Cédric Lépine (avatar)

Cédric Lépine

Critique de cinéma, essais littéraires, littérature jeunesse, sujets de société et environnementaux

Abonné·e de Mediapart

3649 Billets

6 Éditions

Billet de blog 21 février 2022

Cédric Lépine (avatar)

Cédric Lépine

Critique de cinéma, essais littéraires, littérature jeunesse, sujets de société et environnementaux

Abonné·e de Mediapart

Entretien avec Jérôme Prieur pour "Vivre dans l'Allemagne en guerre"

Jérôme Prieur est devenu officiellement ce lundi 21 février 2022 le nouveau lauréat du Prix du Syndicat de la Critique de Cinéma de la meilleure œuvre française de documentaire pour sa réalisation "Vivre dans l'Allemagne en guerre".

Cédric Lépine (avatar)

Cédric Lépine

Critique de cinéma, essais littéraires, littérature jeunesse, sujets de société et environnementaux

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Cédric Lépine : Entre les films que vous réalisez et les livres que vous écrivez, quels sont les objectifs visés pour chaque médium ?

Jérôme Prieur : Écrire des livres et réaliser des films, c'est toujours pour moi une forme d'écriture. Ainsi, je peux passer d'un genre à l'autre, d'une pratique à une autre selon les circonstances, selon la nécessité que je ressens.

Quand j'écris Le Mur de l'Atlantique, monument de la collaboration (Denoël, 2010 "Points histoire") ou Berlin, les Jeux de 36 (Éditions La Bibliothèque, 2017), je poursuis une recherche entamée grâce à un film, d'autant que je suis le seul ou le premier à proposer une synthèse inexistante jusque-là dans la bibliographie.

Quand avec mon ami Gérard Mordillat, nous écrivons Jésus contre Jésus, Jésus après Jésus, Jésus sans Jésus, Jésus selon Mahomet (Seuil, "Points"), il s'agit pour nous de prolonger le travail mené en commun depuis Corpus christi et les autres séries réalisées pour Arte. C'est notre manière de raconter l'histoire, et l'occasion de formuler nos propres hypothèses.

Il y a encore d'autres cas de figures : le petit Vallotton cinéma (L'Échoppe, 2021) est né d'un film que je n'ai pas pu réaliser avec le musée d'Orsay, alors je l'ai écrit, autrement bien sûr ! Et puis quand jadis j'ai publié mon deuxième livre, je ne me doutais pas que vingt-cinq plus tard, par hasard, par miracle, il inspirerait mon film sur la préhistoire des images animées, Vivement le cinéma. C'est ce que j'explique dans la préface de la nouvelle édition de Lanterne magique paru il y a quelques mois (Éditions Fario, coll. Theodore Balmoral, 2021).

Mon film sur l’Occupation française de la Rhénanie (Occuper l'Allemagne, 1918-1930) est une sorte de réponse, par aïeux interposés, à mon livre La Moustache du soldat inconnu (Seuil, "La Librairie du XXIe siècle", 2018). Je pourrais continuer...

Il n'y a rien d'automatique mais c'est pour moi une même activité mentale, tantôt solitaire (les livres), tantôt menée avec d'autres (les films), et j'aspire à ce changement de rythme, à cette alternance. 

Illustration 1
Jérôme Prieur © Pierre Louis Sélénites Films

C. L. : Qu’est-ce qui vous passionne dans l’investigation historique que vous réalisez au fil de vos films documentaires?

J. P. : De chercher justement, d'enquêter, de voir ce que le passé nous réserve. La condition vitale pour moi est de ne pas reproduire ce qui existe déjà. Je serais incapable de mettre en images un livre ou une thèse par exemple. Même si je me nourris le plus possible de lectures et de rencontres, j'ai besoin de trouver ma propre voie, et de proposer une forme, une écriture, précisément... Par-dessus tout, ce qui m'est indispensable c'est de montrer la complexité, d'échapper aux idées toutes faites, aux clichés, aux simplifications. Je souhaite partager avec les spectateurs cet esprit de découverte, cet esprit critique et je veux que ce soit aussi passionnant pour eux que pour moi !

C. L. : Pourquoi être parti de lettres de couples pour raconter l’histoire de l’Allemagne d’Hitler de 1933 à 1945 ?

J. P. : Une grande quantité de personnages apparaissent dans l'ouvrage de l'historien britannique Nicholas Stargardt (La Guerre allemande, La librairie Vuibert, 2017). C'est de là que je suis parti avant de retourner aux sources, c'est-à-dire à l'intégralité de leurs témoignages écrits. J'ai voulu me concentrer sur le point de vue des Allemands restés dans leur pays, à l'écart du front, avant que l'Allemagne elle-même devienne un champ de bataille. Fatalement, il s'agissait en grande partie de femmes. Alors j’en ai retenu six, de tous âges, qui avaient écrit leur journal, puis un écrivain, Jochen Klepper, qui a vu la persécution antijuive s'abattre sur sa femme et sa belle-fille, au point qu'ils se sont suicidés ensemble en 1942.

