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Billet de blog 25 octobre 2023

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Entretien avec Bénédicte Alloing et Ellénore Lemattre pour "Les Filles de Méduse"

"Les Filles de Méduse" de Bénédicte Alloing et Ellénore Lemattre a reçu le prix du jury de la critique lors de la 19e édition de Cinémondes, Festival International du film Indépendant de Berck-sur-Mer 2023.

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de gauche à droite : Bénédicte Alloing et Ellénore Lemattre © DR

Cédric Lépine : Pouvez-vous parler de vos expériences respectives de cinéma avant la réalisation de ce film ?

Ellénore : Les Filles de Méduse est mon premier film en tant que réalisatrice.
J'ai eu diverses expériences au cinéma en tant qu'actrice ou petit rôle dans Le Sommeil du funambule (2007) de Marine Place, Rebelles (2019) d'Allan Mauduit ou Roubaix une lumière (2019) d'Arnaud Desplechin pour ne citer qu'eux.

Bénédicte : Je fais de la création vidéo pour le théâtre, la danse et les musiques actuelles depuis une vingtaine d’années maintenant et j’avais déjà coréalisé 2 documentaires avec Charles Compagnie Digue du break (2014) et En corps debout (2018).

Comment l'écriture du scénario des Filles de Méduse s'est-elle faite ?

Ellénore et Bénédicte : Nous avons mis du temps à écrire puis à tourner ce film, le Covid s'étant invité entre temps. Nous avons fait des repérages dans différents ateliers où Ellénore pose toujours avec plusieurs modèles, réalisé des entretiens avec une dizaine de modèles et travaillé longtemps avec notre producteur, Thomas Dumont, sur l'écriture du dossier.

Le plus compliqué était de dégager la problématique du film.

Qu'y a-t-il de spécifique au métier de modèle et de commun à tous ou au moins à la plupart des modèles ?

Pour ce qui est du choix des scènes documentaires, nous avons décidé d'un panel

d'ateliers et de cours très distincts les uns des autres.

Chaque scène documentaire montrait un aspect différent du métier de modèle. Un cours avec 30 élèves dirigés par un professeur dans une école d'architecture dit autre chose qu'une séance de travail en particulier avec un.e artiste, par exemple.

Pour ce qui est des séquences fictionnelles ou oniriques, comme nous les appelons, nous avons très vite eu des idées précises de ce que nous voulions et nous nous y sommes accrochées malgré parfois la complexité qu'elles présentaient en terme de tournage ou de budget (on pense notamment à la séquence sous l'eau).

Finalement, le film est exactement, à une séquence près, tel que nous l'avions scénarisé.

Comment la parole d'Ellénore en tant que narratrice s'est-elle imposée ?

Ellénore : Quand nous avons commencé l’écriture du film, nous envisagions de suivre 4 modèles, dont Ellénore mais cette multiplication des personnages nous emmenait vers quelque chose de trop anecdotique et s’est finalement avérée peu compatible avec un film court.

L'idée n'était pas de s'attacher réellement à un personnage, mais de suivre un modèle « archétypal » sans y perdre pour autant la notion d'incarnation.

Ce qui est raconté dans la voix off est une parole collective qui dépasse ma seule expérience de modèle. Paradoxalement, c'est aussi parce que je l'incarne et la porte qu'elle ouvre est entendable et appropriable comme telle.

D'où cette circulation dans la voix off entre le "Je" et le "Nous".

Bénédicte : Effectivement, la voix off n’est ni concrètement la voix d’Ellénore (c’est une comédienne, Lyly Chartiez Mignauw, qui dit le texte), ni une parole personnelle. Nous avons choisi de laisser de côté ce qui relevait du parcours individuel des modèles. Du personnage d’Ellénore, nous ne savons rien hormis ce qui la traverse pendant qu’elle pose. Quand et pourquoi a-t-elle commencé à poser, que fait-elle quand elle ne pose pas, quelle est la place du modèle vivant dans sa vie, etc. Toutes ces questions trouvent des réponses très diverses selon les modèles. Nous souhaitions, au contraire, évoquer dans cette voix off ce qui lie les modèles : l’exercice de la pose. Néanmoins, nous ne nous sommes pas limitées à nos propres expériences, nous avons nourri cette écriture d’un travail documentaire en amont.

Je crois que ce choix, très tranché, de se concentrer sur l’expérience de la pose, en laissant tout le reste hors-champ, est ce qui permet à beaucoup de modèles de se reconnaître dans notre film. C’est toujours appréciable quand on réalise un travail documentaire.

Quelle progression dans les séquences souhaitiez-vous ?

Ellénore et Bénédicte : Il nous semblait important d'apporter du contraste et de la rupture pour le rythme du film en premier lieu, mais aussi, car cela correspond au quotidien d'un.e modèle qui court d'un atelier à un autre pour « aller s'immobiliser ».

