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Billet de blog 16 septembre 2025

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Entretien avec Déborah François au sujet du film "Les Tourmentés"

L'actrice Déborah François est à l'affiche du dernier film en date de Lucas Belvaux "Les Tourmentés" qui sort en salles en France à partir du 17 septembre 2025. Elle fait partie d'un quatuor d'acteurs et d'actrices pour incarner les conflits du monde moderne.

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Déborah François © Dirk Braun

Cédric Lépine : Qu'est-ce qui vous a convaincu de participer à ce film : la rencontre avec le scénario ou avec le réalisateur ?

Déborah François : C'est toujours un peu les deux, mais là, au début, même sans avoir lu le scénario, j'étais vraiment très heureuse que Lucas [Belvaux] me contacte et pense à moi pour ce rôle. Je suis Belge et ainsi Lucas était dans mon horizon cinématographique depuis longtemps : j'espérais vraiment qu'un jour nous puissions travailler ensemble.

C. L. : Avez-vous d'abord lu, le scénario ou le roman que Lucas Belvaux avait écrit, dont a été adapté le scénario ?

D. F. : J'ai lu les deux quasiment en même temps. En fait, c'était tellement proche que je ne peux plus vous dire si j'ai lu le scénario en premier et tout de suite après le livre.

D'ailleurs, c'était bien d'avoir le livre parce que chaque chapitre est raconté par un personnage. Ainsi, on a vraiment ce dialogue intérieur, ce monologue de chaque personnage et chaque point de vue sur l'histoire. En général, c'est notre travail à nous, les comédien.nes, de recréer ce dialogue intérieur. Là, il y avait déjà plein d'éléments, j'ai donc pu en rajouter dans le scénario et refaire des petites notes à partir du roman.

C. L. : Comment avez-vous appréhendé votre personnage enfermé sur une histoire passée et qui a peu d'interaction en dehors du père de ses enfants ?

D. F. : C'est sûr qu'on n'est que quatre personnages, mais en fait, ils ont tellement chacun leur tourment, leur trauma passé, leur fantôme, que je trouve intéressant de resserrer l'histoire uniquement sur ces personnages-là, parce que ça met le spectateur à chaque fois dans la position de se demander pour chacun, à tout moment : « Et moi, qu'est-ce que je pourrais faire à sa place ? » Et c'est ce que je trouve personnellement très intéressant dans le film, qui pose autant de questions qu'il apporte de réponses, sur les dilemmes humains que l'on peut avoir.

Mon personnage a des tourments comme les autres, mais c'est sans doute le seul qui est vivant au début du film. En effet, les trois autres ont des traumas passés qui ont un rapport à la guerre, qu'ils aient été soldats comme les personnages de Niels et de Ramzy, ou qu'ils l'aient vécu d'une façon différente comme le personnage joué par Linh-Dan. Ils ont vécu des choses qui les ont tués à l'intérieur d'eux-mêmes. Ils ont une sorte de sécheresse et d'éloignement de la vie.

Alors c'est vrai que mon personnage a des traumas, mais elle ne peut pas se permettre de s'y appesantir parce que ses enfants sont là. Les enfants restent son moteur qui la relie à la vie. Elle doit donc être beaucoup plus pragmatique : elle est obligée d'avancer parce qu'il y a ses deux enfants qui comptent sur elle et qui n'ont qu'elle. Elle est obligée d'agir en tant que maman célibataire. C'est vrai qu'il n'y a pas beaucoup de place pour le reste autour, mais elle essaye de protéger son noyau familial comme une louve.

C. L. : On passe au début du film du survival au drame psychologique complexe : saviez-vous dès le départ où Lucas Belvaux allait vous conduire ?

D. B. : Lucas est vraiment un cinéaste de l'ambiguïté de l'âme humaine. C'est vraiment une des choses qui le caractérise. Je me doutais bien qu'il y aurait tous ces dilemmes moraux dont on parle et qui étaient assez passionnants à explorer, parce que c'est un cinéaste de la nuance du gris. Nous pouvons ainsi, tour à tour, approuver complètement ce qu'un personnage fait, le désapprouver, et avoir son avis là-dessus.

Il y a aussi cette composante de l'argent qui se retrouve souvent dans ses films avec cette problématique : qu'est-ce que l'argent change dans le rapport personnel d'une personne à une autre ? Il est difficile au début pour Manon de joindre les deux bouts : elle n'a qu'un seul salaire d'infirmière pour élever toute sa famille. C'est sans doute le personnage qui se laisse le moins corrompre par l'argent. C'est vrai aussi ce que dit Skender dans le film quand il parle avec Max : « J'ai été traumatisé par le manque d'argent, par la pauvreté. » La pauvreté est un trauma très important qu'on tire souvent toute sa vie avec soi.

