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Billet de blog 24 avril 2023

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Entretien avec Faustine Cros au sujet de son film "Une vie comme une autre"

Faustine Cros, réalisatrice, scénariste, monteuse, chef opératrice, ingénieure du son et l'un des personnages du film documentaire "Une vie comme une autre" propose ici une réflexion sur la mémoire familiale afin d'en faire le portrait de sa mère. Cet entretien est une réflexion de l'artiste sur son rapport au cinéma autant que la place des femmes dans la société d'hier et d'aujourd'hui.

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Cédric Lépine : Présenterais-tu ce film comme une collaboration familiale entre les images de ton père, ta mère au centre de l'intrigue et la musique de ton frère ?

Faustine Cros : [rires] Oui si l'on veut... Mes parents et mon frère contribuent énormément au film. Je décortique les films de famille filmés par mon père, pour interroger l'expérience conflictuelle de ma mère avec la maternité, le tout accompagné par la musique de mon frère... C'était volontaire de ma part de les inclure dans la fabrication du film.

Illustration 1
© DR

C. L. : Peut-on voir aussi dans ce film le hors champ des films de Jean-Louis Cros, interrogeant son regard caméra avec ton propre regard caméra avec des images réalisées plus tard ?

F. C. : Certainement, et c'est peut-être même le hors champs qui m'intéresse le plus. Toute ma démarche de réalisatrice consiste à me réapproprier ces images ainsi que mon histoire personnelle pour la raconter autrement. Pour cela je décode ces archives familiales à la recherche d'indices sur ma mère, les nourris de mes propres images filmées aujourd'hui et révèle en voix off le hors champs de ce qui n'a pas été filmé. Au montage, se crée un nouveau regard, le mien, tendre mais sans concession : celui d'une jeune femme qui appartient à une autre génération et qui questionne l'impact de la société patriarcale à l'intérieur de sa famille. En faisant ce film, je souhaite aller au-delà du portrait de famille, et que l'intimité soit mise au service d'un propos universel et politique.

C. L. : Quelle a été ta démarche dans le choix des images filmées par ton père pour faire dialoguer différentes mémoires : la tienne, celle de la représentation de ton père et celle vécue de ta mère ?

F. C. : Récemment, j'ai lu ces quelques mots à propos de mon film "Une vie comme une autre trouve sa forme dans le déploiement des points de vue et strates du temps". C'est un peu prétentieux de dire "Oui c'est tout à fait ça" mais quand même je trouve que ça résume super bien ma démarche ! [rires] Je cherche à faire cohabiter plusieurs points de vue, plusieurs mémoires qui se modifient au fil du temps en prenant comme pierre angulaire l'histoire de ma mère.


C. L. : Vois-tu, dans ton investissement dans la réalisation cinématographique, une histoire de transmission implicite avec ta mère qui a été exclue de ce monde une fois devenue mère ?

F. C. : Oui bien sûr, elle m'a transmis énormément de chose. Entre autre sa force créatrice, son intelligence du cœur, sa liberté d'esprit... Comment dire, ma mère est une femme magnifiquement punk dans tous les sens du terme mais surtout une artiste. Sa personnalité puissante et hors norme ne s'est pas exprimée derrière une caméra mais devant, ancrée dans la vie. Avec ses maquillages, ses punchlines en sortant du Monoprix, ou encore le personnage de "la Valère", une sorcière rocambolesque qu'elle interprète pour la caméra et qui reprend le contrôle sur sa vie. Ce détour par la mise en scène de soi pour atteindre une catharsis, une vérité personnelle, c'est quelque chose de très libérateur qui m'a beaucoup inspirée petite et qui m'inspire encore aujourd'hui. Là j'y vois la forte empreinte de ma mère sur moi et l'originalité avec laquelle s'est opérée cette transmission qui me pousse aussi à créer aujourd'hui.


C. L. : En quoi la caméra a été pour toi dès ton enfance et jusqu'à présent un outil de mise à distance et de rapprochement de la vie immédiate et spontanée ?

F. C. : J'ai grandi avec cette caméra braquée sur moi, qui filmait tous mes faits et gestes de ma naissance jusqu'à mes 10 ans. Il y avait mon père mais aussi mon grand-père qui était aussi réalisateur ! [rires] J'ai très vite appris à me placer en fonction de la lumière, à reformuler mes phrases pour qu'elles soient plus faciles à monter, à faire comme si ce n'était pas mon père ou mon grand-père à qui je m'adressais derrière la caméra mais un journaliste anonyme ou un grand réalisateur de cinéma [rires]. C'était normal pour moi, je n'ai connu que ça petite mais aujourd'hui je réalise à quel point c'était bizarre et, comment dire, improbable que l'effet recherché fonctionne. Car bien sûr que, quand on regarde ces images, on voit tout de suite la tentative de mascarade, et qu'il s'agit tout simplement de Jean-Louis ou Louis Cros qui filment leur famille (même si leurs démarches n'étaient pas les mêmes). Il y a donc quelque chose de très drôle, touchant mais aussi une manipulation de la réalité à laquelle je ne crois pas. J'entends encore mon père et mon grand-père dire pendant les prises "Soyez naturels! "Faites comme si je n'étais pas là" et ça se ressent dans leurs images, ça me saute au yeux même et je ne vois que ça. Mais pourquoi faire semblant ? Quelle partie de la vie vaut davantage la peine d'être filmée plutôt qu'une autre ? La vie entière n'est-elle pas faite de toutes ces facettes que l'on ne pourra jamais contrôler ? Pourquoi celui qui film devrait disparaître derrière la caméra ? Toutes ces questions, je les ai vécues dans ma chaire, depuis petite. En outre, j'ai aussi pris conscience que la caméra de mon père cherchait à s'extraire du réel, que sa démarche de réalisateur pouvait s'apparenter parfois à celle des réalisateurs de l'ancienne école, les "non interventionnistes" comme je les appelle et cela même dans des situations de crise... C'est là que j'ai commencé aussi à me poser des questions sur comment placer ma caméra, mettre en scène le réel, si j'avais été confrontée aux mêmes situations filmées par mon père. Donc voilà, c'est en regardant toutes ces images, des années plus tard et après mes études de cinéma à l'INSAS à Bruxelles, que j'ai conscientisés toutes ces questions ainsi que mes propres points aveugles et que j'ai petit à petit trouvé mes propres réponses.