Contrairement à mon film précédent sur l'Allemagne qui donnait la parole aux exilés (Ma vie dans l'Allemagne d'Hitler, d'après une enquête lancée à l'été 1939 par l'université de Harvard), je voulais que les différents personnages aient pour point commun de s’accoutumer à la situation qu’ils vivent, aux événements auxquels ils sont confrontés : peu importe leur adhésion ou leur hostilité au nazisme, ils continuent à vivre dans leur pays sans se sentir a priori en danger. Parmi ces personnages féminins, deux entretiennent une correspondance avec leur fiancé et futur mari : la fleuriste et la photographe. C'est évidemment le moyen de faire exister un point de vue masculin à travers elles.

En revanche, il ne s'agit pas d'un échantillon représentatif, c’est mon choix, un choix tout à fait partial évidemment. Ces personnages, quels qu'ils soient, touchent en fait à l'universel, même si c'est gênant à observer pour nous aujourd'hui. Leur lucidité ou leur aveuglement nous permettent de nous poser des questions, de regarder autrement cette catastrophe au cœur de l'Europe dont nous ne sommes pas revenus.

C. L. : Comment avez-vous sélectionné les lettres et les images d’archives ? Est-ce que la découverte de ces lettres a précédé votre écriture scénaristique ou inversement ?

J. P. : Ces lettres et ces journaux intimes m'ont servi de point de départ pour élaborer une hypothèse de construction du récit à travers le chœur des personnages en même temps que ces destins individuels me permettaient de restituer une chronologie de la guerre, depuis l'annexion des Sudètes en octobre 1938 jusqu'à la capitulation en mai 1945. Les images d'archives proviennent essentiellement de films amateur tournés à cette période par d'autres Allemands. Ils nous montrent ce que nous n'avons pas l'habitude de voir aussi systématiquement dans les documentaires historiques, à savoir la vie quotidienne, des petits faits apparemment sans importance, et peu à peu nous voyons comment la guerre entre dans les familles, jusqu'à pénétrer l'âme et le corps des enfants du IIIe Reich. À ces images privées, j'ai voulu opposer franchement, nettement, les images officielles, les actualités allemandes, les montrer pour ce qu'elles sont, de la propagande, tour à tour effrayantes mais souvent dérisoires. Ce que je refuse c'est de banaliser ces images officielles, comme s'il suffisait d'enlever leur commentaire et leur musique d'origine pour en faire des documents soi-disant bruts, venus directement du passé.

C. L. : Pouvez-vous parler de la naissance du film à l’étape du montage ? Quelle est votre implication à ce moment-là ?

J. P. : Je suis allé tourner en Allemagne, à la fin du montage, dans les différents centres d'archives où sont conservés ces journaux et ces lettres, à Berlin, à Munich, à Marbach, etc. Mais l'essentiel du travail du film a lieu en effet tout au long du montage, pendant plusieurs semaines, dans l'ajustement permanent du texte et de l'image, dans l'excitation de trouver les contrepoints et les associations d'idées qui permettent d'être déroutant sans jamais être gratuit. C'est vraiment un travail d'écriture, pas du tout un travail d'illustration. Ce que ne voit pas le spectateur, ce qu'il ressent doit être parfois plus important que ce qu'il voit. Il s'agit de créer des ondes de choc.

C. L. : C’est la seconde fois que vous recevez le Prix du Syndicat français de la Critique après Hélène Berr, une jeune fille dans Paris occupé en 2014 : quelle fut l’importance de ce prix pour vous et votre film et comment interprétez-vous ce nouveau prix pour Vivre dans l’Allemagne en guerre ?

J. P. : Franchement et sans se faire trop d'illusions sur le retentissement des prix, j'avoue que c'est un grand plaisir, d'autant que c'est un prix décerné par des critiques de cinéma. C'est sûrement la reconnaissance d'un parcours, un encouragement à exercer, sur le terrain documentaire, un regard d'auteur, même si le terme n'est pas toujours bien vu ! La télévision permet d'atteindre un immense public, plusieurs centaines de milliers de spectateurs. Je crois que Vivre dans l'Allemagne en guerre a réuni lors de la diffusion à 20h50 sur France 5, puis de la rediffusion en deux épisodes et du replay, près de deux millions de spectateurs, c'est énorme ! Mais la récompense pour moi c'est que des spectateurs, des mois ou des années plus tard se souviennent d'un film, et puis que cela provoque des débats, des projections, des rediffusions, bref que les films continuent à vivre - en attendant d'en faire d'autres ! Si ce prix de la Critique le permet, c'est un encouragement formidable aussi bien pour moi que pour celles et ceux qui ont cru à ce film.

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.