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Billet de blog 18 septembre 2022

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Entretien avec le réalisateur Adnane Tragha pour son film "On a grandi ensemble"

Mercredi 21 septembre le film documentaire d'Adnane Tragha "On a grandi ensemble" sur le témoignage des anciens habitants de la cité Gagarine qui a depuis disparue.

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Cédric Lépine : Après la réalisation de votre premier long métrage de fiction 600 euros (2015), avez-vous eu plus de facilité pour produire et réaliser vos films suivants, notamment On a grandi ensemble ?

Adnane Tragha : J'ai eu un peu plus de facilité sans que ce soit non plus l'autoroute. Je continue à faire mes films en prenant les petits sentiers et les routes peu fréquentées. On a grandi ensemble s'est fait de façon particulière, il fallait tourner rapidement avant que la cité Gagarine soit détruite, nous n'avions pas beaucoup de temps. Une production portait le projet, mais devant le refus des chaînes de télévision d'accompagner le film (car elles avaient déjà fait des films sur la même thématique quelques années auparavant), je me suis retrouvé à devoir moi-même produire le film si je souhaitais qu'il existe. Le film s'est tourné dans une certaine urgence, la cité était vidée de ses habitants, telle un vaisseau fantôme et nous avions un mois pour tourner avant qu'elle ne soit plus accessible.

Illustration 1
Adnane Tragha © Gianni Cocco

C. L. : L'envie de témoigner de la cité Gagarine a-t-elle toujours été pensée par vous sous la forme documentaire ou bien avez-vous songé à la fiction ?

A. T. : Dans un premier temps, j'ai pensé écrire une fiction autour de ce quartier, mais je me suis tout de suite rendu compte que c'est le réel que je souhaitais filmer. Je n'avais pas envie de mettre en scène des comédiens, mon envie était plutôt de donner la parole à celles et ceux qui sont trop souvent oublié.es lorsqu'il s'agit des quartiers populaires, celles et ceux à la place de qui les médias et le cinéma ont pris la mauvaise habitude de s'exprimer.

C. L. : Quel regard portez-vous sur Gagarine de Fanny Liatard et Jérémy Trouilh : peut-on y voir un dialogue avec votre film ?

A. T. : C'est un beau film, poétique, très esthétique. J'ai apprécié qu'ils mettent en scène un jeune de cité rêvant de devenir cosmonaute, ça change de ce qui se fait habituellement. Les deux films se rejoignent sur cette volonté de ne pas stigmatiser et caricaturer les habitants des quartiers populaires.

C. L. : Comment s'est construite l'écriture de votre scénario : aviez-vous des intentions et une histoire précise de départ à raconter, ou bien le récit s'est aussi beaucoup développé au montage ?

A. T. : J'ai été accompagné dans l'écriture d'un synopsis par une société de production de documentaires. Le documentaire c'est une première pour moi, j'avais besoin que tout soit bien cadré. Ainsi, lorsque le tournage a démarré, quasiment tout était écrit, je savais ce que je voulais raconter et j'ai choisi les protagonistes qui pourraient porter mon propos de la manière la plus forte et la plus sincère possible. Seuls deux témoignages n'étaient pas présents à l'écriture : celui de Michel, un septuagénaire qui raconte les débuts de la cité dans les années 1960 et que j'ai tourné pendant le montage car cela manquait dans la narration, et celui de Daniel, le dernier gardien de la cité Gagarine, que j'ai rencontré pendant le tournage et dont l'histoire (il a longtemps travaillé dans la publicité et s'est retrouvé gardien d'une cité après une longue période de chômage) m'a paru intéressant pour le film.

Illustration 2
"On a grandi ensemùble" d'Adnane Tragha © Les Films qui causent

C. L. : Les entretiens étaient-ils dirigés par vous avec les mêmes questions pour tous et toutes ou bien avaient-ils.elles carte blanche pour orienter la discussion ?

