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Billet de blog 16 novembre 2025

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PACCPA 2025 : "Las Ruinas nuevas" de Manuel Embalse

"Las Ruinas nuevas" de Manuel Embalse était présenté au sein de la programmation de la 13e édition du Panorama du cinéma colombien à Paris du 14 au 19 octobre 2025.

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Manuel Embalse © Francisco Muñoz

Cédric Lépine : N'étant pas seulement cinéaste mais aussi artiste compositeur, qu'est-ce que le cinéma t'a permis d'explorer dans la réalisation de Las Ruinas nuevas ?
Manuel Embalse :
Je suis avant tout musicien. J'écris également les paroles de mes chansons, qui se convertissent dès lors en poèmes qui peuvent devenir un film. J'ai étudié le cinéma dans une école publique, la UNA (Universidad Nacional del Arte) où j'ai plus appris la réalisation de la fiction que le documentaire. Je n'ai donc pas eu de formation classique pour réaliser du cinéma documentaire.

J'ai commencé avec une caméra digitale et un téléphone portable pour faire des films en filmant directement dans les rues de Buenos Aires où se déroulent énormément de choses au quotidien comme des manifestations. Ce qui m'importait avant tout consistait à filmer la réalité avant de commencer à expérimenter seul devant mon ordinateur un montage avec mes paroles en voix off. De là peut alors surgir un récit qui invite autant le documentaire que la fiction à émerger. Comme je n'ai pas suivi de formation classique à la réalisation, je jouis de beaucoup de liberté pour créer.
Mon premier court métrage en 2013 comprenait ainsi des images que j'avais filmées dans mon quotidien et mon intervention passait par ma voix off qui pouvait tout à la fois exprimer un point de vue personnel et ouvrir d'autres portes vers l'essai filmique. L'essai est une forme de documentaire qui m'a beaucoup influencé, en l'occurrence avec le film Sans soleil (1983) de Chris Marker où les images sont certes documentaires mais où la narration peut être associée au cinéma de fiction. Par exemple, dans un disque que j'ai sorti en 2014, j'ai mis des éléments de fiction qui ont trait à la science-fiction, avec l'idée que les poubelles électroniques se régénéraient et se transformaient en bactéries pour attaquer la société.

Durant de nombreuses années j'ai réalisé de nombreux courts métrages sur le même thème. Si je résume, dans ma musique, il y avait de la fiction, et dans mes courts, un peu de fiction et de documentaire. J'ai toujours été intéressé par la réalité comme expression vive de la fiction et du documentaire. Je ne suis le créateur d'aucun genre : en musique comme en littérature ou au cinéma, je me suis contenté d'expérimenter. Je suis parti de l'idée que le cinéaste ne se contente pas de raconter sa vie. En revanche, les idées d'un être humain peuvent en rencontrer d'autres à travers l'expression artistique. Ainsi, au fil de mes films sur une décennie est né ce second long métrage sur la base de la science-fiction.

Faire de la musique m'a permis d'envisager le cinéma du point de vue sonore et traduire des idées en musique alors qu'en mots cela nécessiterait de nombreux chapitres d'écriture. Un leitmotiv, une pièce sonore en particulier peuvent permettre de dépasser les limites de la fiction et du documentaire. Dans Las Ruinas nuevas j'étais très intéressé pour travailler sur l'aspect sonore des poubelles électroniques. Ainsi est apparu une sorte de fantôme sonore. Le cinéma me permet de ne pas avoir à tout exprimer de manière littérale, mot après mot. Le design sonore, à partir de la construction spatiale du son, m'ouvre des portes et des fenêtres sur la fiction.

J'ai commencé un essai sur les poubelles électroniques mais je n'en étais pas satisfait : je sentais qu'il y avait déjà des films sur ce sujet et me limiter à un documentaire classique ne me convenait pas. J'ai travaillé sur quinze courts métrages avec ma voix off sur du matériel d'archives avec l'idée d'être à la fois musicien, poète et cinéaste. Je suis également monteur et designer sonore pour d'autres cinéastes de ma génération qui ont en commun l'hybridation du fiction et du documentaire. J'aimais jouer avec la partie magique du cinéma qui était à l'origine de cet art avec les effets spéciaux que l'on trouve chez Méliès.

Le cinéma m'a permis, autour de la thématique des poubelles électroniques, à imaginer un monde futur meilleur. Je pense que le cinéma est un espace d'expérimentation où le son a une réalité physique. Les sensations physiques du son m'intéressent bien plus que l'expression littérale dudit son. Cela rejoint l'expérience d'une performance musicale en direct dans une salle avec le public. Je sens que le cinéma a cette possibilité de réunir des personnes dans une salle ou dans un espace ouvert pour créer des interactions inattendues. J'ignore comment j'ai pu maintenir cette idée durant toutes ces années sans tomber dans une démarche de film documentaire classique avec des témoignages sur les poubelles électroniques ou encore une fiction qui requiert un tout autre mode de financement et de production.

