais toutes ces histoires en tête et j'avais dès lors très envie de commencer à écrire. C'est devenu le troisième film sur les prisons mais cette fois-ci mes personnages en sortent. J'ai été touché par la trilogie chorale d'Alejandro González Iñárritu qui m'a beaucoup inspiré alors que je ne pouvais pas choisir entre ces trois personnages et je me suis battu pour qu'ils puissent rester tous trois dans mon histoire.

C. L. : Quel a été ton travail avec les comédiens ?

È. D. : Ce sont trois acteurs très différents dans leur manière de travailler. Karim Leklou est un acteur hors pair qui connaît très bien sa capacité de jeu. L'idée avec Karim était de construire un personnage que l'on aime sans qu'il soit trop mignon. Lorsqu'il pète les plombs, il va vraiment très loin et j'ai eu la possibilité au montage de bien le doser pour que le public puisse l'aimer. Il y a des scènes qui sont issues de ses propres propositions alors que je les avais prévues autrement avec des dialogues écrits. C'était beau avec lui de croiser des savoir faire.

Avec Issaka Sawadogo, le grand défi était de générer de la fiction alors qu'il est la plupart du temps seul. Pour Jarod Cousyns, c'est son premier rôle à l'écran et l'aspect documentaire a pu reprendre le dessus avec lui. J'aime des moments comme la famille Bonnard qui met la table : je n'avais pas écrit cette scène et pourtant elle est essentielle par la vie qu'elle dégage.

C'était difficile de quitter une histoire avec son équipe pour une autre dans ce film mais je savais que je devais les porter à l'écran parce que ces personnages me hantaient.

Illustration 3

Temps mort
d'Ève Duchemin
Fiction
118 minutes. France, Belgique, 2022.
Couleur
Langue originale : français

Avec : Karim Leklou (Bonnard), Isaka Sawadogo (Hamousin), Jarod Cousyns (Colin), Johan Leysen (le père de Bonnard), Martha Canga Antonio (la fille d'Hamousin), Babetida Sadjo (la mère des enfants d'Hamousin), Nicolas Buysse (le frère de Bonnard), Claire Bodson, Jérémie Zagba, Louise Manteau, Ronald Beurms
Scénario : Ève Duchemin
Images : Colin Lévêque
Musique : Fabien Leclercq
Montage : Joachim Thôme
Musique : Fabien Leclercq
Son : Céline Bodson, François Dumont, Aline Gavroy
1er assistant réalisateur : Hélène Karenzo
Décors : Luc Noël
Maquillage :
Costumes : Magdalena Labuz
Casting : Michaël Bier
Scripte : Baptiste Guiard, Marie McCourt
Production : Annabella Nezri (Kwassa films) et Annabelle Bouzom (Les films de l’autre cougar)
Directeur de production : Ben Pigeard-Benazera
Distributeur (France) : Pyramide Films
Sortie salles (France) : 3 mai 2023

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