L'idée, enfin, était de partir de la solitude du modèle pour tendre vers une dimension collective jusqu'à la scène finale dans l'atrium du Palais des Beaux Arts de Lille qui regroupe 30 modèles.

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"Les Filles de Méduse" de Bénédicte Alloing et Ellénore Lemattre © DR

Comment s'enseignent les techniques pour devenir modèle ?

Ellénore et Bénédicte : Il n'existe pas de formation pour devenir modèle. C'est un métier qui s'apprend « en le faisant » ou qui se transmet de modèle à modèle de façon orale.

Ce qui est certain, c'est que plus l'on pose et mieux l'on se connaît.

Contrairement aux idées reçues, ce sont, la plupart du temps, les modèles qui choisissent leurs poses en fonction d'un temps imparti.

À force de séances de pose, on sait ce que l'on est capable de proposer sur une pose de 2 minutes ou bien de 45. On apprend ce que notre corps peut endurer.

Les exercices proposés dans les écoles par les professeur.e.s nous permettent aussi d'élargir notre champ de poses, de renouveler nos propositions.

Il y a une infinité de poses et l'on continue d'en découvrir toute sa carrière si on a le goût et l'imagination pour ça.

Enfin, poser est très physique. Cela sollicite le travail des muscles profonds ainsi que le gainage, mais le plus important reste de nourrir son univers intérieur - à travers, pour certain.e.s, une forme de méditation - pour pouvoir lutter contre la douleur et l'ennui.

Car le temps est incroyablement long lorsque l'on pose...

Dans quelles circonstances la réalisation de ce film est devenue une évidence pour vous ?

Ellénore et Bénédicte : Nous avons beaucoup travaillé ensemble sur des plateaux de théâtre et lors de nos conversations, nous revenions souvent à notre activité de modèles.

En 2017, lors du tournage d'un film de Bénédicte où Ellénore était comédienne, nous avons émis l'idée, autour d'un café, de laisser une trace de ce métier si méconnu et silencieux dont nous avions tant à dire.

Bénédicte étant réalisatrice et Ellénore comédienne, l'idée d'un film est apparue comme une évidence.

Ellénore Lemattre, qu'est-ce que votre expérience de modèle vous a apporté sur des plateaux de tournage de longs métrages en tant qu'actrice dans le cinéma ?

Ellénore : Outre le fait que lorsque je pose, j'ai énormément de temps pour réviser mes textes (!), je pense qu'être modèle m'a apporté une certaine conscience de mon corps et de sa représentation.

Je vois plus de liens entre la modèle photo et l'actrice dans la précision du placement, la façon de sentir la lumière et le rapport de son corps à l'espace.

Lorsque l'on est modèle, on peut aussi s'inventer des histoires et jouer la comédie, incarner des figures mythologiques ou historiques, rejouer des tableaux célèbres et proposer des poses très théâtrales.

Mais la réalité de la performance de l'immobilité nous rattrape vite et d'un univers fantasmagorique, nous glissons de nouveau vers la trivialité de la pose.

La capacité à créer un personnage et ainsi à faire émerger de la fiction de la réalité documentaire de son propre corps nu est-elle une évidence ou bien est-il nécessaire que des directives de l'extérieur viennent imposer ses conseils ?

Ellénore : Les séquences documentaires ont été tournées dans des ateliers ou des cours où je posais déjà et où je pose encore pour certains. Le modèle vivant étant une discipline très ritualisée et très répétitive, il n'y a pas eu beaucoup de surprises au tournage.

Il s'agissait donc pour moi de faire ce que je fais toutes les semaines depuis des années : poser. Ainsi, pas de travail d'actrice à proprement parler.

Et puis, j'ai été, pendant pas mal d'années, « comédienne nue » au théâtre et parfois au cinéma, donc exposer ma nudité ne me fait plus grand-chose…

Lors du tournage, je m'en suis complètement remise à Bénédicte et Lucie Legros, la cheffe opératrice. Cette confiance et cette complicité ont été précieuses, d'autant que les images de Lucie sont vraiment très belles.

La complexité ne résidait pas tellement pour moi dans le jeu d'actrice, mais dans ma capacité à être à l'endroit où je devais être, à savoir devant et non pas derrière la caméra.

De la même façon, mon défi était de réussir à penser le film, au montage, en me détachant de mon regard (et de mon jugement) sur mon image.

Ce n'est pas toujours facile, mais travailler en collectif avec Bénédicte, toujours, et Marie Cordenier, la monteuse, m'a, je l'espère, permis d'échapper à ces travers et de me concentrer sur le propos et la pertinence du film.

Bénédicte : Notre connaissance des ateliers nous a permis de storyboarder assez précisément le film. Nous avons également passé un temps à chercher des poses précises pour certaines séquences, à choisir les angles sous lesquels nous allions les filmer.

