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Cédric Lépine : Quelle est la première image qui vous est apparue en commençant à écrire le scénario de ce film et pourquoi ?
David Ingels : La première image m’est venue avec la musique qui parcourt le film, je crois que j’imaginais l’aube qui se lève sur un paysage désolé : un lieu de coupe forestière où il n’y a plus que des souches, des branches mortes. Et puis tout à coup, les oiseaux se mettaient à chanter.
J’aimais bien cette idée d’un moment ambigu, entre nuit et jour : on ne sait pas nécessairement si c’est l’aube ou le crépuscule, si c’est la fin ou le début, et puis finalement le chant des oiseaux indique la vie qui se réveille. Je n’ai pas gardé la scène, par souci de simplicité et de rythme, mais cette idée traverse tout le film.
C. L. : Que symbolise pour vous cette forêt et en quoi est-elle aussi un personnage à part entière ?
D. I. : La forêt que l’on voit dans le film est un lieu que je connais depuis l’enfance, et qui m’est très chère. C’est très proche de chez mes parents en Haute-Savoie, là où j’ai grandi, et chaque fois que j’y vais, cela me redonne beaucoup de sérénité, c’est un vrai refuge. Cela fait longtemps que j’y marche, j’y fais du vélo, et ma vie a toujours été accompagnée par ce lieu, en quelque sorte. Je suis compagnon de cette forêt, comme elle est ma compagne. C’est un espace intime, un peu sentimental pour moi, et en même temps c’est le lieu de vie des animaux, des insectes, des oiseaux, des arbres, de la végétation…
Quand j’y suis, j’aime me rendre attentif à toute cette vie, il y a une sorte de joie débonnaire à observer ce monde de la forêt, c’est toujours très beau, et simple.
L’idée de transformer des lieux en « personnage », même pour la nécessité de la fiction, suscite toujours en moi un peu de méfiance, ou de la prudence. Cela me semble souvent réducteur, et on peut vite casser un mystère, néanmoins je suis attaché à l’idée de filmer sur le même plan les personnages et l’espace de la forêt. En somme de ne pas mettre de hiérarchie entre les hommes et le monde dit « naturel ». Bien sûr je ne pourrais pas faire une histoire avec seulement des oiseaux, alors je me concentre sur nos histoires humaines, de promenade, mais tout cela se déroule dans un espace qui entoure, remplit, et traverse les personnages. Chaque lumière qui traverse le feuillage, tel feuillage, tel oiseau… et puis j’aime que ce soit un peu vécu au travers du prisme du promeneur, c’est le mien après tout.
On pourrait dire que la forêt est un personnage au sens où j’essaye, dans le film, de toucher aux sentiments des humains, mais aussi à toucher quelque chose de la voix de cette forêt, de son souffle. S’il y a des histoires d’amour entre humains, pourquoi ne pas songer rêveusement en filmant les oiseaux ou les animaux, les arbres, qu’eux aussi vivent leur histoire ? La forêt nous est plus mystérieuse que ses habitants, certes, mais tout participe d’un mouvement perpétuel vers la vie. J’ai une vive sympathie avec l’idée de s’imaginer compagnons des autres espèces, des lieux, de leurs histoires ; et en assumant un léger anthropomorphisme duquel on ne peut se dégager tout à fait, cela nous permets, je crois, d’ouvrir d’autres dimensions, celles des esprits, des altérités pour lesquelles on se rend curieux.
Et en même temps que toute cette vision, la forêt c’est aussi ce lieu entretenu par les humains, les forestiers, les bûcherons. Une coupe est vite un moment traumatisant pour le milieu, et peut-être bien plus aujourd’hui avec les engins forestiers modernes, mais cela reste, pour ce qui est de cette forêt, une forme de nécessité. Certaines essences dépérissent à toute vitesse à cause du changement climatique. De là cela m’intéressait aussi d’être curieux de leur travail, pour comprendre les problématiques qu’ils traversent. La coupe des arbres peut cristalliser l’incompréhension et la colère des promeneurs, et ceux qui s’occupent de la forêt sont souvent injustement pris à partie. C’est un sujet complexe.
