Le réalisateur australien Rolf de Heer, après un passage à Cannes au mois de mai pour présenter son film Charlie’s Country, était de retour en France, plus exactement en Poitou-Charentes en décembre 2014. De passage à Melle pour échanger avec le public autour de son film, il eut également le temps de répondre aux questions suivantes.
Comment avez-vous rencontré l’acteur principal du film David Gulpilil avec lequel vous avez travaillé sur 3 films depuis The Tracker ?
J’avais sous la main le scénario de The Tracker dix ans avant de le réaliser. J’ai été contacté par le festival d’art d’Adelaïde en Australie qui m’a demandé si j’avais un projet de film en relation avec la condition des Aborigènes. Mon histoire faisait seulement 10 pages mais j’ai pu obtenir le financement. J’ai ensuite réalisé le casting où j’ai choisi le meilleur acteur aborigène connu pour ses nombreuses prestations dans divers films : David Gulpilil. Quelques mois plus tard, je l’ai rencontré mais j’ai été surpris d’avoir du mal à le comprendre et de ne pas savoir quoi lui dire pour lui expliquer son rôle. Nous étions issus de deux mondes distincts et nous avions beaucoup de difficultés à nous comprendre. À la fin de notre conversation, David m’a invité à venir dans sa communauté. C’était d’autant plus important pour moi de le faire, que les précédents réalisateurs avec lesquels David a travaillé ont refusé de répondre à son invitation. Les conditions de vie là-bas ont été pour moi très difficiles. Je suis resté une semaine mais je fus confronté à l’univers le plus étranger que j’aie connu jusque-là. À la fin de la semaine, nous avons commencé à nous comprendre et David était ensuite prêt à participer à ce film, souhaitant une suite se multipliant sur plusieurs épisodes. Nous sommes ainsi devenus amis. David était d’autant plus enchanté à faire ce film que c’était la première fois qu’on lui propose un premier rôle. Il a reçu en outre pour sa prestation plusieurs prix d’interprétation. Souhaitant renouveler l’expérience, j’ai envisagé de travailler avec David sur 10 canoes, 150 lances et 3 épouses. Il devait à la fois être dans le film et à la coréalisation. Le film devait être tourné dans sa communauté mais celle-ci refusa de lui donner son accord. C’est pourquoi il n’a pas pu tourner dans le film. Entre temps, David a déménagé à Darwin où il s’est retrouvé en situation de SDF. J’avais besoin d’un conteur, c’est pourquoi j’ai pensé à David pour être le narrateur en voix off de l’histoire.
Nous sommes vraiment différents. David considère qu’il est à l’aise avec les deux cultures alors que je pense le contraire. En revanche, David sait que je le comprends et c’est ce qui importe le plus dans notre relation. Alors que j’ai choisi David pour le casting de The Tracker, pour les deux autres films ce sont les circonstances de la vie elle-même qui nous ont amenés à retravailler ensemble.
À l'instar de David confronté à un conflit culturel, recherchez-vous aussi votre place personnelle dans le monde du cinéma ?
Je ne pense pas à ma place dans le cinéma en terme de carrière. Je suis à la fois scénariste, producteur et réalisateur. Entre ces trois rôles, j’évite les conflits puisqu’il s’agit toujours de la même personne, contrairement au cinéma classique où ces rôles sont séparés. Lorsque j’ai commencé à faire des films, je pensais effectivement faire une carrière qui me mènerait naturellement à Hollywood. Mais Dingo a changé ma conception, car le tournage était vraiment difficile et j’y ai perdu beaucoup d’amis. Dès lors, j’ai décidé de faire les films que je désirais et non pas ce qu’Hollywood me commanderait.
Je n’ai pas de vision particulière sur ce que doit être le cinéma que je veux faire. Je fais des films parfois pour des raisons difficiles à expliquer et souvent bizarre. Réaliser est très difficile et chaque film me prend deux ans de ma vie. En conséquence, la réalisation même d’un film fait partie de ma vie. Si les choses se passent bien, je suis personnellement heureux alors que dans le cas contraire, je sens que je gâche ma vie. Je m’intéresse donc plus à la manière de faire le film qu’au résultat final. Je ne peux pas faire deux fois la même chose, aussi chaque film doit être une expérience nouvelle pour moi. Ainsi je passe de The Tracker tourné en extérieur à Alexandra’s Project plus intimiste à la comédie 10 canoes…
Comment travaillez-vous avec Ian Jones qui a signé la photographie de la plupart de vos films ?
Je pense d’abord au film avant d’imaginer avec qui je travaillerai. Autant que possible, j’aime travailler avec la même équipe mais parfois ce n’est pas possible. Ainsi Ian Jones n’a pas toujours travaillé avec moi. Nous nous comprenons bien et un rapport de complicité s’est établi entre nous : il est capable d’anticiper mes choix.
Si Charlie’s Country fut un moyen d’aider un homme, David Gulpilil, avez-vous l’espoir que le cinéma est en mesure d’aider la société ?
Chaque idée est issue d’idées très distinctes. Je fixe d’abord le cadre extérieur avant de développer le contenu. Cette seconde étape me prend beaucoup de temps et j’y travaille avec passion. Par exemple, pour Charlie’s Country il y avait au départ l’envie de faire jouer David. Ensuite, pour qu’il puisse se sentir à l’aise, il fallait tourner à l’intérieur de sa communauté. Avec Bad Boy Bubby j’ai constaté à quel point les spectateurs pouvaient être émus devant un film. J’ai donc compris que j’étais en mesure de changer quelque chose dans le monde avec l’émotion des individus. Pour le film suivant j’ai cru que j’allais changer le monde mais ce fut une catastrophe. J’ai entre temps appris qu’un film peut être un petit élément de discussion sur un sujet et contribuer ainsi aux débats. Si le film a du sens, chacun des membres de l’équipe le ressent et devient en conséquence beaucoup plus impliqué. Le processus de création s’en retrouve facilité et j’en tire davantage de satisfaction que s’il s’agissait d’un simple film de divertissement. Même pour un film aussi léger que Dr. Plonk, j’essaie de mettre ma petite touche personnelle. À la question « qu’est-ce que le cinéma ? », d’une certaine manière tous mes films tendent à y répondre.
Un grand merci à Jean Leclercq pour sa traduction de l'anglais.