Nous avons beaucoup réfléchi à la manière dont nous allions filmer le corps, aux cadrages, aux mouvements. Et nous avons associé Lucie Legros à ces discussions. Je pense que toute cette préparation, en amont du tournage, était essentielle et a permis à Ellénore d’être consciente des images que nous fabriquions tout en étant pleinement dans son « rôle » de modèle pendant le tournage.

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"Les Filles de Méduse" de Bénédicte Alloing et Ellénore Lemattre © DR

Le travail de modèle consiste-t-il à sculpter son corps ?

Ellénore: S'il s'agit de faire de la gym, ce n'est pas nécessaire pour poser, mais en revanche, poser à la fois entretient et éreinte le corps.

De manière moins littérale, être modèle consiste à être à l'écoute de ceux et celles pour qui l'on pose et de s'adapter à des ateliers et des attentes très différents.

En cela, les modèles, nous sommes « modelables ».

Cela fait partie de la richesse de ce métier.

Être souple, imaginer, essayer de comprendre ce que l'artiste ou la professeure a dans la tête et lui proposer quelques chose qui l'inspire. C'est très stimulant et très créatif.

De la même façon, nous passons notre temps en posant, à lancer des défis à notre propre corps. Nous imaginons une pose. Tiens, celle-là, je ne l'ai jamais faite. Saurais-je la tenir 5 minutes ? Que donnera-t-elle une fois dessinée, peinte ou modelée ?

Je ne sais pas si nous sculptons notre corps, mais nous travaillons en étroite collaboration avec en tout cas...

Bénédicte : Certains professeurs que j’ai pu croiser disaient souvent que poser n’est pas une question de plastique, mais de présence.

La rencontre entre le modèle et le cinéma, l'un basé sur la fixité et l'autre sur le mouvement, était-elle une évidence ?

Ellénore : Il y a peu de films sur les modèles faits par des modèles ou, du moins, du point de vue du modèle. Ce sont souvent des films sur les artistes, dans lesquels les modèles sont représentés de façon très bohème et toujours dans des rôles très secondaires, à moins qu'elles ne soient la muse ou la compagne de l'artiste...

Modèles, nous posons pour être représenté.e.s et qu'à partir de nous naissent des images, des œuvres d'art. Puis, nous disparaissons.

C'est le texte de la fin du film.

Nous avons conscience que faire un film sur les modèles ne laisse qu'une représentation de plus des modèles et que cela ne changera rien à leur disparition – qui est dans leur essence même finalement – mais le cinéma nous permet de sortir le modèle de l'univers clos et sacré de l'atelier et de lui rendre hommage.

Cela importait vraiment pour nous.

Mais cela ne répond pas du tout à ta question, je m'en rends bien compte...

Bénédicte : L’immobilité des modèles est toute relative et se révèle particulièrement quand elle est en contraste avec le mouvement : ceux du modèle, pendant et hors de la pose, ceux des autres (élèves, artistes, professeurs), ceux de la caméra enfin.

Il nous semble que le cinéma nous offrait une possibilité d’explorer cette dualité immobilité/mouvement, de naviguer entre les micro-mouvements du corps (une main qui bouge à peine dans un long plan fixe) et l’agitation parfois extrême de l’esprit du modèle (à travers certaines scènes oniriques). De même, dans les séquences documentaires, les mouvements de caméra font souvent écho à ceux du modèle. Quand elle cherche sa pose, se rhabille, etc. la caméra est, elle aussi, très en mouvement et les plans sont plus courts. Quand elle se fige dans la pose, la caméra se fige également, et fait alors ressortir les mouvements qui entourent la modèle (gestes du dessinateur, circulation des professeurs et des élèves, etc.).

La musique et le travail du son, supervisés par Sébastien Cabour, ont aussi permis de mettre en exergue ce contraste, ce va-et-vient constant entre mouvement et pose, ces allers-retours entre le dedans et le dehors du corps.

Aviez-vous en tête un public spécifique en réalisant ce film ?

Ellénore : Non, pour nous, ce film peut être vu par tout le monde, même si nous éprouvons toujours une émotion particulière à la partager avec d'autres modèles...

Bénédicte : Le film suscite une curiosité particulière chez les spectateurs et spectatrices qui n’ont aucune connaissance de cette pratique. Un atelier de modèle vivant ne tolère pas d’observateur. Soit on dessine, soit on pose. C’est donc une découverte complète pour beaucoup de gens. Celles et ceux qui connaissent déjà la discipline, notamment côté dessinateur, (re)découvrent parfois que les modèles ne sont pas de marbre.

Les filles de Méduse Bande-annonce 02FR © Digital Vandal

Les Filles de Méduse
de Bénédicte Alloing et Ellénore Lemattre
26 minutes. France, 2022.
Couleur
Langue originale : français

Avec : Ellénore Lemattre
Scénario : Bénédicte Alloing et Ellénore Lemattre
Images : Lucie Legros
Montage : Marie Cordenier
Son : Sébastien Cabour

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