C. L. : Pouvez-vous parler de votre choix de ce titre qui évoque un ailleurs et une altérité plus ou moins fantasmée ?
D. I. : Le titre de la chanson, Bel Companho (« Beau compagnon » en français) est tiré de la musique médiévale que l’on entend dans le film, et particulièrement à la fin. C’est une chanson en occitan médiéval d’un troubadour du XIIe siècle, Guiraut de Bornelh et qui appartient au genre des « Alba » ou Aubes. Dans cette chanson un amant (ou une amante) appelle un beau compagnon qui doit le rejoindre la nuit, pour qu’ils se voient et profitent de leur amour. Mais son beau compagnon ne vient pas. Le narrateur attend, craintif de l’aube qui signifie la fin du temps amoureux. Tout un tas de signes annoncent l’aube… le ciel, l’oiseau qui chante dans la forêt…
J’aimais beaucoup l’idée de reprendre quelque chose de cette histoire mais où les amants seraient le promeneur et la forêt. Cette forêt qui change, dans le film. Le lieu aimé disparaît (au moins en partie), mais c’est aussi peut-être le lieu du rendez-vous qui disparaît…
En même temps le film prend ce titre mystérieux, et l’on peut se demander qui est le beau compagnon. Est-ce que c’est ce jeune homme, Simon, qui arrive, et qui remonte le moral des promeneurs tristes de voir la forêt abattue ? Est-ce que c’est la forêt ? Qui est le beau compagnon de qui ? Cela pose la question de l’autre, et d’un désir tendu vers quelque chose, aussi.
Car en même temps, il y a des échos constants à la question amoureuse. Le personnage de Jean, déprimé de voir cette coupe forestière se confie à sa cousine, il traverse un échec amoureux qui semble comme lié à ce lieu de la forêt ; Simon, en arrivant semble très chaleureux auprès de Jean, on se demande si ce n’est pas le début d’une histoire d’amour. Chacun semble avoir une entente secrète avec la forêt. Il y a quelque chose de mystérieux, et qui pour moi se relie à la relation belle, simple et mystérieuse, qu’on peut avoir avec une forêt, un lieu aimé.
Le film se clôt d’ailleurs sur un coucher de soleil, et la chanson évoque cette aube crainte, c’est un peu un retournement du sens. Le soleil va se coucher, mais cela va appeler l’aube, le monde qu’on est triste de voir changer reprendra vie. Les histoires amoureuses, amicales, elles aussi reprendront.
C. L. : Comment la direction des interprètes se fait en plus de cumuler la responsabilité de filmer ?
D. I. : Il y avait un texte assez précis, et je laisse les interprètes se l’approprier, mettre leurs mots. C’est particulièrement vrai pour les personnages de Simon et Estelle qui sont joués par des non-professionnels. Pour le personnage de Jean, joué par Édouard Sulpice, c’est un peu différent. Lui aussi s’approprie le texte, mais il cherchait davantage à proposer des petites variations entre chaque prises, et cela créait une vie intéressante. Par ailleurs, la direction n’était pas la même, un non-acteur est plus innocent, il y a parfois moins besoin de le diriger. Un acteur a besoin de davantage de matière pour travailler, incarner son personnage. Si je demande à un non-acteur de regarder le ciel, sans être trop précis sur ce qu’il doit ressentir, il s’en dégage quelque chose d’immédiat, on voit les personnes. L’acteur peut retrouver quelque chose de cet ordre, mais cela passe par un travail différent.
Sur le tournage, je m’occupe de la caméra, et je dois gérer la direction d’acteurs. Pour moi mettre en scène va avec le geste physique du cadre, c’est assez indissociable. D’une part cela me permet d’être attentif à la sensualité, la sensorialité du cadre, des gens, des corps, de la lumière, et d’autre part cela entraîne un certain lâcher prise. Je ne peux pas faire attention à tous les détails, mais j’aime ça, il y a à la fois une maîtrise et une non maîtrise, je ne contrôle pas tout. C’est quelque chose que je trouve vivant, et qui me permet aussi de rechercher une énergie documentaire, même si tout cela est évidemment de la fiction.
Après, techniquement, lorsque l’on commence une scène, je connais déjà mon cadre, on répète un petit peu avec les interprètes la scène, on regarde les placements, puis on met assez vite la caméra, on ajuste tout, je leur précise des choses du texte, du rythme. Avec un acteur on peut être plus exigeant, précis et c’est très agréable, avec un non-acteur c’est très variable, mais j’ai choisi deux personnes qui me sont chères et que je connais bien. Leur rôle était pensé par rapport à ce que j’aime chez eux, de leur présence, leur façon de parler, leur sensibilité… c’est aussi très agréable de travailler avec un non-acteur, ça peut être assez miraculeux.