A. T. : Quelques questions revenaient, mais je savais exactement ce que chacun allait apporter au film. En fait, j'ai discuté avec eux pendant l'écriture du film et donc au moment du tournage tout était déjà balisé. L'idée était de traiter de thématiques telles que le changement progressif de la population de ces quartiers avec notamment l'arrivée de l'immigration maghrébine (essentiellement algérienne dans cette cité), la délinquance, l'éducation, le rapport à l'école et à la politique, l'identité, la solidarité entre les habitants de ces quartiers... La destruction de la cité a été un prétexte pour traiter de tous ces sujets, pour faire un film sur la transmission de la mémoire de nos aînés, sur la valorisation de parcours trop souvent ignorés...

C. L. : Peut-on voir dans la place accordée à la musique dans le film, l'héritage de la mémoire de la cité Gagarine ?

A. T. : Totalement. On retrouve une fanfare jouant dans différents recoins de la cité désertée par ses habitants, un peu comme les musiciens qui continuaient à jouer de la musique pendant que le Titanic coulait. La fanfare reprends des morceaux emblématiques des quartiers populaires, où l'on peut reconnaître Jean Ferrat, Fairuz, IAM et un morceau de funk. Cela correspond aussi à la diversité des familles qui vivaient dans ces quartiers. Aujourd'hui, l'expression "vivre ensemble" est utilisée à toutes les sauces par des intellectuels et des politiciens qui n'ont souvent vécu que de leur entre soit. Nous, on vivait ensemble sans jamais se poser de question sur nos différences.

C. L. : Comment considérez-vous rétrospectivement le choix des politiques et des architectes à l'origine de la cité Gagarine six décennies plus tôt ?

A. T. : Déjà, je ne suis ni sociologue, ni spécialiste en urbanisme. Je n'ai franchement pas particulièrement étudié la question, mais il me paraît clair que devant cette urgence de loger des populations mal logées, des cités comme Gagarine ont été construites avec peu de moyens, avec des matériaux de qualité moindre que ceux utilisés pour d'autres immeubles et qui n'ont pas résisté à l'usure du temps et à la fin des trente glorieuses. 

C. L. : Entre nostalgie d'un temps révolu et plaisir au présent d'avoir des références communes entre de nombreuses personnes : pouvez-vous expliquer les intentions derrière le choix du titre du film ?

A. T. : Le titre reflète mon envie de faire le bilan. Celui de notre jeunesse dans un quartier populaire, de nos parcours, de notre évolution. On parle souvent des jeunes des quartiers populaires, mais on ne se pose jamais de question sur ce qu'ils deviennent. On a grandi ensemble permet de retrouver 20 ans plus tard des jeunes devenus adultes, père et mère de famille, cadres supérieurs, artistes, chercheuse en cancérologie, et de se rendre compte qu'il faut laisser à notre jeunesse le temps de grandir, de se construire et ne pas se montrer trop impatients.

C. L. : Avez-vous déjà en tête des envies de prochains films ?

A. T. : Je suis en pleine écriture de mon prochain long métrage de fiction, il aura pour cadre l'univers des livreurs à vélo. Et je prépare aussi la sortie en salles d'un film à sketchs, composé de plusieurs courts métrages tournés aux quatre coins de la France avec des habitants des quartiers où je posais ma caméra.

Illustration 3

On a grandi ensemble
d'Adnane Tragha
Documentaire
72 minutes. France, 2022.
Couleur
Langue originale : français

Images : Paul Morin
Montage : Soline Caffin, Gordana Othnin-Girard
Musique : Sébastien Baret, Manuel Merlot, Cédric Santens
Son : Loïc Gourbe
Production : Les Films qui Causent, Seguia Films
Coproduction : Elsolive, Milocolor, Shaolin Shadow
Producteurs : Milos Dupor, Laïla Tahhar, Adnane Tragha
Coproducteurs : Stéphane Azouze-Cardin, Loïc Gourbe, Charly Ongolo
Distributeur (France) : Les Films qui Causent

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