C'est intéressant ce point de vue-là et je ne sais pas ce que j'aurais fait à sa place. Je comprends dès lors son point de vue lorsqu'il dit « je ferais n'importe quoi pour que mes enfants n'aient pas à vivre ce trauma et n'aient pas à tendre la main un jour. » Parce que c'est trop dur et qu'on ne peut jamais effacer ce genre de cicatrice. À la fois, on peut comprendre cette femme qui dit « mais l'argent ne va pas guérir tout ce que tu nous as fait. » C'est ce qu'elle dit à Skender : « Tu ne veux pas racheter ce que tu nous as fait. C'est impossible. »

C'est pour cela que je dis que l'histoire est ambiguë. Est-ce qu'on doit vendre son âme et sa vie pour de l'argent ? C'est toute la question que pose le film. Que vaut la vie d'un homme et qu'est-ce qu'on est prêt à faire pour sa famille quand on a tout perdu ? Je n'ai pas la réponse.

C. L. : Qu'avez-vous pensé de la progression de votre personnage qui naît du réalisme social et se dirige ensuite vers autre chose dans le film ?

D. F. : Je ne sais pas s'il y a beaucoup de cinéastes qui font ça. Là, on n'est effectivement pas dans le cinéma du réel, mais on joue d'une façon extrêmement réaliste une situation qui ne l'est pas. Et c'est ça qui était intéressant aussi. Moi, j'adore les univers des cinéastes. Et c'est vrai que là, on est projeté dans quelque chose qui commence un peu comme un conte, en fait.

C. L. : Avez-vous tourné le film de manière chronologique ?

D.B. : Il y a très peu de tournages qui réussissent encore à se faire de façon chronologique pour plein de raisons très pragmatiques liées au tournage. Dans Les Tourmentés, nous avons commencé par la maison, autrement dit, la deuxième partie du film. Cette maison magnifique est d'ailleurs un peu une métaphore aussi de ces personnages qui vont se reconstruire, qui sont tous détruits à l'intérieur et qui vont petit à petit reprendre vie et refleurir. Et peut-être s'épanouir, mais en tout cas, essayer déjà de guérir des blessures.

Nous avons tourné le début ensuite, mais pour moi, c'était très clair dans ma tête. Cela fait aussi vraiment partie du travail de comédien, de savoir à tout moment où on est dans le film. Moi, ce qui m'aide beaucoup, c'est d'avoir en tête la scène qui vient juste avant et la scène qui vient juste après, pour aussi à chaque fois me resituer précisément dans la chronologie des événements.

C. L. : Votre personnage est aussi une antithèse de l'autre personnage féminin, surnommée Madame, que vous ne rencontrez jamais. Elle est ainsi à l'opposé de votre personnage au niveau de la hiérarchie sociale, de son pouvoir économique. Elle est sans enfant, elle n'a pas de famille, vous êtes blonde, elle est brune, etc. Est-ce que l'idée de construire votre personnage en opposition à une autre vous a traversé l'esprit ?

D. B. : Non, ce n'est pas du tout quelque chose que j'ai fait. Tout d'abord parce que je suis plutôt sur des combats assez féministes : l'idée de construire une femme par rapport à une autre, je trouve que ça n'a pas plus de sens que de construire un être humain par rapport à un autre. Et là, en plus, on savait très concrètement très vite qu'on n'était même pas sur les mêmes décors. Au-delà d'être ensemble sur le projet, d'être ensemble sur la scène, on ne s'est même pas croisés pendant une journée de tournage. Donc, même si on avait voulu, ça n'aurait pas été possible.

En réalité, je ne savais pas trop ce que Lucas souhaitait de Linh-Dan, car il a eu des discussions avec chacun d'entre nous séparément. Cela nous a permis d'avoir des surprises et de réagir d'une façon beaucoup plus spontanée à ce que les autres allait faire.

Aussi, j'avais hâte d'aller à la projection pour découvrir le film, parce que justement, je voulais découvrir toute la partie que Linh-Dan avait fait. En effet, nous étions vraiment sur deux tournages complètement séparés. Il n'y a que les garçons qui ont vu un peu de tout.

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Les Tourmentés de Lucas Belvaux © UGC

C. L. : Ce qui est étonnant, c'est qu'à la fin, on peut dire que ce sont deux histoires de couples séparés au départ, mais qui se rapprochent et qui se construisent.

