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Billet de blog 14 novembre 2014

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Entretien avec Marianne Tardieu, réalisatrice du film "Qui vive"

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Illustration 1
Marianne Tardieu © DR

Comment avez-vous choisi les lieux de tournage ?

Dès le début, j’avais le désir de parler des cités ou de la grande banlieue de province, excluant la banlieue parisienne ou même lyonnaise. La banlieue en province est aussi soumis à une forme de relégation mais on n’en parle très peu et elle est en conséquence beaucoup plus isolée. Sur le film, nous avons eu la chance d’être soutenus par les régions Bretagne et Pays de la Loire. Ainsi, nous avons cherché et trouvé autour de Rennes un quartier où tourner l’essentiel de l’action du film. Le tournage a également eu lieu à Guérande et Nantes. J’avais beaucoup aimé ce quartier pour sa cinégénie, avec ces galeries ouvertes où l’on peut voir passer les personnages. Il y avait également l’idée que le personnage principal rentre chez lui dans un endroit chaleureux où il croise de nombreuses voix, sons. C’est un lieu à la fois très familier, rassurant mais aussi un peu angoissant puisque l’on est toujours vu par quelqu’un. L’endroit que nous avons trouvé à Guérande pour tourner les scènes dans le centre commercial venait d’être construit : c’est ce lieu qui a inspiré la séquence.

Votre film se situe à la frontière entre cinéma de genre (proche du polar, on pense parfois au cinéma d’Audiard) et un cinéma soucieux de réalisme social proche du documentaire. Avez-vous fait une longue investigation pour rendre compte de la réalité sociologique évoquée dans votre film ?

Nous n’avons été confirmés quant aux lieux que trois mois avant le début du tournage : c’était alors difficile de connaître précisément la sociologie des lieux filmés. Pour la partie documentaire du film, avant le début de l’écriture j’ai réalisé beaucoup de rencontres avec des agents de sécurité qui m’ont permis d’avoir un regard plus profond, alors qu’il s’agit d’un métier peu valorisé qui ne retient traditionnellement peu l’attention d’autrui. J’ai ainsi découvert des personnes qui aimaient leur métier et y trouvaient leur compte à cause par exemple des jours possibles de récupération. Il s’agissait de grands sportifs ou de personnes qui sortaient beaucoup. Pour cette raison le personnage d’Abdou est très important pour moi : puisqu’il a une autre activité dans sa vie, ce n’est pas nécessairement atroce pour lui d’être agent de sécurité, à la différence de Chérif. L’autre partie de ma démarche documentaire concerne les policiers. En effet, j’avais très peur de ces séquences qui sont vues et revues. Je suis donc partie faire des repérages en passant une semaine dans un commissariat à suivre des gardes à vue, des perquisitions. Il s’agissait alors d’interroger mon propre regard sur la police française et sa manière d’agir, de mener des entretiens et faire des perquisitions. Je souhaitais ainsi avoir un regard personnel et ne pas répéter une scène que j’aurais vue au cinéma.

En ce qui concerne la partie de l’infirmerie, j’ai rencontré des personnes concernées mais je me suis beaucoup inspirée de mon propre vécu en tant qu’étudiante en cinéma passant des oraux.

On voit dans certaines scènes une dénonciation des conditions de travail puis celle-ci est progressivement évacuée au profit d’une focalisation sur le personnage principal.

En effet, comme de nombreux métiers les conditions de travail sont parfois horribles mais cela dépend aussi des agences qui les emploient. Ainsi, les agents de sécurité peuvent enchaînés des activités de jour et de nuit d’une journée sur l’autre sans période de récupération. Le patron paraît au départ assez antipathique comme j’ai pu en rencontrer. Mais ce sont également des êtres humains qui ont aussi des aspects très chouettes. On peut s’interroger sur les côtés sympas du patron : il faut avouer que cela l’arrange que son employé continue à travailler pour lui. En même temps, il a des propos atroces : il est sincère lorsqu’il dit que l’un de ses employés s’est tué et qu’il ne veut pas que cela se reproduise. C’est assez violent et l’on sent que cette mort l’a profondément touché. Cela m’intéresse de raconter cette complexité et ne pas présenter des personnages manichéens. Car les choix dans la vie ne sont jamais simples, de même dans la police. Même si je n’ai pas aimé le regard très moralisateur sur la société de l’équipe de police que j’ai côtoyée, je sais que leur travail dans la société actuelle n’est pas simple. Il s’agit aussi à travers un film de renouveler le regard sur la société. Il n’y a pas pour autant l’idée de réconciliation des classes à la fin du film. La danse qui mêlent les différents statuts sociaux dans le monde du travail est aussi une manière de dire que le patron est comme Chérif, d’une certaine manière, une « petite main ». Ils partagent ensemble le lot d’être les « gens de l’ombre » face au reste de la société.

Illustration 2
Adèle Exarchopoulos (Jenny) et Reda Kateb (Chérif), Reda Kateb (Chérif), dans le film "Qui vive" © Rezo Film

Dans votre film, on sent que vos personnages évoluent dans des relations humaines qui ont plus d’importance dans le monde du travail que dans la sphère privée de la famille.

Lorsque l’on a la trentaine, c’est difficile de continuer à vivre chez ses parents et la manière de se préserver consiste à moins échanger avec eux. Même si ce sont des relations très brèves, les relations de travail peuvent être plus fortes. Je pense que le parcours du personnage principal tout au long du film lui confère une humanité qu’il n’avait pas nécessairement avant.

Dans la scène où Chérif est confronté aux policiers, on sent une opposition de classe irréconciliable puisque ceux qui représentent la police ne sont de toute évidence pas issus du même milieu que Chérif.

Le problème est que les policiers ont dans cette scène tout pour eux : l’État leur confère l’autorité d’avoir raison face à Chérif. En outre, ils ont en effet raison de le soupçonner mais ils sont aussi antipathiques et hyper moralisateurs. N’oublions pas que cette interpellation a lieu après un meurtre. J’ai malgré tout mis en scène un interrogatoire assez doux par rapport à ce qui peut exister car j’avais peur d’entrer dans la caricature.

Comment vous placez-vous en tant que réalisatrice dans cet univers très masculin que vous décrivez ?

Ce film aurait très bien pu se passer dans les township en Afrique du Sud ou encore dans un autre pays. Ce qui m’intéressait c’était en particulier l’univers de la banlieue française que je connais et où les jeunes souffrent d’une réelle injustice. C’est aussi un vrai film de femmes avec la présence de Nadine Lamari en coscénariste, la chef opératrice Jordane Chouzenoux, la productrice Céline Maugis.

L’une des cinéastes importantes dans mon désir de faire du cinéma c’est Claire Denis avec en particulier S’en fout la mort. Elle filme magnifiquement les hommes. J’ai choisi de traiter le monde des hommes car je les trouve beaux et que mon imaginaire passe par eux. Je me projette beaucoup dans les hommes et en l’occurrence le personnage interprété par Reda Kateb est très proche de moi. J’en ai bien conscience, aussi j’ai tenu à ce que des femmes interprètes plusieurs personnages : ainsi, on trouve la juge, une femme policière, des fillettes dans le bus.

Entretien réalisé lors du festival de Cannes 2014 où le film Qui vive était présenté à l’ACID

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