Souvent, les festivals mais aussi les critiques ont tendance à vouloir séparer les films de fiction et les films documentaires. J'ai l'impression que ces dernières années et en particulier en Amérique latine, le concept de « non fiction » marginalise toute une partie de nouveaux cinéastes émergents. Cette hybridation est cependant l'espace de liberté qui me convient le mieux. La voix off dans mes films témoigne aussi de cette hybridation puisque ma voix laisse apparaître une sorte de fantôme qui n'est pas tout à fait moi. Ainsi, sur Las Nuevas ruinas cette idée d'alter ego archéologue me donnait la liberté d'exprimer mes idées personnelles où la peinture, la musique, la poésie, la fiction et la forme documentaire sont réunies toutes ensemble.

J'ai beaucoup expérimenté dans cette voie et je crois que j'ai trouvé ainsi ma propre voie d'expression où je me sens le plus à l'aise. Il n'est pas sûr non plus que je continue par la suite à faire des films de cette manière puisqu'il s'agit tout de même de dix ans de ma vie sur un même sujet. J'ignore encore comment sera la forme de production de mon prochain film. L'autoprécarisation latine consistant à ne pas pouvoir disposer de fonds offre aussi la liberté de faire ce que l'on veut, de terminer le film quand on le veut.

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Las Ruinas nuevas de Manuel Embalse © DR

C. L. : Le concept d'archéologie des médias est en effet une clé pertinente pour penser notre monde contemporain à travers le cinéma.

M. E. : C'est fou de prendre conscience que tout le support analogique qui a marqué mon enfance peut disparaître intégralement. En effet, mes premières découvertes musicales comme mes premiers films réalisés sont sur des CD qui se retrouvent à présent à la poubelle parce que les nouveaux ordinateurs n'ont plus de quoi lire des CD. Philosophiquement et émotionnellement c'est tout de même fort de se dire que cette mémoire doit donc être transformée à travers le processus de digitalisation pour se maintenir dans le temps. Alors que je pouvais jusqu'ici avoir accès à une histoire familiale grâce à des films en argentique, les films conservés sur un disque externe peuvent disparaître disparaître en quelques secondes.

L'accélération de la technologie depuis les années 1990 contribue à ce que nous commençons à perdre la mémoire et le soin à apporter à la mémoire. Sur Internet il est possible de conserver des fichiers mais il faut ensuite payer Google et autres pour y conserver l'accès. Ainsi, la mémoire devient un privilège. Le sous-entendu actuel est qu'il n'y a pas de mémoire sans réseaux sociaux qui permettent, par exemple en tant que musicien, de partager une création musicale et écouter celle des autres. Cette demande que crée le capitalisme à travers les réseaux sociaux génère une grande anxiété autant pour les artistes que pour le public. En effet, cela entraîne l'envie de posséder ce que l'on n'a pas ou encore ce que l'on ignorait que cela existait.

La décision qui permet de savoir ce que nous voulons garder en mémoire et ce que nous voulons oublier est une vraie question. La mémoire notamment un énorme enjeu dans l'histoire contemporaine de l'Argentine. Ainsi, le gouvernement actuel en Argentine veut réécrire l'histoire quant à la dictature. Comment réagir à cette décision alors que la première nécessité pour certaines personnes consiste à avoir de quoi manger ?

C'est pourquoi je suis particulièrement intéressé par l'idée de remettre la mémoire au premier plan. Je suis attiré notamment sur Las Ruinas nuevas par la mémoire internationale qui est l'un des sujets centraux du film. Ainsi, Xu Lizhi, travailleur de Foxconn, l'usine qui assemble les IPhones, commença à exister tandis que les amis ont publié ses poèmes sur Internet. Raconter cette histoire pour moi revient à raconter l'histoire du capitalisme contemporain, l'histoire de l'exploitation du lithium et démythifier Steve Jobs. La nouvelle ruée vers l'or du XXIe siècle que représente l'extraction du lithium entraîne de nombreuses attaques contre des communautés qui protègent l'environnement naturel où se trouve cet élément. Je fais partie de cette génération qui s'est développée à travers les réseaux sociaux avec l'idée consommatrice de se sentir marginalisé de ne pas y être. Je me rends compte que cette technologie encourage l'oubli sous la forme d'une amnésie collective.

L'essayiste allemand W. G. Sebald explique comment le nazisme est arrivé à créer une amnésie collective en Allemagne après la guerre. Des cinéastes comme Rainer Werner Fassbinder et Harun Farocki ont tenté de rompre avec cette dynamique. Actuellement je suis soucieux de la manière dont la mémoire collective peut exister alors que les technologies modernes détruisent les environnements en Amérique latine et en Afrique, condamnent la santé d'enfants qui travaillent dans les usines sans autres opportunités pour survivre parce qu'ils appartiennent à une économie globale associée notamment à l'Europe et à toute l'Amérique. Cette idée m'a beaucoup marqué et c'est ainsi qu'est apparu dans Las Nuevas ruinas Xu Lizhi qui aurait mon âge aujourd'hui. Il représente également de nombreux poètes chinois qui ont été tués alors qu'ils défendaient l'art comme moyen d'émancipation d'un capitalisme esclavagiste.

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