D. F. : Ce qui est drôle dans le film, c'est que la plupart des scènes sont des scènes à deux. C'est soit Ramzy et Linh-Dan, soit Niels et Ramzy, soit Niels et moi. J'ai pu avoir quelques scènes avec Ramzy aussi.

C'est vrai que c'est un film de binômes. Je pense que cela fait partie de la méthode de Lucas pour qu'on puisse vraiment se concentrer sur les histoires. Et ça rejoint ce qu'on disait tout à l'heure avec le fait qu'il n'y ait que quatre personnages et qu'on soit vraiment sur eux tout le temps. Je pense que ça aide à avoir quelque chose clair pour le spectateur aussi, de suivre les lignes malgré ces histoires qui s'entremêlent.

C. L. : Les deux personnages féminins qui ne se croisent pas pourraient être la métaphore de deux classes sociales qui s'ignorent, dont l'une joue explicitement avec la vie de l'autre. Peut-on également voir ce film comme un portrait social du monde actuel ?

D. F. : Le problème dont vous parlez, la plupart des gens le connaissent. Les écarts de richesse sont terribles. Les personnes qui vous demandent des sacrifices sont rarement celles qui s'autosacrifient. Ce que je trouve aussi intéressant dans le film, c'est le moment de dialogue qu'il y a entre Niels et Ramzi où le premier dit « j'habitais dans la rue et je n'avais rien. Et du coup, tu pensais que ma vie ne valait rien. Aujourd'hui, je reviens et je suis bien rasé, j'ai un costume, j'ai un appartement, j'ai de l'argent, je fais partie de la société bourgeoise. Du coup, aujourd'hui, je vaux quelque chose. »

Et ce qui est intéressant, c'est qu'il le dit au personnage de Ramzi et non au personnage de Madame. Il le dit à un personnage qui est de la même classe sociale que lui. Je trouve que c'est là que ça nous interroge aussi tous, en fait. Parce que c'est facile de pointer du doigt alors que l'on devrait d'ailleurs se battre socialement, se remettre aussi soi-même en question. Quelqu'un qui est dans la rue ou quelqu'un qui a un travail et une famille, est-ce que sa vie vaut plus ? Est-ce qu'une vie humaine vaut plus qu'une autre ? Est-ce que la valeur d'une vie humaine se mesure à ce que cette personne a, à comment cette personne s'habille, si cette personne contribue ou non à la société, si cette personne a une famille ou pas ? Je trouve que moralement, c'est hyper intéressant de poser cette question aussi.

C. L. : En tant que femme et féministe, que souhaitiez-vous défendre par votre personnage ?

D. F. : Ce que j'ai trouvé intéressant, c'est le fait que cette femme a le courage de dire que l'amour, ça ne suffit pas. Il ne suffit pas de dire qu'on aime quelqu'un ou ses enfants. Ça ne suffit pas. Ce qui compte, ce sont les actes. C'est comment on aime.

Ses enfants, pour Manon, sont plus importants encore que d'être une femme amoureuse. En fait, on peut prendre en tant qu'adulte le risque d'être blessée, mais elle ne peut pas prendre ce risque pour ses enfants. Je trouvais ça très beau ! Les enfants sont bien quand on s'occupe bien d'eux. Et s'ils se séparent pour ça, c'est parfois mieux pour eux. La société change beaucoup sur ce sujet.

Je trouve que c'est une évolution intéressante. Le fait qu'elle les protège avant tout, qu'elle lui redise qu'il va les pourrir s'il leur achète un milliard de cadeaux, pendant qu'elle essaie de leur donner des valeurs. Elle lui fait très vite comprendre que ce sont ces valeurs à elle qui vont passer en premier, puisque c'est elle la seule qui les élève en réalité. Ainsi, la personne qui élève les enfants, c'est la personne qui a l'autorité parentale.

Sur les évolutions de la société, on espère que de plus en plus d'hommes vont se prendre en main, parce que les enfants en ont besoin.

Ce n'est pas un film qui juge, c'est un film qui montre, et puis après, à chacun de saisir les choses. Nous, on fait du cinéma, on n'est pas là pour donner des leçons. Après, on peut montrer des choses, et puis chacun prend ce dont il a envie. C'est vrai qu'on est dans un portrait d'une société qui est très moderne, et c'est important de montrer toutes ces problématiques contemporaines.

C'est un des sujets qui devrait vraiment évoluer, parce que c'est un vrai problème. Pour les enfants qui grandissent, les enfants ont besoin d'un père et d'une mère qui soient présents.