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C. L. : Cela signifie que la caméra aussi dirige ?
D. I. : En recevant le prix Jean Vigo, j’ai découvert un petit texte que Jean Vigo a écrit en 1931, où il défend une idée du cinéma qui adopte un point de vue documentaire ou documenté et où « la caméra est roi ». Selon lui, cette approche doit permettre de révéler quelque chose de gens, des choses, de la vie intérieure en somme. Tout cela pour « dessiller les yeux » du spectateur, changer son regard.
Je me sens très proche de ce texte, et dire que la caméra est roi, ça revient en effet peut-être à dire qu’elle dirige. Il y a quand même quelque chose d’étrange et de magique à filmer, lorsque l’enregistrement s’enclenche, la caméra travaille seule, elle imprime toute seule quelque chose du réel. J’estime alors plus, en tant qu’opérateur, être son accompagnant, et je me fais peut-être « diriger ». Cela suppose de concevoir aussi que tout le long du film la caméra à sa logique, son mouvement, que le plan est le véhicule de quelque chose de plus secret. Ce mouvement il s’imagine bien sûr, en amont, et fait partie du « style ». Mais ce style il se trouve aussi de façon mystérieuse, par l’expérience. Je pense qu’on imagine les images du film que l’on veut tourner, mais il ne faut pas intellectualiser, c’est contraire à la nature sensorielle du plan, du cinéma, et de la composition. En tout cas c’est l’idée que j’en ai.
Dans les faits concrets, lorsque je cadre j’accompagne les mouvements et les corps, je m’adapte, je zoome aussi dans la prise selon ce que je ressens, et il y a quelques plans du film où la caméra prend une forme d’autonomie très ouvertement, elle panote et va d’un endroit à l’autre, pour raccorder la rencontre entre les personnages, ou bien pour regarder le paysage. Ce mouvement souterrain du plan, du cadrage, il est lié à la narration du film, aux actions, à la vie qui s’y déroule, c’est un mouvement de symbiose je dirais, et j’essaye que ça soit le plus simple possible.
C. L. : Pouvez-vous parler de ces trois personnages qui n'osent pas sortir du chemin symbolique et réel qu'ils s'imposent dans leurs interactions ?
D. I. : Les trois personnages ont chacun à leur manière un chemin qui leur est tracé, c’est vrai, et ils n’en dévient pas beaucoup. Pour autant, il y a toujours un moment étrange, fébrile, peut-être même malicieux où ils se rencontrent vraiment et où un changement pourrait avoir lieu. Quand Simon et Jean marchent ensemble, parlent de leur vie, quand Estelle les quitte de façon surprenante, et où il y a une forme de sidération qui pourrait induire un changement. Il pourrait se passer quelque chose entre chacun des personnages, mais étrangement, cela n’advient pas vraiment. Je crois que j’aime bien cette pudeur de promeneur, pudeur du désir aussi, c’est un lieu où on n’est pas sûr de ce qu’on ressent, on est attiré par l’autre (humainement, amicalement ou amoureusement…) et en même temps on est retenu, il y a cette possibilité qui ne devient pas et je crois que ça me plaît. Je pense que j’y trouve une joie assez belle. C’est un espace de présence et de curiosité, un espace où les altérités se rencontrent, s’observent, c’est un espace de liberté. C’est possible aussi car chacun à son chemin, dont il ne dévie pas tout à fait.
Il y a une mélancolie aussi, à ce qu’on ne sorte pas du chemin, mais la joie se situe en bord de celui-ci, de façon contingente, au gré de notre capacité à regarder, à être spectateur. Ça donne beaucoup de vie.
C. L. : Est-ce que la problématique d'être d'ici et de là-bas entre les personnages vous a intéressé ?
D. I. : Oui, bien sûr, c’est un thème qui m’est cher, car j’ai dû quitter la Haute-Savoie pour venir sur Paris pour le cinéma, et que ça a été assez dur de m’acclimater à la ville. Je me sens très attaché et lié à mon pays, et en même temps je n’y vis pas toute l’année, c’est le paradoxe d’être d’ici et de là-bas. Chaque personnage est traversé par ce sujet, Simon a grandi là mais voyage dès qu’il peut, Estelle est du pays, mais elle ne connaît pas la forêt aussi bien qu’eux deux… Je m’inspire un peu de ma vie, et de la vie des comédiens à cet endroit.