C. L. : Derrière l'évocation de Jacques Chirac en séducteur entreprenant et le déni des hommes de toute une génération dans le consentement des femmes à respecter leur propre projet de vie, peut-on voirle portrait générationnel d'une époque du patriarcat où le patrimoine étouffait le matrimoine ?

F. C. : Bien sûr, le portrait de ma mère c'est le portrait de toute époque pétrie de sexisme ordinaire, de misogynie, où les femmes étaient hypersexualisées. Où il était encore considéré "normal" que ce soit aux femmes d'abandonner leur carrière pour leurs enfants et aux hommes d'aller chercher de l'argent. Une société construite et faite pour les hommes en fait tout simplement. Je me rends compte qu'on pourrait prendre cette phrase et la transposer au présent et qu'elle serait toujours d'actualité ! [rires] Bien sûr qu'on avance, mais c'est très lent. Avec les productrices, nous étions sidérées durant le montage de voir à quel point ma mère est une précurseure de toute l'époque #MeToo quelque part. Sa révolte, aussi sourde soit-elle, a nourri et ouvert la voie à ma génération pour commencer toute la déconstruction en cours qui cherche, entre autre, à se défaire de toutes ces inégalités liées au genres.


C. L. : Considères-tu le cinéma comme un outil cathartique et psychanalytique pour dénouer les maux inexprimés qui se transmettent d'une génération à l'autre ?

F. C. : Mon premier film et mon court métrage parlent de ça, c'est vrai. Mais leur origine étant les films de famille de mon père, je me demande s'il ne s'agit pas plutôt d'une description de ce que ça révèle de son inconscient à lui.

Après ces deux films, la grande leçon que je tire c'est que mon cinéma cherche à sortir des images pour revenir dans la vie. Je vois le cinéma comme un outil qui se libère petit à petit d'une période de son histoire autocentrée où les questions de cinéma était le sujet principal dans les films. Toute la génération de cinéastes qui arrivent, ne se reconnaît plus dans cette idée "de l'art pour l'art" et nous voulons casser les codes. J'appartiens à cette génération qui cherche à faire redescendre le cinéma de ses hauteurs pour le reconnecter à des questions concrètes, réelles, qui ont du sens et un impact direct dans la vraie vie comme le féminisme, la décolonisation et l'écologie.

Illustration 2

Une vie comme une autre

de Faustine Cros
documentaire
68 minutes. Belgique, France, 2022.
Couleur
Langue originale : français

Avec : Valérie Declef-Cros, Jean-Louis Cros, Ferdinand Cros, Faustine Cros
Scénario : Faustine Cros
Images : Jean-Louis Cros, Faustine Cros
Montage : Cédric Zoenen, Faustine Cros
Musique originale : Ferdinand Cros
Son : Jean-Louis Cros, Faustine Cros
Montage son : Raphaël Girardot
Mixage : Jean-Marc Schick
Étalonnage : Éric Salleron
Production : Dérives (Julie Freres) et Les Films d’Ici (Camille Laemlé)
Coproduction : CBA (Centre Audiovisuel à Bruxelles, Javier Packer-Comyn), SIC (Sound Image Culture, Mary Jiménez), RTBF (Télévision belge, Annick Lernoud)
Avec l'aide du Centre du Cinéma et de l’Audiovisuel de la Fédération Wallonie-Bruxelles
Avec le soutien du Centre National du Cinéma et de l’Image Animée, de la Sacem, du Brouillon d’un rêve de la Scam & La Culture avec la Copie Privée et du Service public francophone bruxellois & de la Wallonie

Liste des prix reçus par le film dans les festivals :

DOK LEIPZIG - SILVER DOVE & PRIX OECUMENIQUE
Octobre 2022

L'ALTERNATIVA FESTIVAL - SPECIAL MENTION BEST INTERNATIONAL FILMS & DON QUIXOTE INTERNATIONAL FILMS
Novembre 2022

EN VILLE ! - PRIX DU JURY FILM BELGE & MENTION SPÉCIALE COMPÉTITION INTERNATIONALE
Février 2023

ISMAILIA INTERNATIONAL FILM FESTIVAL - 1ST AWARD
Mars 2023

PRIX SCAM  BELGIQUE 2022 - MEILLEUR DOCUMENTAIRE

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