C. L. : Quel est votre secret en tant qu'actrice, pour entrer dans votre personnage ?

D. F. : En général, j'essaie de me rattacher à des personnes existantes. Je ne vais pas dire que ce sont seulement des personnes que je connais, car cela dépend des films. Ici, en l'occurrence, je voulais me rattacher à des personnes que je connaissais parce qu'on est dans quelque chose qui est très proche du réel, en tout cas pour le personnage de Manon. C'était ma façon, modestement, de rendre hommage à toutes ces femmes que je vois autour de moi qui élèvent seules leurs enfants ou en garde très majoritaire.

Je suis désolée, mais on ne peut pas dire qu'on élève ses enfants quand on ne les voit que deux week-ends par mois. Ce n'est pas vrai ! Ça veut dire qu'on a un contact avec ses enfants, ce qui est déjà bien, mais ce n'est vraiment pas suffisant !

Je me suis inspirée peut-être de toutes ces femmes qui ont cette charge-là, mais qu'elles ne voient pas forcément comme une charge. Certaines voient aussi juste comme un bonheur d'être avec ses enfants avec toutes les difficultés qu'un parent connaisse, évidemment, qu'ils soient en couple ou pas. J'ai essayé de leur rendre hommage en n'étant pas dans la plainte, en étant dans quelque chose qui est très pragmatique, dans la vie.

Les exemples d'ami.es ou de familles que j'ai autour de moi qui sont dans cette situation, ce sont des femmes qui traversent cela avec une espèce de grâce et de force sans le revendiquer. Je trouve ça assez beau et je trouve qu'on ne s'intéresse pas assez à elles et qu'on ne reconnaît pas assez à quel point ça peut être compliqué.

Qu'on fasse deux prises ou qu'on en fasse 20, il faut à chaque action, donner l'impression que c'est la première fois qu'on vit cette scène. J'ai appris cela auprès des frères Dardenne : il faut oublier quand on a fait d'autres prises, même si c'est la dix-septième. « Fais-le comme si c'était la première fois de ta vie, comme si tu ne l'avais même jamais lu, comme si tu ne connaissais pas le scénario, comme si c'était ta vie. »

C. L. : Qu'est-ce qui vous anime quand vous interprétez vos personnages ?

D. F. : C'est vraiment d'entrer dans l'univers d'une réalisatrice ou d'un réalisateur et de se mettre au service d'un univers. J'espère durant ma carrière pouvoir continuer de plonger dans des univers complètement différents, d'entrer dans la tête d'un auteur ou d'une autrice.

Je crois qu'en tant qu'actrice, ce que j'aime finalement, c'est vivre toutes les vies que je ne pourrais pas vivre, dans la seule vie qui nous est donnée, la seule dont on se souvient : toutes ces différentes vies que je ne vivrais pas et à la fois, oui, d'être dans la tête de quelqu'un, d'être surprise. Il n'y a rien que j'aime plus que découvrir un scénario et être surprise. Là, c'était le cas avec Lucas, avec, tout d'un coup, cette proposition improbable de chasse à l'homme.

On part quand même avec un paquet émotionnel assez étonnant et je pense aussi que son cinéma est ainsi très reconnaissable.

Illustration 3

Les Tourmentés
de Lucas Belvaux
Fiction
115 minutes. France, Belgique, 2025.
Couleur
Langue originale : français

Avec : Niels Schneider (Skender), Ramzy Bedia (Max), Linh-Dan Pham (Madame), Déborah François (Manon), Mahé Boujard, Baptiste Germain, Jérôme Robart, Estelle Luo, Cathy Pham
Scénario : Lucas Belvaux, d'après son roman Les Tourmentés
Images : Guillaume Deffontaines
Montage : Mathilde Muyard
Musique : Frédéric Vercheval
Mixage sonore : Quentin Collette
1er assistant réalisateur : Lucas Loubaresse
2e assistant réalisateur : Marylou Pietri
3e assistant réalisateur : Simon Caron
Décors : Stanislas Reydellet
Costumes : Bethsabée Dreyfus
Maquillage : Silvia Carissoli
Coiffure : Estelle Rassenfosse
Direction artistique : Arnaud Denis
Scripte : Bénédicte Darblay
Directrice de production : Anaïs Ascaride
Production : Emmanuel Agneray, Patrick Quinet
Sociétés de production : Bizibi, Artémis Productions
Sociétés de coproduction : Union Générale Cinématographique (UGC), Studio Exception, Auvergne Rhône-Alpes Cinéma, Radio Télévision Belge Francophone (RTBF), Shelter Prod, Proximus, BE TV
Distributeur (France) : UGC Distribution
Sortie cinéma (France) : 17 septembre 2025

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