Peut-être que ce drôle de sentiment amène quelque chose aussi, il amène une disponibilité, une humilité à être dans les endroits, dans la vie. Ici c’est à une échelle très modeste, petite, mais au fond c’est un thème universel, lié aux histoires d’émigrations, aux exodes ruraux.
C. L. : Que représente-vous pour le Prix Jean Vigo que vous venez de recevoir ?
D. I. : C’est un prix qui me touche beaucoup, car c’est vraiment pensé comme un encouragement, et lorsque l’on fait des courts-métrages et que l’on a un désir de cinéma, c’est très important d’être encouragé. Et puis évidemment, c’est le plus beau des prix pour un court métrage, car c’est être situé dans la filiation d’un cinéma qui cherche, s’aventure, qui est libre, comme celui de Jean Vigo à son époque. C’est aussi être inclus dans une famille qui peut être intimidante, mais tant qu’on a pas fait de long métrage, d’une certaine façon, rien n’est encore joué.
Et puis je me sens très proche de ce petit texte, dont je parle précédemment et qu’on peut trouver sur le site du prix Jean Vigo. Je trouve ça toujours bien de relire des textes des débuts du cinéma, tout a été compris très vite. Comment ensuite pratiquer avec tout cela en tête ? Je pense que c’est vraiment important.
C. L. : Quels sont vos désirs de cinéma en tant que chef opérateur et réalisateur ?
D. I. : En tant que chef opérateur, j’aimerais accompagner un projet ou deux par an, avec des réalisateurs ou réalisatrices que j’apprécie ou qui apprécient mes sensibilités. Faire l’image pour autrui m’intéresse beaucoup, car c’est un travail très différent que de faire sa propre image, et c’est passionnant d’essayer d’appréhender l’univers de quelqu’un d’autre et de s’y fondre. J’ai récemment fait l’image d’un moyen métrage, qui se nomme Les Étreintes (réalisé par Frédéric Schulz-Richard) et j’étais très heureux en voyant le résultat. On avait, je crois, trouvé son image.
En tant que réalisateur j’ai un projet de moyen métrage qui sera plus narratif, et qui se tournera en Savoie. J’aimerais sinon beaucoup faire un premier long-métrage. Cela se passerait dans la montagne. C’est en cours d’écriture. J’aimerais continuer dans cette voie que je me suis trouvée.
Si le cinéma peut permettre de retrouver un peu du lien qui nous unit à la « nature » j’en serais très heureux. Mais il ne faut pas que cela soit une projection citadine un peu artificielle. C’est pour cette raison que cela me tient à cœur de trouver comment amener cette nature par le concret, le physique. Paradoxalement, c’est aussi ce qui rend mes films rêveurs, voire contemplatifs… J’ai envie de retrouver cette joie rurale, qui est parfois amusante et tendre, ou plus grave et poétique.
La musique médiévale guide aussi une partie de mon désir. C’est pareil pour l’interprétation, j’aimerais beaucoup continuer avec des non-professionnels, accompagnés par un ou plusieurs acteurs de métier. J’aimerais continuer de filmer mon pays aussi.
Cela me plairait, un jour, de faire un film médiéval, sur un troubadour par exemple, mais il faudrait tester sur un format court auparavant. Le danger des films « d’époque » c’est de faire un joli film en costumes un peu poussiéreux, alors qu’au contraire, le cinéma, doit chercher ce qui lui est contemporain. Ce n’est pas une énergie si facile à trouver, et cela peut se traduire de bien des manières.
J’aime bien me dire, qu’être contemporain, c’est prendre un petit pas de côté, et faire attention à ce qui est là, et se rendre compte aussi qu’on vit dans un monde très vieux et très jeune à la fois. Ces deux énergies sont belles non ?
Bel companho
de David Ingels
Fiction
29 minutes. France, 2025.
Couleur
Langue originale : français
Avec : Édouard Sulpice, Caroline Vouillon, Simon Bertin Jaulain
Scénario : David Ingels
Images : David Ingels
Assistant caméra : Antoine Pirotte
Montage : Mona Rossi
Montage son : Joseph Squire
Ingénieur du son : Mathieu Orban
Mixage son : Matthieu Deniau
Production : Arnaud Dommerc
Société de production : Andolfi