Les fantômes du passé ont un visage

Sortie DVD de Nos héros sont morts ce soir, de David Perrault

Au début des années 1960, Simon propose à son ami Victor qui vient de finir son service militaire en Algérie de le rejoindre sur le ring comme catcheur. Sous son masque noir Victor est l’Équarisseur de Belleville et Simon sous son masque blanc, le Spectre. Sous la forme d’un combat du Bien contre le Mal, Victor peine à endosser celui du Mal.

Si la figure de la lucha libre est une figure bien connue au Mexique, le catch français est lui beaucoup moins. C’est pourtant sur le ring qu’a débuté Lino Ventura avant d’apparaître devant les caméras de cinéma avant de jouer dans Touchez pas au grisbi de Jacques Becker. Le film de David Perrault nous fait entrer dans un âge d’or du catch, au moment où celui-ci allait être totalement transformé avec l’arrivée de la télévision. De même le traumatisme de la guerre d’Algérie qu’incarne avec force le personnage central de Victor figure la fin de l’innocence : la société française ne peut plus dès lors ignorer la violence de sa séculaire politique coloniale. Le manichéisme qui se joue sur le ring est désormais profondément remis en cause. À ce titre, les deux amis catcheurs représentent l’un le passé et l’autre un présent en pleine mutation avec tous les doutes que cela suppose. L’univers symbolique est clairement évoqué ici où tous les personnages sont bien plus que leur propre individualité. David Perrault avec la puissance du phénix fait revivre de ses cendres tout un cinéma surréaliste et poétique que l’on croyait perdu, comme si le cinéma français n’osait plus s’affirmer autrement que comme réaliste. Le cinéaste, qui est également l’un des cofondateurs de l’excellent site dédié à la cinéphilie dvdclassik.com, assume avec intelligence et enthousiasme son amour pour l’histoire du cinéma qui a pour père tutélaire Louis Feuillade et comme parrains Georges Franju et Jacques Becker. À l’époque convoquée par le film, le monde du cinéma connaissait un profond bouleversement avec l’arrivée tonitruante de la Nouvelle Vague. Il n’est pas anodin que David Perrault y situe sa trame scénaristique, livrant ainsi comme une « contre histoire » du cinéma où des formes hybrides pourraient coexister avec brio aux cotés des seuls événements que l’histoire officielle a choisi de retenir. Pour reconstituer cette époque, le cinéaste prend un soin tout particulier à la reconstitution. Si la plupart des séquences se font en intérieurs, en référence au cinéma d’avant la Nouvelle Vague, l’unique scène d’extérieur marquera d’autant plus les esprits qu’elle constitue un hommage direct à Franju où la nuit délivre toute sa charge « oniricofantastique ».

Dans un magnifique Noir & Blanc en Scope, le décor est aussi bien soigné que la direction d’acteur : rien n’est laissé au hasard, le cinéaste tenant à une maîtrise totale de son histoire. De même, il y a un véritable plaisir de faire apparaître toute une galerie de personnages secondaires qui restent inoubliables malgré le peu de temps où ils restent à l’écran dans le film. C’est une occasion comme aucune autre de savourer le talent scénique de Pascal Demolon, Philippe Nahon, Jean-Pierre Martins, Yann Collette, Constance Dollé, Alice Barnole pour n’en citer que quelques-uns. Toute la reconstitution est crédible : c’est la manière de David Perrault de partager ainsi sa vision fantasmée, fortement cinématographique, d’une époque et d’un certain sens du plaisir du spectacle, qui se situe clairement plus du côté des feuilletons captivants de Louis Feuillade que de l’exploration documentaire des frères Lumière. Mais ceci ne l’empêche pas de s’intéresser à son époque, réussissant à livrer au final un témoignage sociologique d’une époque lorsqu’il convoque ses fantômes ineffables, telle une séance de spiritisme réussie où les morts livreraient un témoignage plus honnête que celui des vivants. La seule petite fausse note apparaît dans l’usage un peu trop répétitif de la séquence cauchemardesque des masques ôtés indéfiniment. En effet, ce leitmotiv imperturbable est censé représenté la psyché de Victor au moment où celle-ci est en pleine ébullition. Doit-on comprendre l’aveu obsessionnel de Victor ? C’est là une part d’ombre de ce personnage qui aurait gagné à être délayé et plus intensément développé dans la trame scénaristique.

Dans le même registre mais cette fois en couleur et en revisitant le western en France, en bonus de cette édition DVD le court métrage No Hablo American de David Perrault réalisé en 2013 est aussi savoureux : on y trouve également son amour pour les « gueules » du cinéma qui font les films, contrairement à la fadeur des visages trop lisses, le questionnement d’un genre cinématographique, le dédoublement quasi fantastique de personnalité plongeant le spectateur dans une situation d’inquiétante étrangeté chère à Freud. C’est donc avec grande impatience que l’on attend de découvrir le prochain long métrage de David Perrault en espérant que cette première expérience lui a offert la confiance de poursuivre dans cette démarche qui manque cruellement au cinéma français contemporain.

Nos héros sont morts ce soir

de David Perrault

Avec : Denis Ménochet (Victor), Jean-Pierre Martins (Simon), Constance Dollé (Jeanne), Philippe Nahon (Ferdinand), Pascal Demolon (Le Finlandais), Alice Barnole (Anna), Yann Collette (Tom), Cosme Castro (Angelo)

France – 2013.

Durée : 97 min

Sortie en salles (France) : 23 octobre 2013

Sortie France du DVD : 3 juin 2014

Format : Scope – Noir & Blanc

Langue : français.

Éditeur : UFO Distribution

Bonus :

- Entretien avec David Perrault (27 min)

No Hablo American, un court métrage de David Perrault (2013 - 24 min)

Lien vers le site de l’éditeur : http://www.ufo-distribution.com/catalogue/nos-heros-sont-morts-ce-soir/